Titre : L'ombre de la discorde
Auteur :
flo_neljaFandom : Jonathan Strange & Mr Norrell
Personnages : Jonathan, Norrell, mention d'Arabella
Rating : PG
Thème : A-2. Jalousie
Disclaimer : Les personnages et l'univers appartiennent à Susanna Clarke.
Notes de l’auteur : Spoilers jusqu'à la fin du livre ! C'est le chapitre 4 d'une fic qui en comptera six, avec du Jonathan/Arabella.
Chapitre 1 : Retour à Lost-Hope.
Chapitre 2 : Les Automnes Oubliés Chapitre 3 : Plumes d'anges perdues Jonathan Strange et Mr Norrell se seraient attendus à un trajet long et difficile, comme pour se rendre au paradis. Mais l'enfer les aspira avec avidité comme un Maelström brûlant. Quelques secondes seulement après avoir lancé le sort, l'abbaye se posa avec un bruit mat et désagréable.
Mr Norrell grogna.
- J'aurais dû demander aux anges d'étendre leur protection à mon abbaye. Savez-vous quels dégâts des démons peuvent-ils faire dans une maison respectable ? D'ailleurs, vous, vous auriez pu y penser !
Jonathan soupira. Quelques secondes en enfer seulement, et il commençait à se demander si les démons réussiraient à être aussi déplaisants que son collègue.
- Vous disiez que les démons étaient mieux connus que les anges ! Ne pouvez-vous pas lancer le sort vous-mêmes ?
- Je vais le faire. acquiesça Mr Norrell. Je crains cependant que ce soit moins fiable. Les anges et les démons se connaissent bien. Ils ont passé tellement de temps à s'affronter, vous savez... Aidez-moi !
- Pourquoi devrais-je le faire ? C'est votre maison respectable.
Mr Norrell serra les dents.
- Pour plusieurs raisons, la seule capable de convaincre un être ingrat et obtus comme vous étant que cela vous permettra de continuer à la voir et à y entrer.
- N'est-ce pas censé être une protection contre les démons ?
- Et quel est l'intérêt d'être aussi spécifique ? On ne sait jamais tout ce qui peut se trouver dans un endroit aussi mal famé ! Je ne veux rien ni personne dans ma maison, c'est tout ! Sauf vous. Et si vous continuez, je vais peut-être changer d'avis.
Cela commençait très mal. Mais Jonathan n'était pas énervé au point de ne pas reconnaître la raison derrière ces arguments.
Ils exécutèrent leur magie avant de sortir pour retrouver la nuit. Leurs lanternes surnaturelles avaient été préparées.
- Je me demande si l'obscurité règne toujours ainsi en enfer, pensa Jonathan à haute voix. Si nous changeons quelque chose en arrivant ici.
- Une plaine rouge sombre sous un ciel d'or pâle, cita Mr Norrell. C'est ce qu'on vu les humains qui ont jadis été utilisés pendant leur rêves pour élever une tour de pierres gémissantes dans Agrace, le royaume infernal du Roi Corbeau. On ne sait pas si c'était le jour ou la nuit, ni même si ces termes ont un sens ici... Mais nous sommes condamnés à l'obscurité, pas juste à l'absence de soleil.
Jonathan avait lu ce texte, et s'énerva plus que de raison de ne pas y avoir pensé lui-même.
- Dans les textes divins, dit-il, évoquant un souvenir très vague juste pour le plaisir d'être contrariant, on dit que les démons ont chuté dans une grande plaine entièrement vide et grise.
Il ne pouvait pas juger pour les couleurs, mais il n'y avait rien ici. Jonathan n'était même pas certain de pouvoir trouver de la poussière au sol dur, rugueux, et accidenté. Soudain, quelque chose bougea dans la faible clairière de lumière que tentaient de tailler leurs lampes. Un démon était passé, comme une tornade rouge sombre, ou peut-être était-ce le sang de leurs yeux.
- Suivons-le ! souffla Jonathan, s'élançant dans sa direction.
- A supposer que nous le rattrapions - et qu'il ne nous voie pas arriver de loin, avec nos lampes - comment le ferions-nous saigner ? demanda Mr Norrell, sarcastique.
- Bonnes questions, bonnes questions, reconnut Jonathan, quoique avec une certaine amertume, en s'arrêtant. Je vous fait confiance pour modifier l'enchantement de ces torches pour qu'elles n'éclairent que nous. Je n'ai pas d'arme, mais j'ai appris à faire de l'air une lame.
- Me faire confiance, c'est-à-dire me demander de tout faire. Nous aurions dû demander à ces anges de nous prêter leurs épées de flamme, grogna Norrell entre deux incantations. Ce n'est pas comme s'ils en faisaient quelque chose, et cela aurait rempli les deux usages.
- Ceux qu'on blesse avec du feu n'ont pas tendance à saigner.
- Qu'essayez-vous d'insinuer ? demanda Mr Norrell, furieux.
Jonathan, surpris de cette réaction, hésita, se demandant si Norrell s'était emporté devant un sarcasme léger, et sinon quelle interprétation fausse et tirée par les cheveux avait pu lui passer par la tête.
Mais - heureusement, d'une certaine façon - c'est à cet instant qu'il lui sembla remarquer un mouvement, à la limite de son champ de vision.
- Par là, et cette fois, plus de contestations ! murmura-t-il.
Les contestations de la dernière fois avaient été utiles, mais il préférait l'oublier.
C'étaient comme des ombres qui luttaient, d'une obscurité telle qu'elle blessait les yeux. Elles semblaient ne pas avoir de forme fixe, s'étendant sans cesse pour agripper, pour déchirer, dévorer. Si Jonathan ne s'était pas senti protégé par la bénédiction des anges, il se serait enfui en courant. Même ainsi, une part de lui en avait envie.
Il tenta de se concentrer, d'analyser le combat d'un oeil extérieur. Finalement, peut-être avaient-ils des corps fixés, juste malléables. L'un d'entre eux lui rappelait une énorme grenouille accroupie et grimaçante, aux petits yeux fourbes. Elle bougeait peu, mais souvent, de longues langues semblaient jaillir par surprise, très vite, de tout son corps, pour aller attaquer, transpercer. Les deux autres ressemblaient plus à des serpents, se nouant pour étrangler, rapides et glissants.
- Cela semble être notre chance. Peut-être devriez-vous y aller pendant qu'ils ne font pas attention à vous ? suggéra Mr Norrell.
Jonathan voulut lui crier dessus pour avoir fait une telle suggestion, et pourtant il ne voyait aucun argument valable. Non, ils ne pouvaient normalement pas le blesser, même sans le voir, par un coup perdu. Ils n'étaient certainement pas concentrés sur ce qui les entourait. Et bien sûr c'était lui qui devait y aller, qui s'était vanté de faire des lames d'air.
Il aurait pourtant largement préféré pouvoir attendre qu'ils aient fini et ramasser à terre les gouttes de sang qui lui manquaient. Plus que ça, réalisa-t-il brusquement. Plus que ça, quelques recherches magiques, et la malédiction serait brisée. Il n'y avait pas à hésiter !
Après tout, qui disait qu'il avait besoin de brandir une épée ?
L'air des enfers, déjà lourd et presque douloureux, était partout autour d'eux. Se concentrant, murmurant les mots qui le rendraient tranchant, Jonathan lança son attaque sur le noeud de démons.
Aucune loi magique n'interdisait cela. Mais Jonathan avait fait la guerre, il avait affronté des humains. Il n'y avait juste jamais pensé - il n'avait pas eu cette cruauté, ou cet orgueil, ou ce sens pratique.
Il y eut du sang. Cela aurait été difficilement possible autrement. Un des démons-serpents fut proprement tranché en deux, tandis qu'une entaille béante s'ouvrait sur le ventre du démon-grenouille et qu'un de ses bras volait en l'air.
Mais les langues avides des deux démons encore en vie l'aspirèrent au sol, leurs crocs se précipitèrent vers les membres tranchés, et bientôt il n'y eut plus rien à nouveau. Même celui qui avait été tranché en deux semblait se reconstituer à partir de la tête, se battit avec le démon grenouille pour sa propre queue...
Il fallait les attaquer de nouveau, de près, cette fois. Mais avant que Jonathan ait pu rassembler ses pensées et son courage, ils disparurent. Ou plutôt, ils devinrent esprits, presque transparents.
Mr Norrell eut un soupir qui exprimait très clairement que si on suivant toujours ses conseils dans les détails, l'univers serait bien meilleur non seulement pour lui mais pour tout le monde.
- Sous cette forme, aucune lame ne peut les faire saigner. Cela doit vous amuser, de prolonger notre séjour inutilement...
- Si au lieu de donner des conseils flous, vous aviez partagé votre savoir un peu plus tôt ! Si vous aviez, je ne sais pas, agi !
- Je ne peux pas tout faire ! C'est déjà moi qui ai fait l'effort de récupérer de la documentation...
- Quelle documentation ? Si vous me l'aviez laissé lire, peut-être n'auriez-vous pas eu l'occasion de donner vos conseils qui arrivent toujours trop tard ! Mais vous retrouvez vos mauvaises habitudes, on dirait !
Norrell sembla sincèrement blessé.
- Là voilà ! s'exclama-t-il en sortant un énorme livre d'une de ses poches modifiées pour cela. Et si je ne vous l'ai pas montré, c'est parce que même si je l'ai pris pour votre quête, vous m'auriez demandé d'aller le rendre, ingrat !
Jonathan était certain de n'avoir jamais été présenté à l'illustration de couverture, un démon qui menaçait de mordre. En fait, si on le lui avait demandé, il aurait, pour une fois, émis une opinion fausse et positive sur Mr Norrell, à savoir qu'il ne possédait rien d'aussi mauvais goût. Mais, en le voyant, il eut une réminiscence soudaine.
- C'est le livre que cherchaient les enfants-fées dans la bibliothèque de Lost-Hope ! Avec des illustrations en couleur, et... des flammes qui brûlent vraiment.
- Seulement quand on l'ouvre aux mauvaises pages, heureusement, précisa Mr Norrell.
- Vous l'avez volé ?
- Je vous l'avais dit ! Je savais que vous le prendriez mal ! Si vous ne voulez pas de mon aide, allez-y, allez chercher ce sang tout seul ! Je retourne à l'abbaye !
- Pour ce à quoi votre aide et vos livres volés servent, j'y arriverai certainement plus vite ! s'exclama Jonathan.
Ils eurent un moment d'hésitation.
- Ce n'est toujours pas physiquement possible, n'est-ce pas ? demanda Jonathan. De nous séparer, je veux dire. Rien que pour cela, vous devriez être un peu motivé pour obtenir ce sang de démon, n'est-ce pas ?
La fureur de Mr Norrell s'amplifia encore, jusqu'à sembler déborder de son corps.
- Bien sûr ! Je n'ai même pas la possibilité de me reposer ! Mais vous savez ? Même si vous ne serons séparés que brièvement, vous m'exaspérez tellement que cela vaut largement la peine d'essayer !
Il tourna les talons et s'éloigna avec toute la dignité dont il était capable. Jonathan hésita encore.
- Et puis, après tout...
Il partit dans la direction opposée.
- Si je suis rappelé près de lui alors que j'avais trouvé quelque chose d'intéressant, grogna-t-il, je...
Mais il peinait à trouver une rétribution qui soit appropriée et qu'il pouvait prononcer en conservant l'image de gentilhomme qu'il avait de lui-même en ses jours d'orgueil. Il n'acheva donc pas sa phrase, et, à la place, serra les dents et hâta le pas ; mais en faisant un quart de tour, pour ne pas trop s'éloigner. Il ne voulait pas se retrouver auprès de Mr Norrell tout de suite. Cela aurait été très pénible pour Jonathan, et, à en juger par son état d'esprit actuel, il aurait certainement taché de rendre cela déplaisant pour son insupportable collègue aussi.
- Je vous vois ! s'exclama-t-il, soudainement, sans avoir pu chasser l'humeur de sa voix.
- Parce que nous voulions être vus, répondit un des démons-serpents
Il se rapprocha de Jonathan. L'autre arrivait de l'autre côté. Ils étaient toujours sous forme immatérielle, mais ils n'étaient pas rassurants pour autant.
- Vous êtes furieux pour ce que je vous ai fait tout à l'heure ? Je ne présenterai pas d'excuses. En fait, j'ai trouvé cela plutôt amusant. Vous moins, apparemment. Vous êtes venus, mais votre lâcheté est manifeste.
Il était fou, pensa-t-il. Mais s'ils s'offensaient, s'ils voulaient l'attaquer, alors ils redeviendraient probablement matériels. Et alors, il pourrait les blesser à nouveau, si près d'eux maintenant, obtenir ce qu'il souhaitait...
- Il serait stupide de notre part de vous attaquer alors que vous bénéficiez de la protection divine, répondit l'autre serpent, avec une grimace de déception.
Bien sûr, ils pouvaient s'en rendre compte, supposa Jonathan. Cela semblait assez logique. Pour le peu qu'il avait vu du paradis, les anges semblaient plus enclins à lancer des sorts qui assuraient une paix mutuelle plutôt que d'autres qui auraient encouragé à poignarder dans le dos par surprise. Même si, pour l'instant, cela n'arrangeait guère ses affaires.
- Je suppose alors que vous êtes venus pour le plaisir de ma compagnie, répondit-il.
- Pas tout à fait. Nous voulons vous faire une proposition.
Le démon tentait probablement de sourire, mais cela ne fit qu'envoyer un frisson d'horreur dans les entrailles de Jonathan.
- Dites-moi laquelle, que je puisse vous faire une suggestion extrêmement impolie sur ce que vous pouvez faire avec ! s'exclama Jonathan. Il semblait que malgré son premier échec, il n'avait pas entièrement renoncé à son plan de les exaspérer. Ou alors, il avait juste envie de passer sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
- C'est notre sang que vous voulez, n'est-ce pas ?
Si Jonathan avait été une créature surnaturelle, il aurait très probablement lui aussi connu les détails de la magie qu'on pouvait faire avec les parties de son corps, ne serait-ce que pour pouvoir les garder en sûreté. Il n'aurait donc pas dû se sentir si fâché d'avoir été percé à jour. C'était pourtant le cas.
Son silence fut probablement perçu comme une approbation. Peut-être cela n'avait-il même pas été une question en premier lieu.
- Ce que nous cherchons, nous, est un magicien compétent. » reprit l'autre serpent. Mis à part leur position relative, Jonathan n'avait aucun moyen de les différencier l'un de l'autre, et ils semblaient sûrement partager les mêmes pensées. Peut-être était-ce un seul démon. « Il me semble que nous pouvons parvenir à un accord.
- Vous me demandez de travailler pour vous ! s'exclama Jonathan, frappé par l'absurde de la situation. Pour quoi faire ?
- Comme vous avez pu le constater, nous sommes actuellement en guerre contre une autre faction de démons. Il faut bien trouver un moyen de faire passer le temps, et leur chef et tellement intolérable... incapable de se remettre en question, ou d'accepter quoi que ce soit qui ressemble à un changement, sans compter que si on le laissait faire il s'approprierait tout l'enfer...
- Et vous voulez que je sois impliqué ? - C'était absurde, mais Jonathan devait avouer qu'il n'aurait rien eu contre tuer encore quelques démons, en cet instant. - Combien de temps ?
- Ah, vous autres, humains vivants, sont incapables de comprendre la perception que nous avons du temps. Cela ne compte pas, si ce n'est pas jusqu'à la fin du monde.
- Désolé de vous apprendre cela, mais dans ce cas, je n'aurai plus aucun usage de tout ce que vous pourriez me proposer en retour. Je ne vois pas très bien comment vous espérer que j'accepte.
- Oh, mais avec cette perception différente, nous sommes aussi capables d'attendre pendant des périodes que vous n'imagineriez pas. Une vie humaine, par exemple, même très longue.
- Pour dire les choses clairement, vous voulez mon âme quand je serai mort.
- Exactement.
- Pour la soumettre à une éternité de tortures. Il n'y a pas à dire, vous savez présenter un contrat sous son meilleur jour.
- Non, non, certainement pas ! On a beaucoup médit de nous sur ce point. Même si, à la suite d'un accord passé entre nous, vous vous retrouvez ici après votre mort, les tortures ne s'appliquent que si vous avez commis suffisamment de mauvaises actions dans votre vie. Mais dans ce cas-là, vous vous retrouveriez ici de toute façon, alors cela ne change rien, n'est-ce pas ? D'ailleurs, en signant ce contrat, même si justement vous aviez de bonnes raisons d'y être, il serait facile de commuer ces souffrances en travail utile...
- Je viendrais aux enfers pour mener une petite vie agréable et tranquille, interrompue de temps en temps par un raid contre vos ennemis, c'est cela ?
- Exactement ! De plus, vous trouveriez à qui parler. Les magiciens sont plutôt nombreux, ici.
- C'est étrange, je n'en ai pas croisé un seul.
- Bien sûr. Ils n'ont pas grand chose à faire dans un lieu aussi désolé, alors que le Roi Corbeau a fait construire pour eux une haute tour en Agrace.
- De fait, poursuivit l'autre serpent, il avait de bonnes raisons d'améliorer leur vie, puisque la plupart d'entre vous sont ici. Il paraît qu'on y trouve une belle bibliothèque de magie, d'ailleurs. Les magiciens vivants pouvaient d'ailleurs les visiter, à une époque, mais cela ne se fait plus depuis qu'il est parti.
- Pour que vous puissiez leur proposer de petits contrats ?
Jonathan aurait mieux fait de ne pas intervenir, ne pas poser de questions, et nier tout intérêt pour la question, réalisa-t-il. Par chance, ses deux interlocuteurs semblaient tout à fait enclins à poursuivre.
- Ce n'était sans doute pas sa première idée, mais je ne vois pas pourquoi il y aurait été opposé. Après tout, le Roi Corbeau a toujours voulu établir des liens de saine diplomatie, à défaut de franche amitié, entre les sujets de ses différents royaumes : les humains, les fées, les démons, et, ceux qu'il privilégiait entre tous, les magiciens.
- C'est d'ailleurs dans les Terres Amères que l'un d'entre nous a croisé pour la première fois le Gentleman aux Cheveux de Chardon.
- Vous saviez donc depuis le début pourquoi je suis ici, dit Jonathan d'un ton neutre.
- Bien sûr. Avons-nous donc prétendu le contraire ? Nous ne mentirions pas à un futur allié.
- Je n'ai pas encore accepté ! s'exclama Jonathan. Puis il se maudit intérieurement pour ce "encore". Cela aurait dû être une plaisanterie, mais elle pouvait se retourner contre lui. Le démon serpent ne releva pas, pourtait, et poursuivit.
- Vous savez, il s'agit là d'une malédiction qui vient entre autres de nous. C'est bien le moins que nous sachions en reconnaître les victimes. Ah, des malédictions si noires sont superbes, car nous gagnons autant à les offrir qu'à les recevoir. Et cette qualité de solitude sombre et amère ne peut venir que de chez nous.
- Je ne suis pas seul, répondit Jonathan, pensant à Mr Norrell. Il y avait une faille dans votre magie, ou dans la façon dont elle a été utilisée.
- Croyez-vous ? Effectivement, vous n'êtes pas seul. Mais vous avez désiré l'être, un instant, parce que la compagnie quotidienne de cet homme est encore bien pire. Il ne fait que vous rappeler, par sa présence, l'absence de ceux qui vous manquent, n'est-ce pas ?
- Vous vous croyez certainement très intelligents, mais ce n'est pas en me parlant d'Arabella que vous me convaincrez. Au contraire, pourquoi irais-je passer mon éternité dans un endroit où elle n'a pas sa place ?
- Bien sûr, si vous avez totalement confiance en elle, ce raisonnement est sans faille. La question devient donc : est-ce vraiment le cas ?
- Evidemment !
- Supposons que vous ne la retrouviez jamais - à en croire votre fierté, vous semblez disposer à l'accepter comme une alternative valable. Pensez-vous qu'elle vous attendra ? C'est une femme joyeuse et séduisante, et elle aura toutes les raisons de croire que vous l'avez abandonnée. D'ailleurs, si vous renoncez ici, ce sera quelque peu le cas.
- Je me demande, continua l'autre serpent, pensez-vous qu'elle n'aurait pu aimer que vous, ou que vous êtes juste arrivé le premier ? Si elle en épouse un autre, par amour ou par dépit, elle n'aura plus sa place en haut ; et alors, vous profiterez bien de votre grandeur d'âme, seul ! Ou alors, au contraire, pensez-vous finir ici ? Voulez-vous donc l'emmener avec elle ? La solitude et le désespoir peuvent faire cela. Mais vous le savez déjà, bien sûr...
Jonathan voulut protester. Mais il doutait de pouvoir convaincre un démon de la fidélité d'Arabella. Et puis, il y avait une part de vérité. Depuis tout ce temps, elle devait craindre pour la vie de Jonathan ou pour sa constance.
Le démon ne convaincrait pas Jonathan, il en était persuadé. Mais il pouvait, certainement, lui faire perdre espoir, le poison de ses paroles plus dangereux que celui de ses crocs.
- Mais bon, dit le serpent d'un ton plus léger, après tout, si j'en crois vos protections, vous avez visité le paradis, n'est-ce pas ? Vous savez bien que vous aurez l'impression d'être heureux avec elle, même si elle n'y est pas. Je comprends que vous préfériez ça à la situation opposée ! Il en serait de même pour n'importe qui ! Et je crois savoir quel est votre problème.
- Le fait que j'ai confiance en ma femme ? demanda Jonathan ironiquement.
- Ca aussi, et si cela peut vous rassurer, c'est une maladie que vous partagez avec une bonne partie des cocus. Mais non. C'est juste que vous tenez à votre âme, ce que je peux comprendre, sans doute autant que nous tenons à votre brillante assistance. Et, comme vous nous avez malencontreusement surpris, vous avez pu constater que, même si vous désirez notre sang avec ardeur, nous le dépensons libéralement, et ne faisons que profiter de votre besoin. Cela vous laisse l'impression d'être le dupe du marché.
Encore une fois, l'autre serpent continua pour lui.
- Aussi, il n'y a pas d'autres solutions, nous allons rajouter quelque chose dans la balance.
Il y eut une vive lumière qui plissa un instant les yeux de Jonathan, habitués à la pénombre. Quand il les rouvrit, il vit un feu formidable, sur lequel était posé un énorme chaudron chauffé au rouge ; le genre de choses qu'on s'attendait, finalement, à voir en enfer.
L'homme qui se noyait dans l'eau bouillante, son visage émergeant parfois pour appeler au secours, était le père de Jonathan.
Il crut lire quelque chose dans son regard ; il pensa être reconnu.
- Reprenons nos affaires, donc, dit un des démons. Votre père ne vous a jamais maltraité, et vous a légué une quantité d'argent plus que raisonnable, même si vous en avez peu profité de son vivant. Mais on ne peut pas nier qu'il avait sa place ici. Vous l'avez toujours su. Et il n'en sortira pas ; mais quel contrat êtes-vous prêt à signer pour lui offrir des conditions plus confortables ?
Mais pendant que Jonathan vivait, bien malgré lui, une douloureuse réunion familiale, nous retrouvons Mr Norrell qui avait, lui aussi, souffert des mauvaises rencontres qu'on peut faire en ce genre de lieu. Il avait eu la même réflexion que Jonathan : s'il s'aventurait trop loin, ou essayait de retrouver à l'abbaye, ils se retrouveraient à nouveau ensemble, en un très mauvais moment. Mais plutôt que de partir sur un route parallèle, il s'était tout simplement assis, et s'était même abaissé à conjurer une chaise. Même cela n'était pas satisfaisant : elle lui semblait peu solide, presque immatérielle, prête à le trahir et à s'effondrer sur le côté d'un instant à l'autre. Enfin, c'était toujours mieux que le sol de l'enfer, auquel Mr Norrell vouait tout autant d'inimitié qu'au lieu dans son ensemble.
Alors qu'il était en train de feuilleter le grand livre des démons pour identifier ceux qu'il venait de croiser, s'interrompant seulement de temps en temps pour une pensée injurieuse supplémentaire à l'encontre de Jonathan Strange, il fut approché par le démon grenouille qu'il avait déjà rencontré.
- Mr Norrell, je présume ?
Le vieux magicien ne fut que peu reconnaissant pour cette occasion d'étudier l'apparence du démon de plus près ; il préféra même éviter, car elle était très déplaisante.
- Je suis occupé, répondit-il en levant à peine les yeux de son livre.
Il réalisa alors que le démon connaissait son nom. Mais, étant un des plus grands magiciens d'Angleterre, cela ne lui causa aucun étonnement - et pas non plus de fierté, de la part d'une créature qu'il estimait si peu.
- Mr Norrell, la nouvelle de votre talent est parvenue jusqu'ici et bien plus loin, et nous voudrions vous faire une humble proposition.
Le niveau de politesse, et, en un sens, de flagornerie, devenait maintenant suffisant pour que Mr Norrell écoute la proposition dans son entier, regardant vaguement par-dessus l'épaule de son interlocuteur, avant de dire sèchement qu'il n'était pas intéressé.
- Comme vous avez pu le constater, nous sommes actuellement en guerre contre une autre faction de démons. Il faut dire que leur chef est d'une arrogance, d'un manque de respect... il s'imagine que tout lui est dû.
Mr Norrell émit un son neutre et se demanda s'il pouvait continuer à faire semblant d'écouter ces discours sans intérêt tout en lisant son livre.
- Mais avec votre assistance, il ne fait aucun doute que nous pouvons écraser nos adversaires.
Mr Norrell soupira. Il était vraiment temps de mettre un terme à cette conversation.
- Et pourquoi aurais-je envie de vous la donner ? Vous n'avez rien à m'offrir. Ce n'est pas moi qui suis venu pour votre sang ! De fait, ce serait une expérience magique intéressante, de briser ce maléfice. Mais dès que ce sera fait, mon jeune et insupportable disciple retournera auprès de son épouse. - Le magicien eut un moment d'hésitation. - Bien sûr, il est insupportable, aussi ce ne serait pas une grande perte. Mais pourtant... oh, il me laisserait seul sans un instant d'hésitation, l'ingrat !
- Il semble effectivement très antipathique, approuva le démon grenouille.
Mr Norrell ne lui fut pas une seconde reconnaissant pour cette approbation.
- Et vous, cessez cette comédie. Vous essayez d'acheter mon âme. Jamais on n'a relaté une autre occurence d'un démon parlant aimablement à un humain. Ne commencez-vous pas à vous en lasser ? Vous me rappelez les marchands ambulants des foires puantes, mille fois refoulés, et pourtant toujours prompts à happer un passant avec des promesses mensongères sur les capacités de leurs produits d'une provenance discutable. Mon âme est à moi. Personne d'autre n'y touche.
- A nous, aussi.
- Justement, non. Etes-vous sourd ou stupide ?
- Oh, les actions parlent, et votre âme est à nous.
Mr Norrell ne put retenir un frisson dans la nuque.
- Je ne le pense pas, dit-il d'un ton buté. Mais si tel est le cas, he bien, non seulement je n'ai rien à obtenir de vous mais vous n'avez rien à obtenir de moi, aussi je vous prierai de cesser d'abuser de mon temps.
Mais le démon ne sembla pas comprendre la situation, pourtant très claire, et resta accroupi en face de Mr Norrell.
- Effectivement, nous désirons des âmes ; des âmes pures, que nous n'aurions pas eu sinon. Mais nous pouvons parler plus longuement de cela...
- Je n'en ai pas sur moi, interrompit Mr Norrell, d'une voix qu'il espérait aussi tranchante et conclusive que possible.
- Non, mais vous pourriez. N'avez-vous pas une histoire de cela ? N'avez-vous pas cédé la moitié de la vie d'une noble dame, pour la gloire et la reconnaissance ? La première fois est la plus difficile, dit-on. Nous donneriez-vous l'âme de votre insupportable collègue et disciple, si elle était entre vos mains ? Nous pourrions bien nous occuper de lui, et lui donner ce qu'il mérite.
- Certainement pas !
- C'est bien ce que j'attendais. Même lorsqu'il se montre le plus odieux envers vous, vous ne le détestez pas tout à fait, n'est-ce pas ? Je ne vous ai parlé de son âme que parce que, mêlée à la vôtre par notre magie, elle serait si facile à atteindre... et qu'en est-il de sa jeune dame ?
- Oh, elle n'est plus si jeune que ça, grogna Mr Norrell.
Le démon sourit.
- Probablement. Mais nous donneriez-vous son âme à elle en échange de ce sang de démon que vous recherchiez ? Vous avez tout à y gagner, pensez-y : vous pourriez lancer un sort novateur, et comme vous réussiriez, vous seriez libéré de votre malédiction déplaisante. Mais votre jeune camarade n'aurait plus d'endroit où se fixer, et reviendrait certainement étudier la magie avec vous suffisamment souvent. Du moins, si elle mourait peu de temps après, mais cela peut s'arranger...
- Cela ne marche pas comme ça !
- Oh, vraiment ? Avez-vous donc étudié le sujet ?
- S'il était possible de faire de telles choses...
- Cela l'est. Cela demande un lien magique. Mais vous en avez un avec Mr Strange, et lui avec sa femme.
- Comment ? Depuis quand ? Ce n'est même pas une magicienne...
- Oh, nous avons l'occasion de savoir beaucoup de choses, ici. C'est impressionnant comme les morts les plus inutiles sont prêts à parler, une fois ici. Il aurait, à l'occasion d'un sort, glissé son coeur dans sa poche.
Mr Norrell eut un air de mépris ennuyé.
- Justement ! Jonathan ne me le pardonnerait jamais !
- Il ne saurait rien, évidemment.
- S'il y a une connexion magique qui passe par lui, évidemment que si ! Ne le sous-estimez pas !
- Oh, ce n'est pas le cas ! Au contraire, il nous semble potentiellement très importun. Savez-vous que dans la même temps, des émissaires de nos redoutables ennemis sont probablement en train de lui faire la même proposition ? J'ai plus confiance en vous. Ai-je eu tort ? Peut-être, en ce moment même, est-il en train de vendre votre âme en retour, car il en a lui aussi la possibilité. De quelle façon le sentiriez-vous ? Réfléchissez-y bien, guettez la moindre impression déplaisante, car au fond, vous n'en savez rien.
- Il ne ferait jamais cela ! s'exclama Mr Norrell.
- Vous jugez selon vos propres sentiments. Peut-être, malgré votre dispute, ressent-il encore de l'amitié pour vous. Mais vous savez aussi que cet enjeu importe plus pour lui que pour vous. Vous avez toujours su qu'il était plus attaché à sa femme qu'à vous, n'est-ce pas ?
Mr Norrell ne répondit rien. Il ferma sèchement son livre, se leva, et reprit son chemin en direction de l'abbaye.
- Même si le pacte que vous me proposez était possible, même s'il était intéressant pour moi, croyez-le bien, je préfèrerais perdre tout avantage plutôt que de passer un traité avec un personnage si fâcheux que vous, qui ne me laisse pas lire tranquille. Je suis entièrement déconcentré, maintenant.
Pour la première fois, le démon sembla décontenancé, mais il se reprit, ricanant.
- Si vous avez besoin de réfléchir, bien entendu, l'affaire n'est pas urgente. Après tout, comme je vous l'ai dit, que Mr Strange décide de vendre votre âme ou pas, vous nous appartenez déjà. Si vous devenez plus raisonnable, peut-être pourons-nous rajouter à nos arrangements une pièce personnelle où on vous laissera lire tranquillement. Sinon... j'en suis désolé pour vous, mais c'est une question de siècles, au maximum, pour que vouis puissiez reconnaître qu'il existe ici bien pire compagnie que la mienne.
Mr Norrell sembla plongé dans ses pensées un instant, marmonnant des mots incompréhensibles entre ses lèvres, comme s'il parlait tout seul.
Puis il eut un geste rapide, et le démon s'évapora dans l'air. Mr Norrell se réjouit en voyant que le processus semblait assez douloureux.
Cette grenouille l'avait vraiment mis de mauvaise humeur.
Il tapota la couverture de son livre énorme avec une certaine gratitude, puis reprit sa route en direction de l'abbaye, à pas rapides.
- Alors, reprit un des démons serpents dans le même temps, êtes-vous devenu plus raisonnable, Mr Strange ?
Jonathan approcha la main du chaudron. La chaleur était presque insoutenable ; sa main, pourtant, n'était pas blessée. Mais les hurlements de douleur de son père lui vrillaient les oreilles. Il voulait y chercher des mots qui lui seraient adressés ; il craignait de les découvrir.
- Un effet de ce sortilège de protection angélique. Mais ce n'en est pas moins réel, expliqua un des serpents, grimaçant comme si cela le frustrait intensément de manquer une occasion de faire souffrir un humain. Vous pouvez lancer un sort de révélation des illusions, si vous le souhaitez.
Jonathan ne se priva pas de le faire, et cela ne fit que rendre son dilemme plus douloureux.
- Peut-être pourrions-nous arriver à un accord, siffla le démon. Si vous tenez tant à votre âme, à une éternité passé dans ce paradis qui pourtant est si ennuyeux, et où il n'y a aucun lieu prévu pour la magie, pourquoi ne pas nous offrir l'âme de votre collègue ? Bien sûr, il serait moins efficace que vous, mais nous pourrions sans doute lui trouver un usage.
- On ne peut pas vendre l'âme de quelqu'un d'autre, fit remarquer Jonathan d'un ton excédé.
- Vous serez peut-être surpris d'apprendre que quand elles sont liées de façon si complexe, cela devient possible. N'avez-vous jamais lu d'histoires de mages promettant les âmes de leurs apprentis ? En êtes-vous sûr, même si on les a cataloguées en tant que légendes ?
- De toute façon, je ne le ferai pas !
- Oh, bien sûr... dit un des serpents, après ce qui semblait un instant de réflexion. Vous le détestez, au point de ne plus tolérer sa présence, mais votre orgueil vous souffle que vous voulez continuer à le mépriser. Vous êtes encore plus intéressant que je le pensais. Nous ne regrettons pas votre refus. Nous sommes bien plus intéressés par votre âme à vous. Mais il nous fallait, de toute façon, vous avertir de ce danger. Votre très cher collègue pourrait ne pas avoir autant de principes que vous, et décider de vendre votre âme à un autre démon, peut-être même un de nos adversaires, ce qui serait bien triste, pour vous comme pour nous.
- Mr Norrell ne ferait pas ça...
Jonathan douta un instant. Il ne pouvait garantir aucune haute moralité chez Mr Norrell, et leur amitié lui semblait bien compromise. La dernière dispute était fraîche, et elle avait été plus pénible que toutes les autres depuis l'Angleterre. Mais aucun démon n'avait rien à offrir à Norrell, pensa-t-il, sans pour autant le dire à haute voix. Les anges du paradis n'avaient trouvé rien à lui offrir !
Mais les démons avaient d'autres manières de persuader, et des offres moins morales... et Mr Norrell pouvait être très déplaisant quand il était de mauvaise humeur. Même s'il le regrettait ensuite, cela ne changerait rien...
Jonathan ne pouvait rien faire, avec les cris de douleur de son père qui lui vrillaient le crâne. Il ne pouvait plus penser. Il voulait crier aux démons de le faire partir, qu'il avait compris. Mais non, il n'était pas encore sûr d'accepter, et s'il refusait... s'il acceptait de laisser son père en proie à une torture éternelle, de quel droit refuserait-il un désagrément supportable pendant quelques minutes...
- Il le fera certainement, tôt ou tard, sauf si vous le faites en premier, murmura un des serpents.
- Laissez-moi juste penser ! s'exclama Jonathan.
C'est à ce moment que la malédiction familière s'enlencha, et que Mr Norrell se retrouva à côté de Jonathan, comme si cela avait toujours été le cas.
- Pas trop tôt, dit-il en reniflant d'un air de mépris. Je suis certain que j'ai marché plus de chemin que vous. Oh, et que quelqu'un fasse taire ces cris insupportables !
- C'est mon père ! s'exclama Jonathan.
- Nous pouvons bien épargner les présentations. Cet endroit me met d'humeur détestable. Je suggère que nous partions tout de suite.
- Je suis venu ici pour quelque chose ! s'exclama Jonathan.
Mr Norrell le regarda d'un air soupçonneux.
- Vous n'avez pas vendu mon âme, au moins ?
- Certainement pas !
- Et la votre ?
- Non. Et vous ?
C'était le tour de Jonathan de ne pas manifester sa complète confiance.
- Non, non ! Cessez donc de changer le sujet ! Je n'ai vendu l'âme de personne, et j'aurais peut-être dû !
- C'est une menace ? demanda Jonathan.
Les démons serpents s'écartèrent prudemment. La situation allait mal tourner. Ou plutôt bien, de leur point de vue, mais justement, autant en avoir une vision globale.
- Non, non ! Ces démons m'énervent encore plus que vous m'énervez vous, et croyez-moi, l'exploit n'est pas mince ! Mais pendant que vous étiez perdu dans vos discussions creuses, je lisais, figurez-vous, même si un importun a essayé de m'en détourner pendant tout ce temps. Et j'ai des choses importantes à vous dire, mais ailleurs qu'ici !
Jonathan voulut répondre, mais son père eut un hurlement plus violent que les autres. Il avait l'impression que sa tête allait exploser. Il ne voulait pas partir, pas maintenant, en le laissant seul. Il se força à faire un pas de plus en direction du grand chaudron, pour dire au moins un mot. Il lui semblait que le feu hurlait aussi, avec agressivité...
- Laissez donc cette marmite, s'impatienta Norrell une fois de plus. Même elles réussissent à être déplaisantes, ici.
C'est à ce moment qu'une idée perça dans la tête emplie de doutes et de regrets de Jonathan.
Oui, même les marmites étaient déplaisantes ici, le feu agressif, et les pierres gémissaient. Qu'y avait-il d'étonnant à cela ? Les démons étaient tombés dans une plaine entièrement vide et grise, et avaient bâti leur royaume avec ce qu'ils avaient.
Jonathan, de sa lame d'air, trancha une grande entaille dans le flanc du chaudron, et il en jailllit du sang. Le chaudron hurla.
Tout. Tout à part le vide et les âmes des morts, matériel ou pas, était un démon, inférieur et réduit en esclavage. Il ne fallut que quelques instants pour faire couler dans le flacon qu'il avait prévu pour cela ; il esquiva ensuite avec adresse l'huile bouillante qui se précipitait dans la brèche. Elle ne put blesser les démons serpents, immatériels, mais Jonathan se consola un peu en écoutant leurs injures. Jusqu'à ce que Mr Norrell, qui commençait à être sérieusement lassé, les disperse.
Le père de Jonathan s'était arrêté de crier, pour se mettre à sangloter et Jonathan comprit qu'il s'était mépris, quand il avait cru lire dans ses yeux des supplications ou des reproches. Même ainsi, son père ne le reconnaissait pas.
- Je ne peux pas t'emmener, murmura-t-il. Ce n'est pas en mon pouvoir. Mais marche avec moi un instant.
- De préférence en hâte ! insista Mr Norrell. Surtout maintenant que nous avons tout le nécessaire.
Aucun autre démon ne se montra pour les affronter ou les insulter pendant le voyage de retour. Mr Norrell essaya bien de les remplacer quelque peu, mais Jonathan serra les dents.
Devant le jardin de l'abbaye, Jonathan s'adressa de nouveau à son père.
- Peux-tu parler ?
Il n'y eut pas de réponse.
Jonathan soupira, et posa sa lanterne à terre.
- Je suis incapable de lancer de la magie céleste, bien sûr. Mais je crois avoir compris comment la déplacer. Du moins, je l'espère.
D'une main, il tendit à son père son mouchoir, duquel émanait une sorte de lueur. De l'autre, un couteau formé d'un tourbillon de fumée.
- Pour qu'il puisse se voir, précisa-t-il. Ne te blesse pas. Avec cela et la bénédiction des anges, je pense que tu peux... te sauver toi-même, peut-être.
- En attendant, maintenant que vous n'êtes plus protégé, dépêchons-nous de partir ! clama Mr Norrell, un pied déjà planté à l'intérieur de l'abbaye comme si c'était lui qui risquait quelque chose à l'extérieur.
- J'arrive !
Jonathan savait qu'il aurait dû être en colère, mais il ne réussissait à ressentir que de la peine et de l'inquiétude. Il eut un dernier geste pour son père.
Puis l'abbaye disparut, commençant son lent trajet entre les mondes.
Mr Norrell poussa un soupir de soulagement.
- Enfin !
C'était Jonathan qui aurait dû ressentir cela, réalisa-t-il ! Enfin ! Une plume d'ange, du sang de démon, et les feuilles d'un automne féérique !
Enfin, il allait pouvoir rentrer ! Enfin, il reverrait Arabella, et le soleil aussi !
Mais cela lui faisait presque peur d'y penser maintenant, après ce qu'il avait vu du désespoir des autres. Il quittait l'enfer, mais ses pensées y étaient encore prisonNières.
- Nous avions été prévenus ! clama-t-il. ils voulaient nos âmes ! Y avait-il seulement une lutte entre eux, demanda-t-il. Ou étaient-ils tous complices, pour nous pousser à la chute, à la division ?
Mr Norrell haussa les épaules.
- On n'en saura jamais rien, je pense. Des menteurs, tous tant qu'ils sont. Pour ce que nous savons, il y avait réellement deux équipes qui faisaient la compétition de qui apporterait le premier à Satan l'âme d'un magicien. En tout cas, ils avaient une autre façon pour nous pousser à la division, et c'est ce que je voulais vous dire en premier lieu.
Il agita le livre - qu'il avait volé, se rappela Jonathan - avant de poursuivre.
- Il est question ici d'un maléfice qu'ils appellent psychomachia, qui corrompt les humains. Enfin, cela ne crée rien, mais cela exaspère les traits de personnalité négatifs. Bien sûr, j'aurais dû remarquer quelque chose. Vous n'agissez pas de manière aussi désagréable, d'habitude.
Jonathan faillit clamer d'un ton exaspéré que pour sa part, il n'avait vu aucune différence avec le comportement habituel de Mr Norrell.
Mais il se contenta de le penser. Aussi, de supposer que malgré leur départ, le maléfice ne s'était pas encore dissipé.
Il attendit de se convaincre qu'il avait fait le bon choix, qu'il n'aurait pas pu faire autrement, qu'ils avaient de fait réussi. Il attendit de se convaincre qu'ils avaient tous les deux fait les bons choix. Il attendit que l'avenir lui semble de pure lumière.
- Alors, lança-t-il quand il y fut parvenu, cela vous agréerait-il, de tenter un peu de nouvelle magie ?
- Je pense, répondit Mr Norrell, que cela aurait certainement ses bons côtés.