The Musketeers fanfiction - Les péchés des hommes vertueux - Chapitre 3

Feb 02, 2019 17:59


Je n'ai plus le temps ni de lire (à part des BDs), ni le courage de poster des critiques, mais je trouve le temps, je ne sais pas comment, de faire un peu de fanfic ! Les heures d'insomnie forcée, ça aide un peu.

Titre : Les péchés des hommes vertueux
Auteur : Arakasi
Base : The Musketeers (BBC)
Personnages : Athos, Porthos, Aramis, d’Artagnan, Constance
Résumé : Milady de Winter est morte. Définitivement, cette fois. Elle laisse derrière elle un présent ambigu. Fanfic se déroulant après la fin de la saison 2.

Blabla : Youhou, nouveau chapitre, j'ai réussi ! Et je vous assure qu'au vu des circonstances, c'était pas forcément gagné. (En fait, s'il faut chercher un côté positif au fait de devoir faire le kangourou trois fois par nuit pour une adorable petite chieuse insomniaque, c'est que ça laisse le temps de cogiter à de la fanfic…) En fait, il s'agit plutôt d'une moitié de chapitre. J'ai réalisé en l'écrivant que cette partie du récit ne tiendrait pas en un seul chapitre et je l'ai coupée en deux. La fic sera donc finalement en cinq chapitres et un épilogue. Bonne lecture !

Les péchés des hommes vertueux

Lien vers les autres chapitres : Chapitre 1 I Chapitre 2 I Chapitre 4 I Chapitre 5 I Epilogue



Chapitre 3

Il fallut à d'Artagnan un certain temps pour s'accoutumer à la présence de l'enfant.

Celui-ci n'était pourtant pas d'un naturel envahissant. Tout au contraire. Le jeune homme n'avait jamais été confronté à un garçonnet aussi tranquille et réservé. Lui-même avait été un enfant excessivement turbulent, la terreur des poules et des cochons qu'il s'évertuait à chevaucher malgré les remontrances de ses parents et l'exaspération des fermiers voisins. Il avait gardé de ces premières années des souvenirs très vifs et considérait naturellement les jeunes garçons comme des petits animaux à moitié domestiqués. Ils chahutaient, couraient, se battaient, tiraient les cheveux des filles et déposaient des tas de crottin en équilibre sur le haut des portes. Ils ne donnaient pas l'impression de vous jauger constamment et ne passaient pas des heures plongés dans le déchiffrage assidu d'un vieux livre de recettes que votre épouse avait oublié sur une chaise. Et, surtout, ils faisaient du bruit. Beaucoup, beaucoup de bruit.

Car ce qui perturbait le plus le gascon chez le loupiot - ainsi l'avait baptisé Porthos et ainsi avaient-ils pris tous l'habitude de le nommer - c'était son silence. Pour peu d'avoir l'attention vagabonde, on en oubliait sa présence. Un instant, on se croyait seul, affalé confortablement dans un fauteuil du salon et les pieds dans la cheminée. Et l'instant suivant, le petit était là. Immobile à quelques mètres de vous, avec ses yeux calmes et sa tignasse ébouriffée qui lui tombait sur les yeux. De quoi donner des palpitations à un coeur trop fragile. Non que d'Artagnan fut sujet à de tels troubles émotionnels, mais il devait admettre que tout cela le rendait un peu nerveux. Il s'en était ouvert à Constance et avait été légèrement vexé par l'hilarité mal contenue avec laquelle son épouse avait accueilli sa confidence.

"Tous les garçons de sept ans ne sont pas des petits démons aux mains couvertes de crottin, s'était-elle moqué. Je n'ai pas de volailles à terroriser. Tu préférerais qu'il casse mes plats, brûle mon linge et salisse mes tapis ?

- Je préférerais qu'il me parle !

- Il n'aime pas parler.

- Qu'il me sourit, alors.

- Il me sourit à moi."

C'était vrai. Si le loupiot restait d'une circonspection sévère vis-à-vis de d'Artagnan, il semblait s'attacher rapidement à Constance. La jeune femme avait demandé à s'absenter du Louvre quelques jours, le temps de régler une affaire personnelle, et la reine lui avait gracieusement donné son autorisation. Une journée en tête à tête avait suffi pour que le garçonnet prenne l'habitude de la suivre partout, collant à ses talons comme une ombre fidèle et discrète. Constance n'en paraissait nullement gênée. De fait, elle en était même enchantée. Jamais rétif, ni capricieux, le petit était toujours prêt à l'aider à plier ses draps et à essuyer sa vaisselle. Quand elle ne lui confiait aucune tâche, il semblait se satisfaire de sa simple compagnie et, assis sur son tabouret dans un coin de la cuisine, l'écoutait fredonner et construisait des petits édifices à la délicatesse fragile avec tout ce qui lui tombait sous la main - débris de poterie, bâtons de cannelle, cartes à jouer.

Et il lui souriait. Des éclairs d'affection enfantine, d'autant plus chaleureux qu'ils étaient rares. D'Artagnan captait parfois un de ces sourires et il en était troublé. Des petits garçons aux yeux verts et aux cheveux noirs, il devait y en avoir des milliers mais qui souriaient ainsi…

Un soir, il l'entendit rire.

Il venait de franchir le seuil de son logis, encadré d'Aramis et de Porthos qui avaient saisi un prétexte quelconque pour le raccompagner chez lui, et des bribes de voix enjouées s'échappaient par le porte entrouverte de la cuisine. Et puis, soudain, un éclat de rire, clair et léger comme le chant de la pluie sur du verre. Une bouffée chaude et odorante les accueillit quand ils pénétrèrent dans la pièce. Des pelures de pommes couvraient la table de la cuisine et jonchaient une partie du dallage. Constance et le garçonnet étaient plongés dans la contemplation extasiée d'un plateau de tartelettes encore fumantes.

Emporté par sa fierté d'artiste, le loupiot en oublia sa méfiance initiale. Il accourut à leur rencontre et d'Artagnan ne fut pas peu fier d'être convié le premier à admirer les chefs d'oeuvre tout juste sortis du poêle. Porthos suivit et, enfin, Aramis. Ce dernier ne se consolait pas de la fâcheuse impression qu'il avait produite le premier soir et déployait tous ses charmes pour séduire le petit garçon. Sans grande efficacité jusque là. On passa les heures suivantes à déguster les tartelettes et à féliciter le petit cuisinier qui recevait chaque compliment avec un mélange de dignité guindée et de ravissement manifeste. Honneur insigne, il daigna même se hisser sur un genou de Porthos pour découper un gâteau en deux. Aramis en verdit de jalousie.

À partir de ce jour, les choses devinrent plus faciles. Sans en devenir plus bavard pour autant, le garçonnet semblait avoir accepté leur présence et même l'apprécier. Rien de comparable à la tendresse de chiot reconnaissant qu'il vouait à Constance, mais l'ambiance des soirées dans la petite maisonnée des d'Artagnan en fut considérablement allégée.

D'une ou deux visites par semaine, Porthos et Aramis passèrent à une tous les deux jours, s'attardant parfois plusieurs heures pour amuser le loupiot et jouer avec lui. Ils n'avaient qu'une idée approximative de ce qui pouvait divertir un bambin de cet âge, mais n'importe quelle marque d'attention semblait réjouir le petit garçon - il n'en avait visiblement pas beaucoup bénéficié pendant ses années au pensionnat. Le grand mulâtre poussa le vice jusqu'à tenter d'apprendre à l'enfant à jouer à la belotte. Aramis ricana dans sa barbe en le regardant expliquer patiemment le rôle de chaque carte, les brandissant les unes après les autres devant les yeux subjugués du garçonnet, et fit remarquer qu'Athos désapprouverait férocement cette initiative s'il venait à la connaître.

Ce qui jeta un froid.

Trois semaines à présent qu'Athos les avait conduit chez les d'Artagnan. Trois semaines qu'il n'avait ni mentionné, ni manifesté le moindre désir de voir l'enfant.



Le gascon se demandait parfois ce que le petit saisissait réellement de la situation. Peu de choses, pensait-il. Espérait-il. La nuit où le mousquetaire ivre et exténué l'avait confié aux bons soins de Constance, le garçonnet était encore sous le choc de son déracinement brutal. Il avait froid, était effrayé, déboussolé... Comment aurait-il compris quoi que ce soit aux événements récents ? Grand Dieu, il n'avait que sept ans ! Cette opinion paraissait tout à fait vraisemblable au jeune homme, mais le soir où il eut l'imprudence de vouloir la défendre auprès de son épouse, il s'attira un regard si souverainement hautain qu'il en resta coi. Même dédain à peine dissimulé quand il tenta d'aborder la possible paternité de son ami.

"Il n'y croit pas, plaida-t-il faiblement.

- Oh si, il y croit."

Le loupiot était couché depuis une demi-heure, après s'être avidement rassasié d'une gargantuesque part d'omelette aux champignons. Assis dans le fauteuil d'osier de la cuisine, sa propre assiette posée sur les genoux, d'Artagnan tentait de paraître plus assuré qu'il ne l'était. Debout près du poêle, son épouse le toisait de toute sa hauteur, un tablier effiloché autour de la taille et la bouche pincée de désapprobation. Elle était vraiment jolie quand elle était irritée. Pas une pensée très utile pour soutenir une dispute.

"Mais il affirme le contraire !" protesta le gascon.

Un mauvais argument. La jeune femme serra tant les lèvres qu'elles se réduisirent à deux fines lignes blanches. Elle détacha son tablier et le fit claquer sur la table comme un fouet de charretier sur la croupe d'un mulet.

"Et vous, les hommes, dites toujours exactement ce que vous pensez, n'est-ce-pas ? siffla-t-elle. C'est remarquable. Quelle dommage que les femmes soient incapables d'en faire autant."

D'Artagnan dut paraître particulièrement déconfit car elle s'adoucit aussitôt. Elle lui sourit, lui caressa la joue avec une indulgence compréhensive un peu mortifiante, puis le sujet fut clos et ils allèrent se coucher. Le gascon se réveilla l'esprit troublé et le conserva jusqu'à son retour à la garnison. L'idée qu'Athos puisse considérer l'enfant comme sien et le repousser néanmoins le perturbait énormément. Il aimait et respectait son ami pour de nombreuses raisons, mais l'une d'elles était sa capacité à faire ce qu'il fallait au moment où il le fallait, à prendre les décisions les plus justes, les plus probes. Une capacité qui manquait parfois au gascon, à lui comme à ses deux frères d'armes. Athos était la boussole morale de leur petit groupe. S'il n'assumait plus ce rôle, s'il le refusait, à quelle échelle se fier alors ? À quelles couleurs se rallier ?

Sitôt arrivé à la caserne, il rapporta la conversation partagée avec son épouse à Porthos et Aramis qui se restauraient assis sous le porche du bureau d'Athos. Le premier grogna dans son godet de bière. Le deuxième fronça le sourcil et se lissa la moustache d'un air approbateur.

"Elle n'est pas seulement bonne et jolie, ta Constance, commenta-t-il. Elle pense droit aussi."

Ce n'était pas la réaction qu'espérait d'Artagnan.

"Pourquoi ferait-il ça ? demanda-t-il.

- Il a la trouille, diagnostiqua gravement Porthos. Il crève de trouille.

- Mais de quoi ?"

Le grand mousquetaire haussa les épaules - un mouvement très expressif qui mettait en jeu toute la musculature de son vaste poitrail. Il esquissa un mouvement évasif avec la miche de pain qu'il tenait à la main, tout en remplissant à nouveau son godet de l'autre.

"Va savoir, répondit-il. Que tout soit vrai. Ou du contraire. Dans tous les cas, la trouille, ça paralyse. Ça rend con comme une barrique le meilleur des hommes. Aussi incapable qu'un cheval aveugle. Quand il aura cessé d'être tétanisé par la frousse, on pourra peut-être causer. Pour le moment..."

D'Artagnan renâcla.

Attendre toujours. Il n'en pouvait plus d'attendre et chaque jour écoulé pesait un peu plus lourdement sur sa patience déjà volatile, éraflait un peu plus l'image qu'il s'était faite d'Athos. Idéalisée ou pas, il ne voulait pas abîmer cette image. Il ne voulait pas y renoncer. Mais il ne voulait pas non plus faire défaut à un ami par refus d'accepter une réalité désagréable. Entre ces deux alternatives, il se sentait démuni et son impuissance se muait naturellement en irritation. À sa façon de découper agressivement son déjeuner comme il l'aurait fait du cuir d'un ennemi, Aramis partageait manifestement son humeur. Quant à Porthos… Dieu, ce qu'il aurait voulu posséder l'équanimité de Porthos !

N'ayant plus rien à ajouter qu'ils n'aient déjà ressassé des heures durant, ils abandonnèrent là la discussion. D'Artagnan prit son tour de garde au Louvre à treize heures et s'ennuya ferme en regardant sa Majesté perdre au lansquenet l'équivalent de sa solde annuelle entre les mains de l'ambassadeur de Pologne. Puis ce fut le tour de Porthos et Aramis qui eurent le douteux plaisir de bailler devant l'antichambre d'un des nouveaux ministres du roi - un petit cardinal italien à la langue vive et aux manières cauteleuses nommé Mazzarini. La lumière du jour commençait à décliner quand les trois amis se retrouvèrent à nouveau réunis dans la cour de la caserne.

Ils s'apprêtaient à entamer une énième partie de cartes quand Constance franchit la porte de la garnison.



Son père avait été un homme de devoir.

Sans nourrir pour autant des opinions libérales - Dieu l'en garde ! - le vieux comte de la Fère avait cru fermement en une aristocratie patriarcale et vertueuse. Les privilèges de la noblesse ne se justifiaient à ses yeux que par l'accomplissement scrupuleux de ses charges. Stricte et sévère, il avait été peu populaire, mais ses sujets le respectaient et cherchaient fréquemment sa protection dans leurs querelles de voisinage. À défaut de tendresse, il avait donné à ses fils une éducation centrée sur l'intégrité, la justice et la religion. Thomas… Thomas n'en avait, à vrai dire, guère profité. Pouvait-on l'en blâmer cependant ? Il n'avait jamais été destiné à diriger un comté, tout au plus à prendre le commandement d'un bataillon de chevau-légers pour la plus grande gloire de sa famille et de la France.

Athos, lui, avait adopté d'autant plus facilement ces principes qu'ils s'adaptaient facilement à ses penchants naturels - un respect des lois inné, un sens des responsabilité exacerbé et une culpabilité mal refoulée à l'idée d'être né riche et noble dans un monde où la plupart mourrait de faim sur le pavé. Pendant les quatre premières années qui avaient suivi la mort du vieil homme, il avait joué son rôle à merveille. Moins dur que son père, il avait été davantage apprécié. Peut-être même avait-il été aimé. Il n'en avait tiré nul véritable contentement, mais au moins l'apaisement et la fierté d'une tâche bien accomplie. Un détail de peu d'importance. L'aspiration au bonheur n'avait jamais fait partie des idéaux prisés par le vieux comte.

Puis dans un éclair d'amour et de folie, il avait tout jeté aux orties. Et il avait été heureux, Seigneur. Il avait été tellement heureux. Une félicité si intense qu'elle lui avait paru par moment presque sacrilège. Et, sacrilège, elle devait bien l'avoir été puisque qu'à l'instant où elle avait pris fin, elle avait tout emporté avec elle. Ses proches, ses convictions, sa foi. Son coeur aussi mais, là aussi, quelle importance ? Il avait été brisé mais il ne s'était pas tué. L'intuition sans doute que, si son père aurait méprisé sa coupable faiblesse, il aurait encore plus vigoureusement condamné son suicide. On avait beau faire, semblait-il, des restes d'enfance s'accrochaient à vous et certaines valeurs avec eux. De l'éducation donnée par le vieux comte, Athos avait conservé une conscience aiguë du Bien et du Mal, ainsi que de l'abîme qui les séparait.

Il savait pertinemment que ce qu'il était en train de faire était mal.

Que l'enfant soit de lui ou pas, c'était mal de le négliger. Mal de ne pas lui rendre visite. Mal de ne pas s'enquérir de sa santé. Mal de repousser l'idée même de son existence quand elle lui traversait l'esprit. Le petit n'était pas coupable, avait dit Porthos. Athos en était conscient. Les enfants ne le sont jamais, qu'ils soient fils de comtesse, de putain ou de meurtrière. C'était mal, lâche et égoïste - d'un égoisme tel qu'il réduisait à néant tout ce qu'il avait pu faire de bon et de noble ces sept dernières années.

Il le savait et ne pouvait pourtant s'en empêcher.

C'était trop dur, tout simplement. C'était trop dur. Continuer sur sa lancée était plus facile. Pas aussi aisé qu'avant, mais plus simple, infiniment plus simple. On sous-estimait souvent la puissance des habitudes et des obligations. Les devoirs à assumer chaque jour, les rapports à lire, les ordres de mission à consigner, les comptes-rendu journaliers à rendre à Tréville… Tout cela gardait efficacement à l'écart remords et pensées indisciplinées. Le vin aidait aussi énormément. Le vin lui garantissait un sommeil de brute, sans rêves, dont il se réveillait généralement aussi épuisé que la veille mais l'esprit bienheureusement vide. La difficulté était de se passer de cette indispensable béquille pendant la journée.

Assis à son bureau, Athos relisait pour la quatrième fois une dépêche du lieutenant Bossuard des dragons.

"Je vous prie, par la présente, de bien vouloir accepter…" Les phrases s'effilochaient devant ses yeux. Les mots se brouillaient et se heurtaient, formant un magma inintelligible. La grammaire embrouillée du lieutenant y était pour quelque chose, mais pas seulement. Au bout de quinze minutes d'efforts futiles, Athos rendit les armes. Il replia la lettre et la reposa sur une pile de papiers au coin de la table. Ses mains tremblaient un peu. Ses mains semblaient trembler constamment ces derniers jours. Au point qu'il redoutait parfois d'avoir à reprendre les armes. Quel bel officier il ferait, planqué derrière ses hommes et incapable d'aligner correctement un coup d'épée !

Il se leva et alla se verser un verre d'eau au pichet posé sur la commode du bureau. Il le tint un instant devant ses yeux, respirant profondément et tentant de stabiliser sa prise. Peu concluant. Athos jura et reposa brusquement le verre sans l'avoir bu. Il ferma les yeux. S'appuya contre le mur adjacent, glissant sa main sur sa nuque en sueur.

Il avait épouvantablement soif.

Pas d'eau, bien entendu. À quand remontait la dernière fois où il avait bu poussé par le simple désir de se désaltérer ? Il était cruellement conscient de la présence de la gourde de cuir glissée sous le revers de son pourpoint, tout contre le billet et la fleur séchée donnés presque un mois plus tôt. Proximité insolite. Pourquoi les avait-t-il gardés ? Il aurait dû les jeter où les brûler. Et la gourde avec. Mais il était incapable de faire l'un comme l'autre. Trop faible. Trop lâche. Aujourd'hui comme hier. Cependant, il pouvait peut-être avoir la force de rester sobre jusqu'à la fin de son service, de justifier au moins partiellement la confiance que Tréville avait placée en lui. S'il n'y parvenait pas, s'il cédait sur ce point particulier…

La porte du bureau claqua bruyamment contre le mur en s'ouvrant à la volée.

Athos rouvrit les paupières dans un sursaut. D'Artagnan s'encadra dans l'ouverture. Il le fixa avec stupeur, trop hébété pour protester contre l'intrusion. Le jeune homme était pâle et tendu. Derrière lui, se dessinaient la large carrure de Porthos et le panache d'Aramis.

"Je suis désolé, dit-il. Ils ont pris le petit."



Force était d'admettre que Tréville avait fait un excellent choix en nommant Athos à la tête des mousquetaires. Leur ami aurait été capable de diriger efficacement la garnison en état de somnambulisme. Ce qu'il était grosso modo en train de faire. Une demi-heure après l'arrivée de Constance, un officier temporaire avait été nommé, des courriers envoyés au Louvre ainsi qu'au ministère de la guerre et toutes les mesures prises pour assurer le bon fonctionnement du service pour le reste de l'après-midi, voire le lendemain et le surlendemain si le besoin l'exigeait. Il ne restait plus qu'à fourbir les armes, seller les chevaux et partir. Arrivé à ce stade, les capacités actuelles d'Athos à prendre des décisions trouvèrent manifestement leurs limites. Il se tourna vers Aramis et attendit passivement jusqu'à que celui-ci comprenne avec consternation que c'était, une fois de plus, à lui de prendre la suite des opérations.

La suite ? Quelle suite ? Il n'avait pas la moindre idée de la voie à emprunter.

Il interrogea de nouveau Constance sans obtenir de meilleur résultat qu'à sa première tentative. Non que la jeune femme se montra hystérique ou incohérente. Bouleversée, elle l'était assurément. Angoissée aussi, presque jusqu'aux larmes. Pourtant, elle avait fait preuve au vu des circonstances d'un sang froid remarquable. Quand la porte de la maison avait été enfoncée, elle avait vidé son pistolet sur le premier agresseur. Le coup avait porté bien qu'elle soit incapable d'estimer la gravité de la blessure. Quelle chance pouvait avoir une femme seule, aussi déterminée soit-elle, contre onze hommes armés ? Elle avait hurlé, injurié, appelé à l'aide et esquinté sévèrement le crâne d'un des agresseurs d'un coup de marmite. Dans son désespoir, elle avait tenté de quitter la maison en entraînant l'enfant avec elle. Mais les spadassins n'étaient pas là pour elle. Ils l'avaient laissée s'enfuir et avaient gardé le petit.

Elle s'en voulait terriblement. Courir à la garnison était la seule conduite raisonnable, mais abandonner l'enfant lui avait déchiré le coeur. Les hommes étaient venus montés et équipés pour la route - lourds manteaux de laine et sacoches pleines à craquer - mais rien dans leurs paroles n'avait pu lui faire deviner leur destination. D'Artagnan tenta de la réconforter. Le loupiot ne pouvait pas être bien loin, le froid et le blessé ralentiraient ses ravisseurs, on les rattraperait sans doute avant l'aube… En vain. La jeune femme était inconsolable et Aramis ne pouvait le lui reprocher.

Onze hommes en fuite, probablement déjà hors des murs de la capitale. Comment les retrouver ? Quelle direction avaient-ils prise ? Ils ne pouvaient raisonnablement faire le tour de toutes les portes de Paris et interroger chaque officier de garde. Athos pouvait user de son autorité pour agrandir le cercle des recherches, mais, outre le fait que cette idée ne semblait pas avoir effleuré l'intéressé, réunir une battue aurait pris trop de temps. D'Artagnan était d'avis de tenter tout de même le coup. Porthos proposait de mettre à contribution ses amis de la Cour des Miracles pour découvrir l'identité des ravisseurs. Athos ne paraissait pas avoir d'opinion sur la question.

On en était là quand la fille se présenta à la caserne.

Elle avait une quinzaine d'années, la silhouette frêle et gracile, et demanda à parler au capitaine des mousquetaire gris. Athos la reçut avec une courtoisie distraite que la situation rendait curieusement déplacée. La fille s'attendait visiblement à être reconnue et fut décontenancée de ne pas l'être. Elle se troubla, rougit et balbutia quelques paroles avant de se taire. Elle en dit pourtant assez pour qu'ils comprennent qu'elle avait été porteuse du billet de l'épouse défunte d'Athos.

D'Artagnan faillit alors tout gâcher en la rudoyant plus que nécessaire. Par delà la mort, le gascon conservait une méfiance paranoïaque envers Milady de Winter et tout ce qui la touchait de près ou de loin lui paraissait automatiquement suspect. L'adolescente fondit en larmes au premier mot dur. Il fallut ensuite toute la bonhomie de Porthos et, surtout, les murmures rassurants de Constance pour l'apaiser. Même ainsi, elle fut incapable de continuer son récit. Constance prit les choses en main. Surmontant sa propre inquiétude, elle chassa les quatre hommes du bureau comme un piqueur écartant de leur proie des chiens enthousiastes mais trop patauds, puis s'y enferma avec la fille apeurée. Elles y restèrent un bon quart d'heure. Un siècle pour qui avait hâte de lancer la chasse. À sa sortie, la jeune femme résuma ce qu'elle avait entendu.

L'adolescente avait été abordée à la sortie d'une taverne. Les hommes - ils étaient trois - l'avaient coincée dans l'angle d'une ruelle. Elle avait cru d'abord à un simple marivaudage un peu agressif et avait été prête à se montrer conciliante, mais ses interlocuteurs avaient montré un intérêt plus marqué pour sa commission de janvier que pour le dessous de ses jupes. La fille avait eu peur. Elle avait dit tout ce qu'elle savait. Pas grand chose en vérité mais suffisamment pour intéresser prodigieusement ses agresseurs. Quand ils l'avaient quittée, l'un deux avait mentionné un cousin à Blois. La scène avait eu lieu deux jours plus tôt, durée qu'il avait fallu à l'adolescente pour rassembler son courage et se rendre à la caserne.

Blois. Porte de Saint-Antoine, donc.

Les chevaux étaient parés pour la route. Ils laissèrent la jeune fille entre les mains compétentes de Constance et partirent immédiatement pour la porte. Une demi-heure pour traverser Paris. L'officier de garde s'avéra un muffle désobligeant qu'il fallut intimider pour en tirer des informations constructives. Porthos fit cela très bien. Après un certain nombre de menaces voilées et de roulements d'épaules, ils apprirent qu'un groupe d'une dizaine d'hommes avaient franchi la porte en fin d'après-midi. Les gardes n'avaient pas noté la présence d'un enfant, mais les cavaliers portaient de larges manteaux capables de dissimuler la maigre corpulence d'un petit garçon. L'un d'eux, visiblement mal en point, branlait sur sa selle, soutenu par un compagnon de voyage. Le groupe serait peut-être passé inaperçu si l'un des spadassins ne s'était pris de querelle avec un sergent de la garde pour une histoire insignifiante de préséance. Aramis respira un peu mieux. Apparement, leurs ennemis n'étaient pas seulement des couards malfaisants. C'étaient aussi des imbéciles.

Malgré tout leur zèle, la nuit était tombée quand ils quittèrent enfin Paris. La route qui menait à Blois était à peu près vide et une neige légère commençait à tomber, poudrant de blanc la terre battue. Aramis pria pour que le mauvais temps se maintienne. Plus les conditions climatiques seraient mauvaises et moins les fuyards seraient susceptibles de s'écarter de la route pour s'enfoncer dans la campagne environnante…

Les astres étant d'humeur taquine cette nuit-là, ses prières furent exaucées avec usure. Alors que la lune montait, à moitié dissimulée par d'épais cumulus, le froid s'accentua. La neige continuait à tomber, lente et régulière, et crissait sous le pas des chevaux. Les collines se découpaient, grises et striées de noir, sur un ciel de pénombre. Ils avançaient à une allure régulière, se fiant davantage à l'instinct de leurs montures qu'à leur vue pour rester sur la route. Ils ne parlaient pas ou presque.

Au bout d'une heure de chevauchée silencieuse, Athos maugréa quelque chose. Ils immobilisèrent leurs chevaux et attendirent qu'il mette pied à terre. Leur ami fit quelques pas et s'approcha de la lisière des arbres. Ils s'efforcèrent à l'impassibilité tandis qu'il vomissait bruyamment, appuyé contre le tronc d'un sapin. Après cinq minutes, Athos revint à son cheval. Il remonta en selle, but quelques lampées à sa gourde et hocha la tête à l'intention d'Aramis.

Ils repartirent.



Les mousquetaires rattrapèrent les fuyards deux ou trois heures après minuit.

Ils venaient de faire halte - la troisième de ce genre depuis leur départ - pour permettre à Athos de vider ce qui lui restait dans l'estomac dans un buisson. Ce fut d'Artagnan qui remarqua le rougeoiement d'un feu entre les silhouettes sombres des conifères. Les chevaux commencèrent à s'agiter, conscients de la proximité d'autres équidés, et ils jugèrent plus prudent de les entraver sur le bas-côté de la route. Ils firent le reste du chemin qui les séparait du camp des ravisseurs à pied, leurs bottes s'enfonçant jusqu'aux chevilles dans la neige poudreuse. Le camp en question avait été monté à une trentaine de mètres de la route, dans le sillon séparant deux petites collines. Un emplacement commode mais imprudent. En lorgnant les spadassins à travers les branches fourchues d'un épineux, Aramis ne put retenir un sourire. Il songeait au défunt cardinal et à ses plans roués. Son éminence aurait sifflé de rage devant tant d'amateurisme et de présomption.

Les fuyards s'étaient installés pour la nuit. Les deux tiers d'entre eux dormaient, enroulés dans leurs manteaux et couchés sur leurs tapis de selle. Le dernier tiers veillait, fourbissant leurs armes et discutant à voix basse au coin du feu. Deux hommes disputaient une partie de dés. Nulle trace de l'enfant, mais une petite tente avait été dressée à proximité des chevaux. Si ses ravisseurs avaient le moindre sens commun, ils y avaient probablement installé le loupiot, bien à l'abri des flocons qui dansaient toujours dans le vent coupant.

Aramis s'était approché jusqu'à la limite des buissons pour évaluer le camp ennemi. Allongé à plat ventre à même le sol, il sentait l'humidité imprégner désagréablement son pourpoint. Il se redressa aussi discrètement que possible, puis battit en retraite pour rejoindre ses camarades qui l'attendaient à quelques mètres de là. Il faillit les manquer dans l'obscurité. La grosse patte de Porthos s'abattit sur son épaule alors qu'il menaçait de s'égarer, le faisant légèrement sursauter.

"Notre gibier est là, murmura-il. Un plan d'attaque, messieurs ?"

Par réflexe, il se tourna vers Athos - une ombre noire entre deux arbustes bas, aussi silencieuse et immobile qu'un rocher. La pensée frappa Aramis qu'ils n'avaient toujours pas évoqué les raisons du rapt de l'enfant. Manque de temps et de courage. L'agression avait eu lieu chez les d'Artagnan mais seul un fieffé idiot aurait pu les croire personnellement visés… Soudain, la lune émergea d'un banc de nuages. Ses rayons firent briller d'une lueur pâle les boucles des baudriers et les poignées des épées des quatre hommes. L'un d'eux tomba sur le visage contracté d'Athos.

"Nous les tuons tous." dit-il.

Porthos hocha doctement la tête.

"Ça, c'est un bon plan." approuva-t-il.


Leur stratégie fut plus complexe, mais à peine.

D'Artagnan se glissa en rampant jusqu'aux chevaux des spadassins - Aramis considérait qu'il avait suffisamment mouillé son pourpoint pour cette nuit - puis il détacha les bêtes et les tira de leur somnolence par quelques claques bien ajustées. Le mousquetaire basané le soupçonna d'utiliser également pour se faire d'autres méthodes moins avouables que seule une éducation campagnarde pouvait enseigner. Quoi qu'il en soit, le résultat fut le même. Les chevaux se debandèrent en hennissant. Une monture piétina dans sa fuite le feu de camp, projetant des geysers d'étincelles et dispersant les spadassins surpris. Un homme s'écarta en hâte, jurant frénétiquement. Il tentait d'éteindre un début d'incendie sur son manteau quand Aramis surgit dans son dos et le transperça d'un coup de rapière. Il se rappela un peu tard qu'il avait conseillé à ses amis de garder au moins l'un des ravisseurs en vie. Il espéra que ceux-ci feraient preuve de plus de retenue.

Ils n'en prenaient pas le chemin. Les braises du foyer avaient été dispersées par les sabots du cheval effrayé et l'on se battait dans une semi-pénombre. Quelques coups de feu éclatèrent, illuminant brièvement la scène et affolant encore davantage les montures qui carrolaient en tous sens. Tous tirés par les spadassins. Stupide, encore une fois. Dans un combat rapproché, les épées et les poignards étaient bien plus efficaces. L'affrontement fut confus, court, brutal et justifia amplement la mauvaise opinion qu'Aramis avait conçue des ravisseurs. Il n'en prit pas moins sa besogne à coeur. Tant d'angoisse causée par tant d'incompétence, il y avait de quoi vous mettre en fureur.

En cinq minutes, l'affaire était réglée.

Aramis marmonna un Ave Maria machinal en extirpant sa lame du corps de son dernier adversaire - vieille habitude de collège - puis parcourut le terrain du regard. Le camp était dévasté, jonché de corps et d'armes abandonnées, la neige qui le tapissait transformée en boue par les piétinements des hommes et des bêtes. Porthos ballottait négligemment sur son épaule un spadassin qu'Aramis espérait n'être qu'évanoui. D'Artagnan récupérait un poignard enfoncé jusqu'à la garde dans les côtes d'un agonisant. Athos…

"Aramis !"

Merde. Le petit.

Le mousquetaire fit volte-face.

Il vit Athos agenouillé près des restes du feu. Ses armes oubliées gisaient au sol. Et étendu devant lui, les yeux clos et la bouche entrouverte, le loupiot. Livide. Inerte.

...

Post-blabla : Pardonnez-moi ce cliffhanger honteux. Je vous jure qu'il correspond grosso-modo au milieu de mon plan de base pour ce chapitre...

theme : cape et d'épée, fanfic : the musketeers

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