Titre: Premières armes - Baïsetsu
Chapitre: 1a
Auteur: Isil (
shono_hime)
Personnage: Baïsetsu
Rating: PG
Disclaimer: L'histoire est de moi, Baïsetsu presque complètement de moi aussi!
Notes: Génèse des Lames, avec ce recueil des "Premières Armes", pour savoir d'où ils viennent et comment ils sont devenus ce qu'ils sont. Je commence avec Baïsetsu, mais les autres devraient venir, lentement mais sûrement.
Le décor devant lui rend Tanaka Sôji presque mélancolique. Il se rappelle, en regardant ses jeunes s'entraîner au boken dans le jardin un peu austère, de ses propres années à l'Académie Impériale, avec son esprit de camaraderie, ses traditions et ses peines, aussi. Certes, le modeste domaine où il officie désormais en tant que maître d'armes n'a rien de comparable, et tout y est à la fois plus calme et plus dur.
Le climat et les conditions de vie y rendent les gens plus secs, plus rudes qu'à la Capitale où on se complait dans la sécurité. Dans le Nord, dans le domaine des Shien'shô, comme dans les autres vallées, on apprend l'art du combat aux jeunes, non pour qu'ils défendent leur honneur dans des duels, mais pour qu'ils défendent leurs vies contre de redoutables Primaux.
Malgré le vent glacial qui parcourt la vallée, Sôji entraîne ses élèves dehors, arguant que l'effort physique les gardera du froid. De toutes façons, le dojo sera bientôt terminé. Il regarde le bâtiment déjà bien avancé, sourit de voir les ouvriers se laisser distraire par les combats des jeunes, puis reporte son attention sur ce qui l'a attiré plus loin dans le jardin, à l'écart des bruits de lutte.
"Jeune Maître," salue t'il, teintant sa voix de désapprobation amusée. "Ménager ses forces est une marque d'intelligence, mais la paresse est un défaut."
Assis au pied d'un néflier, un parchemin sur les genoux, le jeune homme, encore presque un enfant, n'a vraiment rien d'un guerrier, malgré ses vêtements d'entraînement. Sôji le dévisage, le voit sourire, puis observe son regard qui erre sur les combattants à l'autre bout du jardin.
"Vous savez, Sensei, je n'en vois toujours pas l'intérêt," murmure Baïsetsu en roulant précautionneusement son parchemin. Il ne fait pourtant pas mine de se lever pour aller rejoindre les autres.
"L'intérêt de quoi, jeune Maître?"
Quelque part, derrière lui, Hiroyuki harangue ses élèves et leur intime de frapper plus fort, que dehors, le monde ne leur fera pas de cadeau, et si Sôji approuve silencieusement les paroles de l'autre maître d'armes, il lui semble également que certaines méthodes ne sont pas adaptées à tous. Il regarde son élève le plus fragile, et pourtant son préféré et a envie, un instant, de soustraire cet enfant aux exigences de son père.
"De frapper fort quand on peut frapper juste, Sensei," réplique t'il avec un sourire canaille.
Derrière les murs du domaine, les femmes vont à la mine en chantant, et le garçon se redresse de mauvaise grâce. Il s'étire paresseusement, et son attitude est empreinte d'une nonchalance parfaitement affectée. C'est un talent qu'un enfant de onze ans ne devrait pas maîtriser aussi bien. Il n'y a aucune faille dans son sourire, mais le masque n'est pas toujours aussi fermement en place. Derrière ses rires et ses plaisanteries pleines d'esprit, il n'est pas heureux. Et c'est là pour Sôji un échec presque personnel.
"Allons, jeune Maître, rejoignons les autres," enjoint-il à contrecœur. "Votre Père a dit qu'il passerait voir vos progrès, cet après-midi."
"Voir mes progrès, certes, et les prouesses de Ryûtarô, également."
Une nouvelle fois, la phrase semble anodine, et pourtant elle reflète parfaitement ce qui inquiète Sôji. Chez n'importe quel autre garçon de son âge, la perspective d'exercer ses talents sous les yeux paternels aurait été accueillie avec enthousiasme ou bien avec nervosité. Mais là, il n'y a rien de tout ça, juste la froide constatation d'un enfant qui sait que son Père lui préfère son cadet.
"Il ne tient qu'à vous de le rendre fier, jeune Maître," insiste t'il, car le fossé qui sépare chaque jour un peu plus le père et le fils le désole, lui qui n'a pas d'enfants.
Le sourire indifférent de Baïsetsu se fait amer tandis qu'il s'immobilise.
"Vous savez, Sensei… Cela non plus, je n'en vois pas l'intérêt," admet-il à voix basse.
Ses yeux sont fixés sur son jeune frère, son cadet de trois ans, mais qui manie le sabre avec puissance et attire vers lui la préférence paternelle. A quoi peut-il bien penser, cet aîné trop souvent détrôné, se demande Sôji en cherchant une quelconque expression dans son regard calme.
"Jeune Maître…"
"Et puis, à dire vrai… Je n'ai peut-être pas le courage nécessaire pour me battre pour une cause perdue d'avance," termine t'il en baissant les yeux vers le parchemin qu'il tient entre ses doigts.
C'est la première fois qu'il entend un tel aveu de découragement, et Sôji ne sait comment y répondre. Il pose une main sur l'épaule tendue du garçon, s'interdisant toutes ces paroles vides que lui suggère une partie couarde de son être. Son élève mérite mieux que ça, mieux que sa fuite ou l'indifférence de son père, d'ailleurs…
"Mais ne vous inquiétez pas pour cela, Sensei…"
"Baïsetsu!"
Sôji grimace en se retournant, laissant retomber sa main. Le Seigneur du domaine vient d'arriver, et il ne semble pas très satisfait de ne pas voir son fils aîné en train de s'entraîner avec les autres. Toute l'assemblée s'est immobilisé à l'appel du maître des lieux, et les deux maîtres d'armes vont d'un même mouvement saluer leur Seigneur, suivi par ses deux fils.
Il observe Baïsetsu, sa démarche assurée et son expression calme tandis qu'il vient accueillir son père, Ryûtarô sur sa droite. Rien ne trahit le trouble dont il a rendu Sôji témoin quelques instants plus tôt.
"Pourquoi n'était-il pas avec les autres?" interroge sèchement le Seigneur Shien'shô en fronçant les sourcils.
Tandis que Sôji s'incline de nouveau, gagnant quelques secondes avant de devoir répondre, une voix s'élève dans le silence.
"Pardonnez-moi, Père. Sensei et moi discutions de stratégie," ment Baïsetsu avec aplomb.
Le maître d'armes se redresse, surpris. A côté de lui, Hiroyuki grince des dents, et Sôji sait que ce mensonge sera révélé dès que possible. Maudissant intérieurement le serpent qui a prêté sa langue à son collègue, Sôji sourit, ne confirmant ni ne niant les propos de son élève.
"De stratégie? Voyez-vous cela… La meilleure stratégie pour fuir l'entraînement, je suppose," siffle le père.
Shien'shô Kentarô n'est pas un homme facile. Sa haute stature et ses manières frustes imposent le respect et la crainte. Il était un excellent guerrier, et il est maintenant un très bon commerçant, faisant prospérer ses mines. Mais ses espoirs sont voués à l'échec, Sôji le sait très bien. Lui qui voulait un aîné à son image, il a obtenu un garçon d'apparence fragile, intelligent et vif, mais en aucun cas un guerrier. Quelque part, Sôji est persuadé qu'il le sait, mais sa fierté doit l'empêcher d'admettre défaite. Et la victime de cet orgueil est son propre fils, à qui l'on impose de force un moule qui n'est pas le sien.
"Non, Père… En réalité, nous parlions de la meilleure stratégie à adopter pour vous rendre fier," réplique Baïsetsu avec un regard candide.
Un tel esprit est dangereux. Ce garçon utilise les mots comme des armes, fauche les sentiments avec la froideur de la plus pure des lames, et il n'hésite même pas à attaquer de la sorte son propre père. Le silence qui tombe, encore plus pesant, sur l'assemblée, prouve que Sôji n'est pas le seul à être choqué par l'audace dont ils sont témoins.
Le Seigneur Shien'shô se trouble, un instant, puis son regard se durcit. Aussi habile que soit son fils avec les mots, il a visiblement fait un faux pas.
"Vraiment? Dans ce cas, mon Fils, tu as là l'occasion idéale de le faire. J'ai cru comprendre que Maître Hiroyuki avait fini avec ton frère. Prendras-tu sa place pour que je puisse juger de tes progrès?"
Quelques visages parmi les jeunes se tordent, que ce soit d'amusement ou bien de compassion. Sôji, lui, est simplement inquiet. Chaque entraînement entre Hiroyuki et Baïsetsu s'est mal terminé, le garçon quittant les lieux couvert de bleus au corps comme à l'âme.
Tandis que le maître trace au sol le cercle dans lequel il affrontera son élève, Sôji observe le garçon. Il s'est incliné devant son père à sa requête, et ses yeux restent dirigés vers le bas. Ses mains ne tremblent presque pas et Sôji est fier de lui. Cela lui semble bien pâle, car un fils a besoin de l'appui paternel, et non de coups sur ses épaules pour les faire ployer.
Tous se mettent en place autour du cercle, pour apprécier le spectacle. Le jeune Ryûtarô vient se placer aux côtés de son père, et cette image a quelque chose de tellement parfait qu'elle en devient presque injuste. Baïsetsu est allé chercher un boken adapté à sa taille, et il se tient, les muscles tendus, à l'orée du cercle.
En face de lui, Hiroyuki s'est également armé et s'apprête à lui faire signe, puis il se ravise et se tourne vers le Seigneur Shien'shô.
"Avec votre permission, mon Seigneur… Un duel d'une telle importance ne peut certes pas se jouer avec des armes si peu nobles," déclare t'il avec un coup d'œil moqueur vers son futur adversaire. "Votre fils veut vous rendre fier. Le fera t'il avec une arme d'enfant?"
"Vous avez raison, Maître d'Armes. Ryûtarô! Va chercher le katana de ton frère!"
Le jeune garçon s'incline, puis détale en courant vers la maison. L'attente est pesante, et Sôji va rejoindre son élève pour lui donner quelques conseils, bien futiles, certes, vu ce qui l'attend. Ce ne sera pas son premier duel au sabre, mais il n'a jamais croisé le fer avec Hiroyuki.
"Restez surtout bien concentré, jeune Maître," souffle t'il en lui mettant la main sur l'épaule et en serrant doucement.
Ses doigts rencontrent des muscles noués, et la mâchoire du garçon ne se détend quasiment pas quand il répond.
"Peut-être que si cette grande brute me coupe un bras, je n'aurai plus à faire ces démonstrations stupides," souffle t'il.
"Ne parlez pas comme ça!" le sermonne Sôji.
Baïsetsu tourne la tête vers lui et lui offre un pâle sourire.
"Je n'ai pas envie de faire ce duel, Sensei," avoue t'il sans que la honte ne vienne teinter ses mots.
"Je sais. Moi non plus."
Ryûtarô revient à cet instant avec l'arme de cérémonie de son frère, accompagné par les deux autres enfants de la famille. La jeune Mayu, future Miko au temple local, regarde la scène avec un mélange d'inquiétude et de dégoût. Quant au petit dernier, Arashi, du haut de ses quatre ans, il sourit, ravi d'être là, parmi les adultes. Sa sœur lui prend la main et l'emmène un peu à l'écart, puis le prend dans ses bras pour qu'il voie un peu mieux.
"Fort bien!" s'exclame Hiroyuki en voyant Baïsetsu glisser son arme à sa ceinture. "Nous pouvons donc commencer!"
Sur ces mots, il s'avance dans le cercle. Il n'y a aucune hésitation perceptible dans le pas qui mène le garçon à l'intérieur et une nouvelle fois, Sôji ressent une fierté toute paternelle. Un coup d'œil vers son Seigneur lui apprend qu'il est bien le seul.
C'est un duel dont le vainqueur était connu d'avance, mais Sôji ne s'attendait pas à ce qu'il finisse aussi brutalement. Le garçon tient sa position pendant quelques minutes, mais ses poses sont défensives, prudentes. Autour, les hommes semblent s'ennuyer, déçus par l'échange frileux dont ils sont témoins. Ils ne semblent pas se rendre compte de la maîtrise qu'il faut pour tenir face à une force de la nature comme Hiroyuki. De défense en esquive, Baïsetsu semble ployer mais jamais se briser, et le maître d'armes semble en prendre ombrage.
Tout se termine en un coup. Comme excédé, Hiroyuki lance une attaque que Sôji lui-même connaît à peine, et le claquement sec de la lame sur la joue du garçon en fait sursauter plus d'un. Il s'écroule comme une masse avec un cri réprimé, et ne bouge plus. Derrière, le petit Arashi éclate en sanglots et le Seigneur Shien'shô secoue la tête avec dégoût, se détournant déjà.
La jeune Mayu se précipite vers son frère, des malédictions aux lèvres pour le guerrier brutal qui essuie son katana, où perlent des gouttes de sang.
"Mon Seigneur, votre fils est blessé!" alerte Sôji.
L'interpellé s'immobilise et se retourne vivement, ses yeux cherchant son fils, et Sôji retrouve un instant l'homme qu'il a connu, celui qui refaisait le monde en tenant son premier né dans ses bras, un homme qui a disparu, rongé par l'honneur et enfoui sous les pressions de sa charge.
"Montre moi," grogne t'il, bourru.
Baïsetsu, que sa sœur vient d'aider à s'asseoir, ôte la main qui tenait sa joue. Du sang ruisselle d'une coupure sous son œil droit, mais la blessure ne semble pas profonde. Ses yeux sont pourtant plissés et humides de douleur et d'humiliation et il semble avoir pâli.
"Il survivra," décide le père avec un reniflement. "Inutile d'appeler un guérisseur pour ça."
Sôji sait reconnaître un ordre quand il en entend un, et il s'incline à regret, mais la jeune Mayu ne semble pas être d'accord avec ça. Elle se redresse, protestant, et suit son père en direction de la maison, bien décidée à défendre son frère. Sans doute ne comprend-elle pas les méthodes employées pour aguerrir son aîné. A bien y réfléchir, Sôji n'est pas sûr de les comprendre, lui non plus.
Le calme revient dans le jardin, tandis que tous s'éloignent, le spectacle terminé. Seuls restent Baïsetsu, toujours assis dans la poussière, la manche de son kimono pressée contre sa joue pour étancher le sang, son petit frère, à genoux à côté de lui, les yeux encore brillants de larmes, et Sôji lui-même. Il regarde autour de lui, puis s'accroupit devant son élève.
"Jeune Maître, laissez moi voir ça," enjoint-il en levant une main vers le visage du garçon.
Baïsetsu ne lui répond même pas. Blanc comme un linge, il ne lève pas les yeux vers lui et pose à la place une main sur les cheveux de son petit frère, qui hoquette et s'essuie le nez d'un revers de manche.
"Arashi, ne pleure pas," le console son frère en lui caressant les cheveux.
"Mais tu saignes, Grand Frère!" renifle le petit en roulant des yeux effarés et humides.
Baïsetsu semble déglutir avant de hocher la tête. Il sourit faiblement à son frère, sans doute soulagé qu'à un âge si tendre, tous les sourires se ressemblent.
"Sensei va s'occuper de moi, d'accord? Tu devrais rentrer à la maison te nettoyer, Mère n'aimerait pas te voir comme ça," ordonne t'il gentiment, mais fermement.
Pourquoi semble t'il n'agir qu'en aîné que quand son père n'est pas dans les environs? Pourquoi a-t-il les qualités nécessaires pour faire un bon frère, mais pas nécessairement un bon fils? Assis comme il l'est, son kimono mal ajusté, les tempes luisantes de sueur et les joues trop pâles, il n'a pas fière allure, et pourtant son petit frère le regarde avec toute l'adoration qu'il mérite. Il se relève, un peu penaud, s'essuie à nouveau le nez dans sa manche, puis s'incline devant Sôji.
"Prenez soin de mon grand frère," demande t'il maladroitement mais poliment, arrachant un sourire au maître d'armes.
"Allez, file," l'enjoint Baïsetsu.
Sôji regarde Arashi s'éloigner en traversant le jardin, puis il se retourne, un peu perplexe face à l'empressement de Baïsetsu de le faire partir. Il y a aussi ce souffle toujours un peu court et ces traits pincés. Le sang sur son visage laisse une traînée rougeâtre qui ne devrait pas être là. Sôji est furieux contre Hiroyuki et ses méthodes brutales, furieux aussi contre son Seigneur qui a permis cette humiliation publique et furieux contre lui-même pour n'avoir pu que s'incliner.
"Venez," soupire t'il en se redressant. "Nous ferions mieux de rentrer nettoyer ça."
Baïsetsu ne bouge pas, et une de ses mains se crispe. Le ciel se couvre un peu et le frais le fait frissonner. Sôji se penche vers lui.
"Jeune Maître?"
Pour toute réponse, Baïsetsu empoigne le bas de son kimono et le remonte brusquement. Sôji reste un instant sans voix, presque nauséeux.
"Elle est cassée," murmure le garçon d'une voix faible en faisant mine de toucher sa cheville déformée, avant de se raviser. "Il va falloir que vous m'aidiez à marcher."
Du sang s'écoule paresseusement de la plaie, et Sôji grimace en voyant l'os qui a percé la peau.
"Seigneur de Jour…" jure t'il.
"Vous croyez que mon père jugera cela suffisant pour appeler un guérisseur?" continue Baïsetsu sur le même ton étouffé avec un sourire grimaçant.
Sôji choisit de ne rien répondre, presque irrité de l'apparente nonchalance derrière laquelle le garçon dissimule sa douleur. A dire vrai, il est même étonné qu'il ne se soit pas littéralement effondré en se brisant ainsi la cheville. Doucement, précautionneusement, il glisse un bras sous ses aisselles pour l'aider à se remettre debout.
"Je vous accompagne dans votre chambre et je préviens immédiatement vos parents. Je crois effectivement que votre père va faire venir un guérisseur. La fracture a l'air vilaine. Pourquoi n'avoir rien dit plus tôt?"
Ils s'acheminent lentement à travers le jardin, chaque pas ponctué de la respiration laborieuse de Baïsetsu. Sôji serre lui aussi les dents, et se surprend à détester ces lieux qu'il trouve soudain trop grands.
"Je ne sais pas trop… Un bras coupé ou une cheville fracturée… D'une façon ou d'une autre, cela mettrait fin à ma carrière peu glorieuse d'héritier du clan," souffle Baïsetsu tandis qu'ils arrivent devant la porte.
"Vous ne pensez pas ce que vous dites," rétorque Sôji, mais le regard qu'il reçoit en réponse fait fondre ses certitudes comme neige au soleil.
Il ouvre la porte d'une main, et ils sont accueillis par les femmes de la maisonnée. Tandis qu'elles s'affairent autour d'eux, Sôji se demande quoi faire, et la seule solution qui lui vient équivaut à une trahison.
Le Seigneur Shien'shô est furieux et inquiet, à en juger par la façon dont il porte lui-même son fils jusqu'à sa chambre, malgré ses protestations un peu trop faibles pour être efficaces. Son épouse et sa fille ont le caractère bien trempé des femmes du Nord et le démontrent en se répandant en invectives vers ceux qui ont rendu ce duel et ce fiasco possible. Le jeune Ryûtarô est chargé de tenir Arashi loin de la chambre de Baïsetsu le temps qu'on appelle un guérisseur.
Sôji se porte volontaire, et tandis qu'il court vers la maison de Maître Sato, le Magicien de la ville, pour qu'il envoie un message à la Capitale afin de dépêcher un guérisseur, il se répète qu'il ne trahit pas son Seigneur en agissant pour le bien de son fils.
Le vieil homme maudit les samouraïs et leurs mœurs guerrières, puis il accepte d'envoyer le message, non sans faire remarquer que le Seigneur Shien'shô ferait mieux d'investir dans un guérisseur. Et s'il se rend compte que Sôji y a rajouté de lui-même quelques mots, il ne semble pas en être dérangé. Il lui jette même plutôt un regard amical, surprenant chez cet homme si austère, et quelques minutes plus tard, Sôji retourne vers le domaine avec l'assurance qu'un guérisseur de renom arrivera le lendemain.
Pas un mot, en revanche, sur le Magicien dont il a requis la présence.
Le soir est tombé, entre temps, et les rues de la petite ville bruissent des rumeurs du jour. On parle beaucoup de l'accident, et plus d'une fois, Sôji doit se faire violence pour ne pas aller corriger les irrespectueux. Lui-même n'a pas encore décidé s'il s'agissait bien d'un accident, mais ce n'est pas à eux d'en juger.
C'est la jeune Mayu qui l'accueille et lui indique que son frère est couché, mais pas encore endormi. Elle le regarde bien en face, franche et solide comme elle l'est, et il lui semble voir un espoir dans ses yeux, un espoir qu'elle dépose entre ses mains à lui. Il lui sourit et monte quatre à quatre les marches qui mènent jusqu'à son jeune Maître.
La voix qui lui indique d'entrer est moins faible que ce à quoi il s'attendait, et c'est le sourire aux lèvres qu'il pénètre dans la pièce et vient s'agenouiller à côté du futon de son élève.
"Vous avez repris quelques couleurs, jeune Maître," remarque t'il, soulagé. "Le guérisseur qui doit arriver demain finira de vous remettre sur pied."
Baïsetsu a un sourire faible et soupire. Il redessine du bout d'un doigt le motif qui orne son futon, sans avoir l'air particulièrement ravi à la perspective d'aller mieux.
"Qu'est-ce qui ne va pas?" demande Sôji, pour le faire parler. Il n'ignore certes pas quel est le problème, mais ce garçon a parfois des préoccupations à l'inverse de ce à quoi on pourrait s'attendre.
En bas, dans la maison, on s'agite encore, mais dans la pièce, le seul bruit audible est pendant quelques temps leurs respirations calmes. Baïsetsu regarde autour de lui, comme s'il cherchait une réponse quelque part, puis il semble retrouver son calme et se tourne vers lui.
"Que faut-il que je fasse pour lui faire comprendre que je ne serai jamais comme lui?" demande t'il.
Il se frotte le bras avec nervosité, mais c'est là la seule preuve visible de son agitation.
"Et que faut-il que je fasse pour qu'il l'accepte? Je ne suis pas à ma place, ici…"
C'est un parfait résumé de la situation, et c'est d'autant plus cruel qu'il ne devrait au contraire être à sa place qu'ici, parmi les siens. En Sôji, la conviction qu'il fait ce qu'il faut grandit, et il sourit pour le rassurer.
"Je ne serai jamais un samouraï. Je n'ai pas la carrure pour en être un. Et puis, comment pourrais-je être quelque chose que je ne comprends pas?" continue Baïsetsu.
Ce n'est pas la première fois qu'il dit quelque chose comme ça. Plus d'une fois, il a expliqué avoir du mal à comprendre l'intérêt des duels d'honneur, de la voie du sabre. C'est comme si cette philosophie qui tient leur Empire debout était pour lui une aberration, une chose absurde et arriérée. Sôji ne le comprend pas, lui, mais il peut accepter la différence qu'il y a entre eux, contrairement à d'autres qui n'y voie qu'une forme de rébellion enfantine;
"Et que serez-vous, dans ce cas?"
Baïsetsu réfléchit. Il a cette habitude parfois troublante chez un enfant de toujours réfléchir, de toujours peser ses mots pour trouver l'équilibre juste entre les paroles et les non-dits.
"Je ne sais pas. Je voudrais juste que l'on m'accepte sans chercher à me changer," finit-il par répondre avant d'avoir un sourire amer. "Ce n'est pas un plan d'avenir très reluisant…"
"Disons qu'il vous faudra l'affiner, jeune Maître…" admet Sôji.
Il hésite. Il n'est pas sûr de devoir lui parler de son plan. S'il échoue, Baïsetsu n'en sera que plus déçu, et il semble si fragile, dans ce lit, son teint si pâle… Mais il sait également qu'il faut qu'il donne à ce garçon quelque chose à quoi s'accrocher. Il répugne à voir cette expression de défaite déformer ses traits.
"Écoutez moi," commence t'il, décidé. "J'ai fait quelque chose qui risque de m'attirer les foudres de votre Père, mais si tout marche comme je l'espère, les choses changeront pour vous."
Baïsetsu se redresse un peu, intéressé, et déjà une lueur vient pétiller au fond de ses yeux.
"Si vous êtes banni, je partirai avec vous…" promet-il, et Sôji sait qu'il ne plaisante qu'à moitié.
"Prions la Dame de Nuit que les choses n'en arrivent pas là."
"Qu'avez-vous donc fait?" insiste t'il.
"J'ai demandé à l'Académie d'envoyer un Magicien avec le guérisseur qui s'occupera de vous, demain."
"Mon Père n'a jamais requis de Magicien pour nous faire passer les épreuves," remarque Baïsetsu à mi-voix.
La lueur au fond de ses yeux prend la couleur de l'espoir, mais il secoue la tête, comme pour ne pas se laisser emporter. Les épreuves. L'unique moyen pour devenir Magicien est de passer ces épreuves auprès d'un des Maîtres de l'Académie. Et si les postulants sont nombreux, rares sont ceux qui se révèlent posséder un réel Talent.
"Tous ceux qui n'ont pas les talents nécessaires pour être samouraïs ne deviennent pas forcément Magiciens, Sensei," tempère t'il.
"Bien sûr. Mais vous, jeune Maître, vous le pourriez. Je ne sais pas si vous avez le Talent, mais vous avez certainement plus l'esprit d'un Magicien que celui d'un guerrier. Et surtout, vous n'avez rien à perdre, n'est-ce pas?"
A cette question, Baïsetsu baisse à nouveau les yeux, et il semble les poser sur son pied qui, sous la mince couverture, a été bandé pour maintenir l'os en place jusqu'à la venue du guérisseur.
"Non… Rien du tout, en effet…"
Le lendemain soir, après le passage du guérisseur et du Magicien, l'espoir fragile dans les yeux de Baïsetsu a laissé place à une détermination farouche. Après que le guérisseur eut ressoudé l'os, ne laissant derrière qu'une fine cicatrice, il a également offert de guérir sa blessure à la joue, mais il a essuyé un refus. Celle là, comme son père l'avait décidé, il la garderait, a t'il expliqué. Puis le Magicien est entré, un homme austère et sec, aux cheveux argentés et aux mots rares. Malgré l'accueil réservé du Seigneur Shien'shô, il a persisté, s'attirant la sympathie de Sôji, et a finalement obtenu l'autorisation de faire passer les épreuves à tous les jeunes gens de la ville, ainsi que l'ordonnent les décrets impériaux.
Et au bout de quelques minutes, seulement, il a quitté Baïsetsu en lui intimant de se reposer, expliquant que la route jusqu'à l'Académie était longue. Sur ses lèvres errait un sourire satisfait que Sôji avait longtemps trouvé sur les siennes, suite à une discussion fructueuse avec son jeune Maître.
Le soir, au repas donné pour fêter l'annonce de l'entrée prochaine de l'héritier du Clan à l'Académie Impérale, le Magicien se rêvèle un hôte silencieux, qui se contente de sourire aux questions qu'on lui pose sur le déroulement des épreuves de Baïsetsu. Il garde également le silence sur les circonstances exactes de sa venue dans leurs murs, et quand Sôji le prend à part pour l'interroger, il répond que son futur élève lui en a fait la demande expresse.
"Il a le Talent, et il a également du talent, tout simplement," explique le Magicien. "Croyez-moi, Maître d'Armes, nous ferons de ce jeune homme quelqu'un d'exceptionnel. Il en a la trempe."
Sôji sourit. Il faut encore préparer le départ du futur Magicien, consoler ses frères et sœur, et faire ses adieux. Il sait que Baïsetsu doit également parler à son père avant son départ. Mais pour le moment, il préfère garder en mémoire la joie sereine sur le visage du garçon. Il n'a pas encore trouvé sa place, mais il est en bonne voie. Et un jour, Sôji sait qu'il sera fier d'être celui qui lui aura fait faire le premier pas en avant.
FIN.