L'oeillet vert - Robert S. Hichens (1894 / Les Moutons électriques, 2016)
(192 pages, soit 50 km de plus pour le challenge Tour du Monde. Total : 3550 km et 13 pays pour 41 livres.
5e titre pour le challenge XIXe siècle 2016)
Après plusieurs années aux colonies et à l'étranger, une jeune veuve fait son retour dans le Monde (à Londres, évidemment) auprès de sa parente, la très mondaine et très moderne Mrs Windsor. Et force est de reconnaitre que le Monde est bien différent de ce qu'elle a toujours connu ! Très vite, une partie de campagne s'organise avec pour invités principaux le charmant Reggie Hastings et son inséparable compagnon, le fantasque, l'absurde, le magnifique Esmé Amarinth, jamais à court de paradoxes pour faire briller la conversation et dérouter les esprits.
Au cours de ces vacances, un mariage se conclura-t-il entre lord Reggie (très beau, très juvénile, très débauché et très fauché) et la bien plus sage Lady Locke, pas tout à fait insensible, semble-t-il, aux charmes du jeune homme ? Question relativement banale, qui pourrait former le noyau d'une de ces délicieuses comédies comme Oscar Wilde en avait le secret, mais qui en l'occurrence n'est guère qu'un prétexte pour mettre en scène Oscar.
Tout le monde l'a très vite reconnu : Esmé Amarinth, c'est lui. Et Reggie n'est autre que Bosie, lord Alfred Douglas, son charmant et vénéneux amant, dont les haines familiales ne vont pas tarder à l'envoyer derrière les barreaux. Mais je m'avance trop loin - de prison, ici, il n'est certes pas encore question et l'Oeillet Vert reste tout entier dans le registre de la comédie, une pochade sans grande prétention qui ignore toute nuance à ses personnages pour mieux les caricaturer, vraiment drôle et plutôt habile sous ses airs de grand n'importe quoi.
Esmé Amarinth, c'est moins Oscar que le masque le plus poseur d'Oscar, poussé à l'extrême jusqu'à tomber franchement dans l'absurde. Ridicule ? Sans doute, mais avec beaucoup d'esprit, et si la caricature est audacieuse et affutée, elle n'est jamais méchante - la taquinerie joueuse de l'admirateur, non la morsure du détracteur. D'après l'auteur, ni Wilde ni Douglas ne s'y sont d'ailleurs trompés, et semblent avoir reçu "l'offense" avec humour.
L'audace, toutefois, va au-delà de la caricature éhontée de deux célébrités du temps. Les excès biscornus de la satire, en effet, sont un camouflage parfait pour contredire impunément la morale du temps et poser quelques affirmations hautement répréhensibles qui ne passeraient jamais dans un texte plus sérieux. Entre deux envolées sur la jeunesse, la folie et l'art, c'est ni plus ni moins qu'une défense de l'anti-nature - soit en termes à peine voilés de l'homosexualité - que Hichens met dans la bouche de ses personnages. Certes, Lady Locke, qui en vient à incarner une pensée antagoniste, est de loin le personnage le plus nuancé et sympathique de l'histoire. Certes, ceux qui défendent le vice sont tournés en ridicule - mais certaines de leurs affirmations sont assez bien tournées pour prêter à réfléchir au moins autant qu'à rire, et dans ce grand jeu de masques, il serait assez naïf de penser que la caricature n'est que dérision.
J'ai beaucoup ri en lisant ce texte, aussi pétillant qu'une coupe de champagne et induisant assez vite à la même euphorie. Un grand merci aux Moutons Electriques pour cette excellente traduction, mise en perspective par quelques notes indispensables et fort joliment éditée.