Benedetta Craveri -
Les derniers libertins (Gli ultimi libertini) (2016 / Flammarion, 2016)
(650 pages, soit 100 km de plus pour le challenge Tour du Monde. Total : 13 900 km et 57 148 pages pour 153 livres.)
Sous ce titre un tantinet racoleur, se cache une galerie de portraits assez intéressante regroupant sept aristocrates de l'Ancien Régime finissant. Sept hommes apparentés, à divers degrés, aux sphères du pouvoir royal, libertins de moeurs sans doute mais surtout d'esprit libéral, acquis aux idées nouvelles qui firent les bases de la Révolution. Assez proches pour former un tableau cohérent d'un certain milieu, assez dissemblables pour en souligner les nuances, bientôt divergences d'opinion, d'engagement, de destin.
Armand Louis de Gontaut-Biron, duc de Lauzun, fils naturel de Choiseul, vit des amours mi-romanesques mi-politiques entre l'Angleterre et la Pologne, devient un temps favori de Marie-Antoinette qui le sacrifie aux pressions de son entourage, participe à la prise du Sénégal puis à la guerre d'Indépendance américaine avant de s'engager du côté de la Révolution.
Autre fils d'un ménage à trois bien réglé - le meilleur ami de Monsieur quasi officiellement établi comme amant de Madame - le vicomte Joseph Alexandre de Ségur vivra jusqu'au bout de littérature et de désinvolte impertinence. Grand causeur, grand séducteur, il fait jouer ses petites pièces de théâtre par Louise Contat, sa maîtresse, qui créera plus notablement le personnage de Suzanne dans Le Mariage de Figaro. Membre de la coterie des Orléans, il y introduit Choderlos de Laclos mais prend ses distances quand la politique devient trop risquée. Moins léger, son demi-frère aîné Louis-Philippe, comte de Ségur, devient pour sa part ambassadeur auprès de Catherine de Russie, gagne les faveurs de la tsarine et voyage en sa compagnie, avec Potemkine et quelques autres privilégiés, jusqu'en Crimée, avant d'obtenir son retour à Paris lorsque se profile la réunion des Etats Généraux.
Colonel des Cent-Suisses, le duc de Brissac rencontre auprès de Louis XV la belle Mme du Barry, dont il devient plus tard le dernier grand amour, au joli pavillon de Louveciennes, partageant alors sa vie entre ses charges prestigieuses, sa charmante maîtresse et les collections d'art dont ils sont tous deux passionnés.
Intime de la famille royale, peut-être fils adultérin de Louis XV, le comte Louis de Narbonne devient un assidu du salon de Mme Necker, où Mme de Staël ne tarde pas à l'attirer du côté de la Révolution... et dans une relation sentimentale un peu trop passionnée à son goût, qui verra ses plus grands rebondissements sous la Révolution.
Elevé dans l'entourage de Stanislas Leszczynski, ancien roi de Pologne devenu duc de Lorraine, dont sa mère est la maîtresse, le chevaliers de Boufflers s'arrache très vite à la carrière ecclésiastique pour s'engager en littérature et dans l'armée. Sa Reine de Golconde inspirera le Hameau de Versailles à Mme de Pompadour et Marie-Antoinette. Puis, pour tenter de faire fortune et épouser la trop riche Mme de Sabran, il accepte le poste de gouverneur du Sénégal, tente d'organiser au mieux la nouvelle colonie avant de voir ses ambitions philanthropiques mises en échec par les intérêts commerciaux de la Compagnie.
Le comte de Vaudreuil, lui, s'impose longtemps dans l'entourage royal comme cousin et amant de la belle Mme de Polignac, la grande amie de Marie-Antoinette. Personnage ambigu, intéressé, manipulateur, attaché à ses privilèges, il est de ceux dont l'attitude contribue à saper la popularité du pouvoir royal, mais il est aussi mécène éclairé, amant chéri d'Elisabeth Vigée Le Brun, grand ami de l'intransigeant Chamfort qu'il protègera longtemps malgré des opinions politiques de plus en plus divergeantes.
Aussi intéressants, aussi riches soient-ils, ces sept portraits sont un brin frustrants : trop de choses s'y résument en trop peu de pages, trop de sujets qui mériteraient chacun de bien plus amples développements, trop de personnages passionnants qu'on ne fait qu'effleurer au passage. Et il faut s'accrocher parfois, pour sauter de la guerre d'Indépendance américaine à la conquête du Sénégal, de l'intégration de la Crimée au théâtre français, des Salons parisiens à la politique polonaise... de Catherine la Grande à Louise Contat, de Gouverneur Morris à Mme du Barry, de Mme de Staël à Izabela Czartoryska, de Potemkine à Vigée Le Brun...
C'est à la fois trop et pas assez, ce serait assez décevant si le livre s'arrêtait à ça, à ces histoires croisées foisonnantes et un brin superficielles. Mais heureusement, ces portraits ne sont en somme qu'une présentation approfondie des personnages, qui s'interrompt en 1789 et se complète par un dernier grand chapitre général évoquand la destinée de tout ce beau monde sous la Révolution. Et là, les choses deviennent vraiment passionnantes, par la diversité des choix et des engagements qui révèle l'extrême complexité des rapports entre la noblesse française et la Révolution.
Aux deux extrêmes, on trouve ainsi Lauzun et Vaudreuil. Le premier, influencé par Mirabeau et Talleyrand, partisan d'une monarchie constitutionnelle, offre à la Révolution ses talents de militaire après avoir oeuvré, comme diplomate, en faveur de la paix. Puis il se résoud à accepter la République inévitable, sert dans l'armée d'Italie quelques années avant Bonaparte et finit sous les couteaux de la Terreur. Le second, opposé aux prétentions du Tiers-Etat, émigre au lendemain de la prise de la Bastille - mais cherchera longtemps à modérer l'ardeur militante des princes en exil, bien conscient que l'alliance avec des puissances étrangères ne peut que nuire au roi et coaliser contre eux les français. Peine perdue. Après la défaite de Valmy, la mort de Mme de Polignac, il se retire en Angleterre et ne reviendra sur le devant de la scène qu'à la Restauration, où il retrouve pour quelques années son rôle d'Enchanteur des soirées mondaines.
Les frères de Ségur, pour leur part, traversent l'orage avec plus de discrétion. L'aîné brûlait d'y jouer un rôle pourtant, mais doit finalement se retirer à la campagne, où il vit pauvrement de leçons et de littérature jusqu'à ce que Napoléon le sorte de l'oubli et en fasse son Grand Maître des Cérémonies pour son couronnement. Pendant ce temps, son cadet fait un peu trop de bel esprit dans les gazettes, retrouve André Chénier en prison, échappe à la guillotine grâce à un comédien raté devenu gratte-papier pour le Comité de Salut Public, qui escamote tout bonnement son dossier (Charles de la Bussière, un nom à rertenir !), connait ses plus grands succès théâtraux pendant le Directoire et meurt de tuberculose sous l'Empire.
Le duc de Brissac, lui, accomplira jusqu'au bout son rôle de garde du corps du roi. Contraint à accepter la fuite ou la prison, il refuse la première comme indigne, tombe aux mains d'un révolutionnaire fanatique qui entre deux geôles s'arrange pour abandonner ses détenus à la foule, et finit massacré sans autre forme de jugement - mais non sans s'être battu une dernière fois comme un héros d'épopée.
Narbonne devient brièvement ministre de la guerre en 1791, unit ses forces avec Talleyrand et Lauzun pour tenter de relever la France face aux offensives des puissances étrangères et émigrées - ce qui ne l'empêche pas d'aider les tantes de Louis XVI à fuir le pays, puis de monter avec Mme de Staël un plan d'évasion pour sauver la famille royale. Le plan est rejeté, et après la prise des Tuileries c'est lui-même qui doit fuir, sauvé in-extremis par l'indomptable Germaine qui l'expédie en Angleterre. Une parenthèse hautement romanesque s'ouvre alors à Juniper Hall, où se croisent Narbonne, Talleyrand, Mme de Staël, la séduisante Mme de Laval, le beau général d'Arblay et la romancière Frances Burney. Rayé de la liste des émigrés grâce à Fouché et Talleyrand, il finira ses jours comme aide de camp et confident de Napoléon.
Le chevaliers de Boufflers, enfin, élu représentant de la noblesse lorraine lors de la convocation des Etats Généraux, bien qu'opposé à la réunion des trois ordres, prêche longtemps une politique modérée, s'engage pour la préservation des forêts et la protection des découvertes dans le domaine de l'industrie et du commerce, puis se voit contraint à l'exil, un exil assez morose malgré le soutien d'Henri de Prusse.
Ce chapitre final est indéniablement le plus riche et le plus réussi, par l'éclairage tout en nuances qu'il offre sur l'aristocratie dans la Révolution, un sujet qui me semble relativement peu étudié en France, ou trop souvent soumis aux clichés et aux prises de parti. Avantage, sans doute, d'un regard étranger sur le sujet. C'est lui qui m'a vraiment conquise, et fait de ces Derniers Libertins un livre que je recommande à tous ceux qui s'intéressent au sujet.
Reste en revanche cette question du libertinage qui, puisqu'elle est exhibée dans le titre, aurait grandement gagné à être développée dans le livre : aucune remise en perspective historique, aucun questionnement sur le rôle effectif qu'il put jouer dans la progression des idées révolutionnaires... et c'est bien dommage car on tenait là une superbe problématique qui aurait grandement renforcé la cohérence du tout. Peut-être existait-elle à l'origine dans le projet de l'auteur, on en voit encore quelques traces, mais elle s'est au moins bien délayée en route, dans un texte qui privilégie les faits (heureusement riches et bien contés) à la réflexion théorique.