La réponse a été donnée par Vladimir Poutine. La Russie est devenue créditrice de l’Ukraine pour un montant de 15 milliards de dollars en rachetant pour 15 milliards d’euro-obligations ukrainiennes à deux ans cotées à la bourse irlandaise pour un taux d’intérêt annuel de 5%. Pour information, actuellement les obligations ukrainiennes de cette maturité ont un rendement de plus de 13%. De plus, le prix du gaz vendu à l’Ukraine sera de 268,5 dollars les 1 000 m3 contre plus de 400 aujourd’hui. Une perche tendue à un pays au bord de la faillite.
Depuis quelques mois la situation ukrainienne est désastreuse. La croissance du PIB aux environs de zéro en 2012 et aux environs de 1% en 2013
[1]. Suite logique : le déficit budgétaire se creuse et devient insoutenable avec 5,6% du PIB en 2013 contre 4,3% en 2012. Ce déficit budgétaire croissant aggrave le problème de balance courante de plus en plus déficitaire depuis 2010. En 2013, le déficit de la balance courante est attendu à plus de 8% du PIB. La banque centrale ukrainienne a presque épuisé ses réserves de devises pour défendre un taux de change fixe (non-officiel) avec le dollar : elles ne représentent plus que 2,5 mois d’importations contre un niveau de 6 mois usuellement considéré comme un filet de sécurité suffisant.
Comment résoudre le problème de déficit extérieur croissant? Une partie de la solution est la dépréciation du change. Mais celle-ci alourdit la charge de la dette (libellée en devises), aussi bien publique que privée avec à la clé des faillites des entreprises et per ultima un défaut souverain. Et puis, dans le cas d’une dépréciation de change, l’ajustement se fait autant par la contraction du pouvoir d’achat - les produits étrangers importés devenant plus chers - que via l’amélioration de la compétitivité des entreprises nationales. En effet, les exportations ukrainiennes - produits alimentaires exportées vers la CEI, acier ou céréales - ont une élasticité-prix de la demande assez élevée, tandis que les importations ukrainiennes - notamment le gaz et le pétrole (l’industrie ukrainienne ne peut pas s’en passer) - ont une élasticité-prix de la demande faible.
Il y a une autre solution : une consolidation fiscale qui ferait baisser à la fois le déficit budgétaire et le déficit extérieur. En effet, les subventions aux ménages (le gaz et le chauffage notamment) représentent 7% du PIB. Ainsi pour rééquilibrer les comptes public et extérieur le gouvernement devrait mettre en place un programme d’austérité: réduction des subventions, hausse des tarifs de gaz et de services publics, limitation des exonérations fiscales. Une aide extérieure (alimentant le compte financier et de capital), par exemple du FMI, permettrait de lisser quelque peu cet ajustement dans le temps afin d’atténuer les effets de cet effort d’austérité pour la population.
Il n’empêche. Pour
un pays dont le PIB par habitant (en PPA) en 2012 est 77% plus bas que pour la moyenne de l’UE, 43% plus bas que pour la Roumanie, un pareil effort d’austérité aurait des conséquences sociales désastreuses. Aucun homme d’Etat, quel que soit sa couleur, ne prendrait la responsabilité d'un tel holodomor. Peut-on reprocher à Ianoukovitch de ne pas vouloir commettre un suicide politique à deux ans de l’élection présidentielle ? Ironie de l’histoire : les manifestants de Kiev nourrissent des illusions sur l’entrée de leur pays à l’UE, mais si l’Ukraine en faisait partie, elle serait sans doute obligée de mettre en place un tel programme (cf. Grèce, Portugal, Espagne…). L'UE comme le FMI n'aide pas sans contrepartie en termes d'ajustement structurel. L’Europe c’est la rigueur.
Et c’est là qu’intervient le Président Poutine en cavalier blanc. L’aide russe, elle, n’est pas assortie de conditionnalités portant sur la consolidation fiscale. On ne sait rien de ses contreparties éventuelles.
L’association avec l’UE, assortie d’une zone de libre-échange, promettait des gains plus incertains et plus étalés dans le temps : prix plus bas sur les produits UE pour les consommateurs, accès au marché UE pour certains producteurs ukrainiens et un sentiment d’être plus proche de l’UE, même si l’association ne vaut pas adhésion, ni même préadhésion. Les pertes, elles, étaient plus immédiates et plus visibles avec la fermeture tarifaire du marché russe, débouché important pour les exportateurs ukrainiens. La hausse des tarifs sur certains exports ukrainiens (les confiseries) décidée par la Russie en 2013 avait déjà coûté cher. L’accord commercial avec la Russie offre un gain appréciable et immédiat d’une baisse substantielle du prix du gaz - une amélioration directe de la balance courante. Ce n'est pas étonnant que Ianoukovitch ait décidé qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras.
Finalement, dans un affrontement Russie-UE, comme dans une vente aux enchères bien organisée, c’est celui qui a voulu payer le prix le plus élevé qui l’a emporté. L’Ukraine est plus intéressée à l’UE que l’UE à l’Ukraine. Le paradoxe est que les manifestants de Kiev souhaitent voir leur pays à l’UE, alors que personne ne leur propose l’adhésion. Le plus vraisemblable est que l’Ukraine ne rejoigne jamais l’UE. Rejoindre l’UE telle qu’elle est aujourd’hui prendrait une décennie, peut-être plus. Mais dans une décennie l’UE sera vraisemblablement plus intégrée qu’aujourd’hui - la crise de la zone euro rend indispensable une intégration plus poussée - la distance à parcourir pour la rejoindre sera encore plus grande, éloignant la perspective d’une adhésion ukrainienne.
[1] D’après la Banque Mondiale :
http://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/eca/ua-macroupdate-april-2013-en.pdf