Lecture : Epépé - Ferenc Karinthy

Jan 04, 2019 18:25


"Epépé" de Ferenc Karinthy
roman - 284 pages
♥ ♥ ♥ ♥ 4/5



Éreinté par le brouhaha incessant des aéroports, vous vous endormez dans votre avion. Quoi de plus normal ? Vous atterrissez quelques heures plus tard, un peu groggy, un peu perdu, et vous laissez entraîner par la foule des voyageurs. On vous indique un bus. Vous montez dedans. Quoi de plus parfaitement, ridiculement banal ? le bus vous amène en ville… Et c'est là que quelque chose débloque. Vous ne reconnaissez pas la ville où vous êtes pourtant allé bien des fois, pas plus que l'hôtel où l'on vous dépose sans vous demander votre avis. Comble d'absurdité, vous ne comprenez pas non plus la langue de portier, pas plus que celle du réceptionniste, pas plus que celle de n'importe lequel des voyageurs qui vous accompagnent !

Là, vous commencez à vous inquiéter un peu. Pas à paniquer, hein, juste à vous inquiéter. Vous êtes quelqu'un de raisonnable, vous savez que ce genre de problème se règle souvent tout seul, il suffit généralement de faire preuve de patience, de politesse et de bon sens. Vous allez donc vous coucher dans la chambre que l'on vous a réservé, bien assuré que la nuit vous portera conseil. Mais le lendemain, même comédie : personne ne vous comprend, vous ne comprenez personne, vous n'avez pas d'argent (quel monnaie utilise-t-on ici d'ailleurs ?), les trois-quarts de vos bagages ont disparu, vous ne savez pas dans quelle ville vous êtes, dans quel pays, sur quel continent… Alors, sans céder à la panique, sans perdre votre merveilleux sang-froid, vous commencez - très raisonnablement - à vous dire que vous êtes peut-être davantage dans la panade que vous ne pensiez.

A travers l'aventure tragi-comique d'un voyageur malchanceux perdu dans une cité inconnue, Ferenc Karinthy, auteur hongrois parfaitement méconnu en France, nous livre une réflexion brillante et poussée sur le déracinement et la barrière insurmontable des langues. L'histoire est d'autant plus captivante que son personnage principal n'est pas un simple touriste de base dépourvu du moindre esprit d'initiative. Au contraire, c'est un linguiste ! Un homme habitué à déchiffrer les langues et à les étudier, connaissant toutes les ruses, toutes les méthodes pour comprendre son prochain. Un homme de ressources, éduqué, obstiné, ingénieux, patient, rationnel… Et qui n'arrive à rien.

Tentative ratée après tentative ratée, nous glissons petit à petit d'une ambiance à la Frères Coen à celle du film “Brazil” de Terry Gilliam. La ville est tentaculaire, les habitants indifférents sans être hostiles, leurs agissements et leurs coutumes à la fois familiers et troublants, la bureaucratie incompréhensible - mais quelle bureaucratie ne l'est pas ? Malgré l'humour noir et le ridicule de certaines situations, l'angoisse s'installe petit à petit et, avec elle, une écrasante sensation de solitude et d'abandon. Un petit roman aussi brillant qu'oppressant qui devrait être lu par ceux qui cherchent à comprendre le désespoir de tous les immigrés du monde.

rec : roman

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