Jonathan Strange & Mr Norrell - Jonathan, Norrell et Arabella - A.7 : Désir

Jan 09, 2010 15:13

Titre : Plumes d'anges perdues
Auteur : flo_nelja
Fandom : Jonathan Strange & Mr Norrell
Personnages : Jonathan, Norrell (et Arabella, en quelque sorte)
Rating : PG
Thème : A-7. Désir
Disclaimer : Les personnages et l'univers appartiennent à Susanna Clarke.
Notes de l’auteur : Spoilers jusqu'à la fin du livre ! C'est le chapitre 3 d'une fic qui en comptera six, avec du Jonathan/Arabella.
Chapitre 1 : Retour à Lost-Hope.
Chapitre 2 : Les Automnes Oubliés



- Je ne suis jamais allé au paradis, mentionna Jonathan d'un air détaché.
Il espérait ainsi matérialiser ses inquiétudes sans pour autant les avouer. L'intérieur de l'abbaye avait ces contours flous qu'elle ne montrait que quand, passant de réalité à réalité, de monde à monde, elle perdait un instant sa consistance interne. Mais cela n'avait jamais duré plusieurs dizaines de minutes.

- Moi non plus, le ciel m'en préserve !

Norrell fronça les sourcils un instant en réalisant ce qu'il venait de dire.

- Du moins, le plus tard possible, conclut-il.

- Avons-nous des raisons de nous inquiéter ?

On aurait pu croire naïvement qu'une visite au paradis serait quelque chose de plaisant et de reposant. Mais si tel avait été le cas, et s'il avait été possible d'y aller, de nombreux mages en auraient probablement fait mention dans leurs mémoires... ou du moins, d'enthousiastes biographes l'auraient souligné. Mais l'immensité de la bibliothèque de Norrell n'avait montré aucune trace d'une telle expérience passée.

- Certainement, certainement...

C'était, dans toutes les circonstances possibles, une très mauvaise idée de s'adresser à Norrell quand on cherchait une quelconque forme de réconfort, nota mentalement Jonathan. Le vieux magicien poursuivit.

- J'ai toujours trouvé le paradis et les anges déplaisants en soi. Et cela semble être une opinion majoritairement partagée. Pourquoi compte-t-on si peu de récits de voyages ?

Parce que personne n'en est jamais revenu, voulut suggérer Jonathan. Parce qu'ils se sont tous retrouvés coincés entre les mondes, comme nous.

- On ne trouve même pas d'expérimentation sur des sorts permettant de s'y rendre ! Cela prouve bien que c'est considéré comme d'importance secondaire, au mieux.

C'était vrai, à bien y penser, et c'était plutôt une bonne nouvelle. Cela invalidait, du moins en partie, l'hypothèse précédente de Jonathan.

- Qu'on ne s'y trompe pas, je suis reconnaissant aux anges de ne pas avoir tenté d'envahir notre magie, comme les fées l'ont fait. Mais enfin, il devrait être possible, même en restant chez soi, de se débrouiller pour être quelque peu documenté dans les ouvrages sérieux ! Sinon, comment peut-on avoir confiance en eux ?

- Peut-être est-ce tout simplement impossible d'y aller ou d'en venir ? proposa Jonathan. Peut-être est-ce toujours voué à l'échec ?

- He bien, si ce document en vient vraiment - et toutes les analyses magiques semblent le confirmer - il ne devrait pas y avoir de problèmes. Du moins, jusqu'à ce que nous arrivions là-bas. J'ai déjà peu de sympathie pour les anges, mais ceux-là, après tout, ont passé un marché avec notre vieil ennemi...

C'était une remarque judicieuse. Jonathan en venait presque à espérer qu'ils se soient trompés et ne se retrouvent que chez des fées d'une espère particulière. Eh, il se demandait même s'ils n'auraient pas dû commencer par l'enfer. Après tout, on en savait beaucoup plus sur leurs habitants. Du moins, les mages en savaient beaucoup plus.

L'inquiétude de Jonathan atteignait de tels degrés qu'il n'était pas loin de souhaiter que son beau-frère soit là, un de ses sermons en poche, pour décrire et condamner tout ce qui menait à la perdition éternelle, ainsi qu'une bonne partie de ce qui était juste inconvenant. Une idée en entraînant une autre, il en vint à demander.

- Pensez-vous retrouver là-bas certaines de vos connaissances ?

Norrell fronça les sourcils. Peut-être était-ce l'idée même de retrouver des connaissances qui le contrariait. Ou peut-être les questions théologiques le rendaient-elles tout simplement nerveux. Ce n'avait jamais été le cas pour Jonathan jusqu'à maintenant, mais il faisait peu à peu connaissance avec ce sentiment, qu'il aurait préféré éviter.

- Les chances sont faibles, n'est-ce pas ? finit par grogner Norrell.

Jonathan ne demanda pas s'il s'agissait d'une considération statistique sur la probabilité de croiser quelqu'un qu'on connaissait dans la rue sans avoir rien prévu, ou si c'était une réflexion plus personnelle sur le nombre d'amis que Norrell avait eu dans sa jeunesse, ou sur la proportion d'entre eux qui méritait le paradis.

Il se plongea dans le silence, évitant de faire partager ses doutes ultérieurs. De toute façon, il doutait que Norrell puisse lui apprendre quoi que ce soit sur les règles de politesse en usage au paradis ; le vieux magicien ne connaissait a priori rien aux règles de politesse en usage nulle part.

Il était malheureusement impossible de lire pendant les périodes de transition, à moins de vouloir s'abimer les yeux sur les lettres floues. Et lancer un sort improvisé pour faire avancer l'abbaye plus vite risquait de rendre la situation bien pire encore.

Quant à renoncer, avouer qu'ils n'y arriveraient jamais, se lancer dans une discussion avec Mr Norrell sur l'opportunité de trouver un moyen de rentrer dans le monde des fées, Jonathan n'y était pas encore prêt. Mr Norrell non plus, heureusement. C'était déjà ça.

Enfin, après un temps indéterminé passé à bouder dans le silence, l'abbaye sembla reprendre sa réalité ; et peut-être était-ce une illusion, d'en avoir été privé si longtemps, mais Jonathan avait même l'impression qu'elle était plus nette encore qu'avant, presque lumineuse.

Calmement, ils vérifièrent leur situation dans un bassin d'argent, puis suivirent les couloirs jusqu'à la grande porte de l'abbaye.

Le soleil brillait.

On a pu dire beaucoup de mal du climat de l'Angleterre, dont une partie est justifié. Mais avant ce moment, Jonathan Strange n'avait jamais eu l'occasion de voir le soleil et de se demander, égaré, si c'était bien à cela qu'il ressemblait vraiment, ou s'il avait juste oublié.

Les couleurs étaient incroyablement vives, et c'était aussi en question, savoir si elles avaient déjà eu cet aspect à ça quand il pouvait les voir autrement qu'à la lueur d'une bougie, ou si les couleurs du paradis étaient réellement différentes.

Etait-il possible que le sort ait été levé ? Brusquement, il partit en courant, peut-être pour voir si Norrell serait encore ramené automatiquement à ses côtés, peut-être tout simplement pour concrétiser ce sentiment de liberté, de délivrance.

Il réalisa soudain que le décor avait changé sans qu'il s'en rende compte. En y pensant, il ne se rappelait même plus le décor de son arrivée. Le jardin de l'abbaye, oui, mais ensuite ? Des jardins continus ? Jonathan était à peu près certain que si il avait couru sur des nuages de lumière il s'en serait rendu compte.

Sauf que rentrer dans une maison n'aurait pas dû être quelque chose qu'on fait sans s'en rendre compte. Surtout quand cette maison était la sienne.

Elle n'aurait pas dû être ici, put-il réaliser ! Il l'avait laissée dans un endroit tranquille, ou du moins aussi tranquille qu'on put en trouver au royaume des fées, en dehors des lieux ensorcelés par un éternel sommeil, bien sûr, qui avaient d'autres inconvénients.

- C'était une de tes plus mauvaise idées. J'ai du renouveler toute ma garde-robe. Et j'aimais vraiment ces rideaux.

Jonathan pivota sur lui-même, foudroyé de surprise.

- Arabella !

Sa femme baissa la tête pour cacher un sourire malicieux.

- Sans pour autant désavouer ce que je viens de dire - il sera temps d'en discuter plus tard - je suis très heureuse de te revoir, Jonathan.

- Mais, que fais-tu...

Jonathan n'arriva pas au bout de sa question. Il était au paradis, se rappela-t-il. Mais il n'arrivait plus à en mesurer les implications. Cela n'arrivait plus à sonner comme une pensée déplaisante. D'ailleurs, ce n'était pas un mot qui avait jamais eu des connotations déplaisantes, n'est-ce pas, mais au contraire, le bonheur absolu.

- Moi aussi, je suis heureux de te revoir, confessa-t-il, les yeux rieurs. Mais je pense que je peux supporter d'entendre toute la vérité sur cette histoire de maison et à quel point j'ai été odieux. Comme ça, il ne nous restera que le meilleur pour la suite.

Il attendit qu'elle ait fini avant de l'embrasser. Cela non plus, il ne pouvait se rappeler si cela avait toujours été aussi bon, boire à une source fraîche de bonheur, ou bien si...

- Attends ! s'exclama-t-il, dans une situation où s'interrompre aurait dû largement suffire pour provoquer une nouvelle brouille d'au moins deux minutes. Mais si tu te plains que j'ai pris ta maison, comment se fait-il que tu t'y trouves ? Et où sont les domestiques ? Ce n'est pas que j'aie peur qu'on puisse nous surprendre, mais...

De façon surprenante mais plaisante, Arabella ne se formalisa pas de son manque de manières. Elle se contenta de se moquer discrètement.

- En toutes ces années passées en la seule compagnie de ton Mr Norrell, n'as-tu jamais appris de la magie qui permette de garder une maison propre et de se nourrir correctement ? Si ce n'est pas le cas, je devrais te plaindre pour les conditions dans lesquelles tu as vécu.

Jonathan rit, avant de l'embrasser à nouveau. C'est alors que Mr Norrell, sans frapper ni montrer la moindre semblance de politesse, fit irruption dans leur salon.

- Enfin, je vous trouve. Bon, tout ceci est bien charmant, mais quand nous occupons-nous de la raison de notre présence ici ?

Jonathan rougit d'embarras et de colère, avant d'expliquer fermement que s'il y avait des moments pendant lesquels il préfèrait que son collègue le laisse seul, c'était ceux-là.

- Oui, oui, je sais bien, c'est le paradis, ils vous donnent le bonheur, c'est bien connu. Mais enfin, nous ne sommes pas là pour ça !

Jonathan voulut dire quelque chose, mais ne se rappela pas quoi.

- Enfin, cela pourrait être pire. Je ne vous trouve pas en train de régner sur un royaume féérique, ou n'importe quelle autre fantaisie de jeune homme. Mais en attendant, laissez là cette créature et venez avec moi.

- Je ne vous permettrai pas de parler d'Arabella comme ça ! protesta vivement Jonathan.

- Enfin, êtes-vous stupide ? Aurions-nous commencé cette quête absurde, depuis le début, si vous pensiez que votre femme est morte ?

Jonathan n'avait pas la moindre envie de répondre à cette question. Mais devant l'air suffisant du vieux magicien, il ne pouvait pas le laisser triompher. Il lui fallait trouver une réplique cinglante, ce qui ne pouvait pas se faire sans réfléchir.

Quand sa maison, et Arabella, se dissipèrent, il crispa les mâchoires de rage, pour ne pas sembler malheureux. Mr Norrell avait réussi sa petite démonstration. Il n'en tirair pas gloire pour l'instant, semblant scruter l'horizon de ses petits yeux myopes.

- Une plume d'ange, une plume d'ange... J'aurais dû me demander avant à quelle fréquence on les trouvait au paradis. Malheureusement, je crains que cette question n'ait jamais été abordée que par des théologiens.

Un froncement de nez résuma ce qu'il pensait des théologiens. Jonathan, lui, ne se sentait pas encore capable de le suivre sur ce sujet. Son esprit était trop préoccupé par ce qui lui était arrivé.

- Je suis effectivement stupide. J'ai trahi Arabella.

- Mais non, puisque vous pensiez que c'était elle. Ces illusions sont performantes. C'est bien pour cela que j'ai tant de mal à évaluer la géographie de ces lieux.

- Je n'aurai pas dû le croire, murmura Jonathan, piteux.

- Oh, comme vous voulez, mais peu importe ! marmonna Mr Norrell. Et lancez plutôt un sort de protection contre les illusions. Même si c'est prévu pour la magie féérique, ce sera mieux que rien, et j'ai eu l'occasion de constater que l'effet n'était pas nul. Ce qui, soit dit en passant, diminue encore l'estime que j'ai pour ces êtres, si j'en ai jamais eu. Mais je disais que même si pour l'instant, votre esprit est clair, on ne sait jamais ce qui peut encore vous passer par la tête.

- Ils nous donnent ce que nous désirons, murmura encore Jonathan. Ou ils nous font croire que nous avons ce que nous désirons. Aiment-ils nous tromper ?

- Cela ne changerait pas grand chose s'ils étaient bien intentionnés. Je suppose qu'ils exigeraient la gratitude, en plus. Pouah. Heureusement, je me suis débarrassé assez tôt de toute personne qui essaierait de me rappeler à son affection par des dons malvenus...

- A ces instants, je ne pensais pas à Dieu ni aux anges, ni à la reconnaissance que je leur devais...

- Je ne sais pas si c'est un signe que nous sommes entrés par la petite porte, ou s'il en est finalement de même pour tout le monde. Une fois qu'on n'a plus rien à gagner, pourquoi continuer la dévotion, et...

Jonathan l'interrompit en se campant sur ses jambes et en clamant aux alentours :

- Seigneurs anges ! Moi je le crois, que vous ne voulez que notre bien ! Je crois que si un jour, moi et Arabella nous arrivons ici, nous serons réellement réunis, et que si vous ne m'avez offert qu'une illusion, c'est parce que ma femme est encore vivante ! Mais pour l'instant, la seule chose qui peut réellement consoler mon coeur est la vérité ! S'il y a un moyen quelconque pour moi de récupérer cette plume sans vous offenser, faites-le moi savoir, et s'il n'y en a pas, ayez la bonté de m'en informer ! J'ai déjà fui les illusions, et je le ferai encore, si je le dois !

Pendant ce discours, Mr Norrell faisait des signes frénétiques pour l'enjoindre d'arrêter.

- Malheureux, murmurait-il, à voix très basse, comme un secret, et si au lieu de faire venir les anges, vous attiriez l'attention de Dieu ?

- N'est-il pas omniscient ? demanda Jonathan. Il sait très bien que nous sommes là.

- Oui, mais jusqu'à cet instant, il savait que vous étiez là, pas que vous étiez en train de crier dans son jardin ! Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux partir, maintenant.

Mais il était trop tard. Les demandes de Jonathan avaient manifestement étaient remarquées. Dans le ciel apparurent deux anges. Il semblait absurde de prétendre que c'était autre chose - à la grande rigueur des illusions d'anges - tant ils ressemblaient à toutes les descriptions qu'on en avait faites, la beauté androgyne et terrifiante, la lumière si pure et si violente qu'on ne distinguait plus la différence entre l'or et le blanc, et cette aura d'ailes immaculées, ces plumes qu'il était venu chercher. Mais il savait maintenant, avec une certitude absolue, qu'il serait impossible d'en prendre une sans l'accord de leur porteur. Et ceux-là semblaient bien peu prêts à lui accorder une faveur.

Jonathan, dans sa contemplation, distingua à peine la moue boudeuse signifiant « je vous l'avais bien dit » que Mr Norrell lui adressait.

- Ce n'est pas ainsi que l'on s'adresse à l'Eternel, tonna l'un d'entre eux. On se met à genoux, et on prie !

- Je m'adressais à vous, pas à Lui, répondit Jonathan, baissant les yeux, tâchant de sembler humble.

Il n'avait pas souvent prié Dieu, sans pour autant renier son existence. Il avait tâché d'obtenir par ses propres moyens ce qu'il désirait. Mais bien sûr, ce qui était vrai dans le monde des humains, dans le monde des fées même, ne l'était plus ici.

- C'est la même chose.

- Pardonnez mon ignorance. Je prierai autant qu'il le faudra.

- Penses-tu qu'une prière dite ainsi, en restant fier, en se prenant pour celui qui ordonne, puisse avoir le moindre effet ? Tu en aurais pour plus d'une éternité !

Jonathan baissa la tête encore plus. Cela avait toujours été comme cela depuis le début. Pour se délivrer de cette malédiction et retourner auprès d'Arabella sans lui faire partager les Ténèbres, il pouvait bien évidemment marcher sur sa fierté, s'incliner devant les conditions de ceux qui pouvaient l'aider. Mais il n'était pas sûr de pouvoir sincèrement s'en remettre à eux. Il tenta de chercher l'humilité au fond de son coeur. Il tenta de se persuader que ses actions ne comptaient pas, seulement la foi, et la volonté de Dieu.

Il craignait que ce fut impossible. Non, il ne pouvait pas abandonner, il ne pouvait pas échouer, juste pour ça ! Mais ces pensées qui grondaient en lui, bien loin de développer son humilité, l'en éloignaient encore.

L'autre ange prit alors la parole. Il avait le même visage que le premier, mais sa voix était douce et triste.

- Je devrais t'apporter de bonnes nouvelles. Même si tu es un ignorant qui ne sait pas prier, ta femme l'a suffisamment fait pour toi, pour s'assurer de sa sécurité, et c'est pour cela que personne ne te blessera ici. Elle a aussi, chaque soir sans exception, souhaité ton retour, et c'est pour cela que nous t'aiderions si nous le pouvions.

Jonathan sentit son coeur se serrer. Il avait été récemment abusé par des anges. Il n'était pas prêt à croire tout ce qu'il disait. Pourtant, illusion ou intuition, il était maintenant à nouveau persuadé qu'ils lui disaient la vérité.

- Pourquoi donc me refusez-vous une de vos plumes ? demanda-t-il, sombre et solennel.

La vérité, avait-il demandé, et c'était ce qu'on lui offrait, sans prières ni rituels. Le premier ange reprit la parole.

- Elles ne vous serviraient de rien. L'accord entre cette fée qui vous a assaillie et le paradis n'a pas été passé par nous tous, mais par un seul d'entre nous. Seule une de ses plumes pourrait servir à la magie que vous prévoyez.

- Où est-il ? demanda Jonathan, fiévreux, même en sachant à l'avance que la réponse lui dénierait ce qu'il souhaitait.

Le second ange parla à nouveau, sa voix plus triste et plus solennelle encore.

- Hélas, quand il a passé cet accord, l'Ange de Fer ignorait la vilénie de ce garçon-fée. Il souhaitait avoir accès au pouvoir d'illusion, qui n'est pas un des nôtres, pour réunir les morts à ceux qu'ils aimaient. Comment pourrions-nous leur donner le bonheur autrement ? Bien sûr, s'ils sont tous au paradis, il n'est pas nécessaire d'en recourir à l'illusion. S'ils sont encore vivants, certains se contenteront de les observer de loin un instant. Mais que faire pour tout ceux dont les êtres chers ont été réclamés par les démons de l'enfer ? Cet ange pensait que seule une illusion leur accorderait la paix de l'âme. Il croyait que le pouvoir qu'il accordait en échange serait utilisé pour le bien, ou du moins, pour autre chose que le mal ! Mais ce lien, gardé si longuement, si précieusement, voilà qu'il a été utilisé pour vous maudire...

- Quelle était cette magie ? demanda Jonathan, sans se contrôler.

- L'éternité.

Alors que Jonathan recevait comme un choc en plein ventre les conséquences de cette révélation, l'ange triste poursuivait.

- Nous sommes des êtres de bonté et de lumière, et pourtant, nous avons été créés avec du libre-arbitre, nous sommes capables d'erreurs. Mais si un jour, nous devons devenir conscients que le mal que nous avons fait surpasse le bien, il nous est impossible de continuer à exister. Si nous ne sommes plus les gardiens des humains, nous ne sommes plus rien. Le jour où vous avez été maudit, il est revenu à la lumière universelle.

- Mais alors...

- Il vous sera malheureusement impossible de le retrouver pour lui demander une de ses plumes. Oh, il vous l'aurait accordée, pour l'amour de votre femme et la grandeur de ses remords, et nous ne pouvons qu'avoir honte pour lui.

L'autre ange ne semblait pas si honteux, mais sa colère contre Jonathan semblait d'être apaisée pour devenir une sorte de la compassion, comme s'il pouvait voir la détresse qui envahissait l'âme du magicien - une grande douleur à laquelle se mêlait une sorte d'envie de vomir. Alors, s'ils étaient venus ici plus tôt... Non, l'ange avait disparu dès que le Gentleman aux cheveux de chardon l'avait maudit. Il n'y avait jamais eu aucune possibilité...

Mais dans les profondeurs de ce désespoir, il continuait à analyser, à chercher, en partie par habitude due à son métier, en partie grâce à un dernier sursaut d'énergie.

Il regarda Mr Norrell, qui semblait plongé dans ses pensées, moins désagréables mais non moins profondes.

- Avez-vous senti quelque chose ? plaida-t-il. Avez-vous senti notre sort s'alléger, à la mort de notre ennemi le garçon-fée ou un peu après ? Serait-il possible que cette partie de notre voyage ait été inutile, mais d'une façon dont nous puissions se réjouir ?

- Je ne crois pas, murmura le vieux magicien.

- Non ! s'exclama amèrement Jonathan, frappé d'une idée nouvelle. Car cet enchantement, celui qui nous donne l'illusion de ce que nous désirons sans pouvoir l'obtenir, était de son fait et de celui du garçon-fée, et nous en subissons toujours les effets.

- Son esprit s'est désagrégé, murmura l'ange au visage triste, mais son essence existe toujours au sein de Dieu.

Soudain, Jonathan vit quelque chose, une idée à laquelle s'accrocher comme une corde au-dessus du précipice.

- Mais une partie de lui est restée dans ce sort d'illusion même, n'est-ce pas ? Mr Norrell, je vais tenter quelque chose !

La crainte d'être réquisitionné pour des tâches subalternes ne contrebalança que très brièvement la curiosité de Mr Norrell sur les théories de Jonathan. Il posa donc ses questions sur la nature de ce « quelque chose » avec toute l'autorité qui aurait dû laisser entendre qu'il avait eu une meilleure idée par lui-même mais voulait encourager les initiatives. Ce n'était pas très efficace.

- Je vais m'aventurer dans cette illusion une fois de plus, expliqua Jonathan.

Mr Norrell sortit sa moue la plus désapprobatrice au spectacle des vices de la jeunesse.

- Je le saurai, cette fois, continua le jeune magicien. Je ne... je tâcherai de ne plus souhaiter la compagnie d'Arabella, mais de vouloir seulement cette plume. Puis j'utiliserai le sort que vous connaissez pour intervertir la réalité d'un objet et son image. S'il y a vraiment une part de son essence dans ces illusions, nous devrions obtenir une véritable plume de cet Ange de Fer !

Mr Norrell pencha la tête sur le côté d'un air de désapprobation, essayant tant bien que mal de ne pas manifester son enthousiasme pour le projet avant de l'avoir retourné dans sa tête dans tous les sens, pour être certain qu'il ne contenait aucune erreur et qu'il n'avait pas pu y avoir pensé avant.

- Attendez, murmura-t-il. Je ne sais pas combien d'essais vous pourrez faire. Testons ce sort en premier, pour voir s'il ne nécessiterait pas, ici, un écrémage sous la forme d'une prière à Dieu ou tout autre emballage inutile.

Il avait énormément baissé la voix pour ces derniers mots. Ils avaient pu s'habituer à la présence immobile des anges dans le ciel, mais cela ne voulait pas dire qu'ils brûlait d'envie de les contrarier volontairement.
La montre à gousset de Mr Norrell servit de miroir pour tester toutes les modifications nécessaires. Le vieux magicien avait raison, à part sur le léger point qu'il avait sous-estimé le nombre de modifications nécessaires. Pendant tout ce temps, les anges les observaient sans une question, leur patience semblant infinie.

- Toutes ces précautions sont détestables, geignit Mr Norrell. Si ce sont les conditions pour n'importe quelle magie, même la plus simple, je voudrais bien ne jamais revenir ici. Je préfèrerais encore ne pas mourir du tout !

Enfin, après une longue expérimentation, il leur sembla avoir trouvé la bonne technique, par la vertu du fait qu'elle avait fonctionné deux fois successives.

Jonathan s'éclaircit la voix.

- Merci pour votre suggestion, Mr Norrell, dit-il. Et, si jamais je devais rester enfermé... eh bien, vous avez déjà réussi à m'en sortir une fois.
Mr Norrell sembla désagréablement frappé par ce visage sérieux.

- N'allez pas vous perdre là-dedans, protesta-t-il énergiquement. Je vous interdis de me laisser tout seul plus de quelques secondes. Et voyez-vous en quelle compagnie vous me laissez ? Je suis certain que ces anges n'attendent que votre départ pour... me faire la morale ! Y avez-vous pensé ?

Ce furent les dernières paroles que Jonathan entendit. A peine avait-il dissipé le sort contre les illusions qui le protégeait tant bien que mal, à peine avait-il laissé aller son esprit concentré à s'assurer de la réalité de chaque objet, que les jardins du paradis disparaissaient de son esprit pour être remplacés par sa maison d'Angleterre.

Non, ce n'est plus ce que je suis venu chercher, pensa-t-il. Il aurait sans doute pu dissiper l'illusion seul, cette fois-ci. Il avait compris l'idée, il parvenait à se retenir d'y croire. Mais il ne désirait pas la briser, juste l'influencer. Je cherche cette plume, pensa-t-il encore. Ce n'est pas l'apparence, mais la vérité que je suis venu trouver ici.

- C'est bien dommage. Mais je peux le comprendre.

Arabella était encore apparue à ses côtés. Non, ce n'est pas elle, se rappela-t-il. Mais c'était son visage, ses longs cheveux noirs, ses fossettes quand elle souriait, et cette lumière dans son regard. Jonathan se sentit soudain terriblement faible.

Mais non, il n'avait pas fait tout cela pour rester vivre ici. Il y serait heureux, pensa-t-il, avec une certitude cruelle. Mais il voulait croire qu'il ne cherchait pas Arabella que pour cela, mais aussi pour son bonheur à elle.

- Je veux retrouver ma femme, dit-il d'une voix aussi ferme que possible.

- Je sais, murmura l'être dont l'apparence était celle d'Arabella, et elle sortit de derrière son dos une longue plume lumineuse. Sa voix était celle d'Arabella quand elle passait à Jonathan une de ses décisions, alors que cela la blessait un peu.

Jonathan se demanda de quoi était fait l'être qu'il voyait en face de lui. Etait-ce un fragment de souvenir déchiffré à l'intérieur de son coeur, ou était-il gorgé des prières réelles d'Arabella ? Etait-il conscient, fragment de vie arraché à l'air du paradis, ou n'avait-il d'existence que pour ses yeux ?

Au moment où il se préparait à lancer le sort sur la plume, il se demanda un instant ce qui arriverait s'il incluait cette image d'Arabella dans son sort.

Il pourrait lui parler une nouvelle fois, lui dire qu'il arrivait, qu'il irait en enfer et en reviendrait pour la retrouver, et cette fois sans l'inquiéter, sans sembler un monstre perdu dans les ténèbres, alors que la lumière du soleil du paradis passait par les fenêtres. Seulement ses yeux, ses oreilles, cela suffirait...

Mais non. Il ne la laisserait pas espérer quand il n'était pas certain de réussir. Il ne la laisserait pas voir le paradis, quand elle passait sa vie dans l'Angleterre brumeuse, et pourrait le regretter.

Il n'utiliserait pas cette étrange créature en face de lui comme un objet, et il ne lui offrirait pas non plus l'occasion de visiter la terre. Se concentrant, il lança sur la plume le sort qu'il avait préparé, modifié, et qui ressemblait maintenant à une véritable prière.
Puis il tendit la main pour prendre la plume.

- Adieu, murmura-t-il, et merci.

Et il lança son sort contre les illusions, serrant la plume de toutes ses forces entre ses doigts crispés, comme si cela pouvait la faire rester, comme si tout ne dépendait pas de si la magie qu'il venait d'utiliser avait été autorisée à briser les règles du paradis.

Il retrouva Mr Norrell et les deux anges, qui ne semblaient pas s'être engagés dans une guerre cosmique pendant son absence. Alors seulement, il osa baisser les yeux. La plume était toujours là. En fait, elle semblait maintenant d'autant plus lumineuse, au point d'éclipser les ailes des deux autres anges, qui eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de la fixer.

- Vous avez réussi, murmurèrent-ils.

Mr Norrell, lui, ne montra pas de surprise excessive. Jonathan supposa que c'était un compliment.

- Il est temps de partir, maintenant, dit-il à haute voix.

Alors qu'il avait réussi, le fait d'avoir quitté une illusion continuait à le remplir de tristesse. Cet endroit était beaucoup plus dangereux qu'il n'y paraissait, pour tout autre usage qu'y passer son éternité. Il voulut sembler confiant, échoua, quand il annonça leur prochaine destination.

Les anges n'eurent pas de réaction, ne tentèrent pas de les en empêcher. Jonathan supposa, là aussi, que c'était encourageant.

Mais Mr Norrell ne sembla pas partager son avis, alors qu'il se retournait vers les anges.

- Entendez-vous ? Les démons sont supposés être vos ennemis, n'est-ce pas ? Votre rôle ne vous demande-t-il pas de nous protéger contre eux, et de nous assurer un succès qui, très certainement, les contrariera ?

Les anges le regardèrent comme s'il était un insecte contrariant, et, l'espace d'un instant, Jonathan eut très peur de ce que l'impolitesse de Mr Norrell était capable de faire.

Mais le plus terrible des deux anges eut un mouvement, non pas d'une quelconque partie de son corps, mais de sa lumière, qui enveloppa Jonathan et Mr Norrell.

- Vous êtes maintenant protégés contre toute attaque physique que pourrait vous infliger un être démoniaque, soupira-t-il. N'imaginez pas que vous vous en sortirez sains et saufs pour autant ! Ne vous a-t-on jamais appris que c'est votre âme qu'ils visent ?

- Mais nous ne pouvons la protéger sans entamer votre libre-arbitre, et si les vôtres connaissaient un moyen de protéger leur âme par la magie, ils seraient toujours nobles et vertueux, remarqua l'autre ange.

Jonathan se rappela l'histoire des magiciens et se demanda si une telle magie était impossible, ou si personne n'en avait vu l'utilité.

- Avoir mangé la pomme est une part de nous, expliqua Mr Norrell, et une part de la magie.

Jonathan se rendit compte avec surprise qu'il expliquait cela mieux qu'il aurait pu le faire, et d'une façon qui n'offensait presque personne. Mr Norrell, malgré le dégoût qu'il avait pour le paradis, semblait avoir des ressources insoupçonnées.

- Veillez juste à ne pas vous étouffer avec le trognon ! grommela le premier ange.

Les deux magiciens regagnèrent lentement l'abbaye.

- Ce système d'illusions fonctionnera-t-il toujours ? demanda Mr Norrell.

- Bien sûr... je le crois, du moins. Je n'ai ici qu'une plume. On ne m'aurait pas laissé tout prendre.

- Si les magiciens de l'ancien temps étaient venus ici, ils ne seraient pas repartis sans avoir bouleversé le système de cet univers, sans avoir laissé des cendres derrière eux !

- Je suppose que c'est pour cela que personne n'a jamais écrit pour raconter les aventures qu'ils y avaient vécus ? Ceux qui n'ont pas préféré rester vivre dans leur bonheur personnel, du moins...

- C'est possible. Je suppose que cela doit nous consoler quelque peu d'être passés pour des mages de seconde zone... Tout de même, je n'aime pas cet endroit !

Jonathan réfléchit un instant.

- Et vous ? demanda-t-il enfin. Qu'avez-vous vu, dans cette illusion dont vous vous êtes si facilement libéré ? Vous ne l'aimiez pas, qu'avait-il à vous offrir ?

Mr Norrell sembla réfléchir.

- Vraiment, rien d'intéressant. Bien sûr, nous étions dans cette abbaye, en train de pratiquer la magie, mais je peux avoir cela tous les jours, n'est-ce pas ?

Jonathan se retint à peine de manifester sa stupéfaction.

- Mais vraiment, rien de plus, rien de moins ?

- Je suppose que si j'avais attendu, j'aurais découvert que vous étiez devenu moins contrariant, peut-être même que vous aviez renoncé à cette quête stupide. Sans même parler de mes problèmes de maux de tête. Rien qui vaille la peine de changer de vie, vous voyez bien.

Jonathan se demanda si Mr Norrell aurait vraiment pu vivre une éternité sans rien connaître qui le contrarierait suffisamment pour profiter du plaisir de se plaindre.

Mais alors, vous êtes vraiment heureux, pensa-t-il un instant. Il ne prononça pas la phrase, pourtant. Certaines choses ne devaient pas être mentionnées à haute voix en société, de peur de briser des réputations.

jonathan strange, a#7 desir

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