Jonathan Strange & Mr Norrell - Jonathan, Norrell et Arabella - A.6 : Au revoir

Sep 24, 2012 17:49

Titre : La lumière retrouvée
Auteur : flo_nelja
Fandom : Jonathan Strange & Mr Norrell
Personnages : Jonathan/Arabella, Norrell
Rating : PG
Thème : A-6. Au revoir
Disclaimer : Les personnages et l'univers appartiennent à Susanna Clarke.
Notes de l’auteur : Spoilers jusqu'à la fin du livre ! Dernier chapitre
Chapitre 1 : Retour à Lost-Hope.
Chapitre 2 : Les Automnes Oubliés
Chapitre 3 : Plumes d'anges perdues
Chapitre 4 : L'ombre de la discorde
Chapitre 5 : Un collier de temps



Quand Jonathan pensait à une soirée normale, il envisageait un délicieux repas, un bon feu dans la cheminée, une conversation douce et paisible, une nuit passionnée et tendre.

Il envisageait aussi, même s'il n'avait pas pensé à le préciser, une maison propre et bien rangée, et toutes ces choses qu'on ne trouve pas souvent dans une demeure qui a été abandonnée sept ans dans le royaume des fées, même sous protection.

- Je suis désolé ! Il tenta de dissimuler l'intérieur de la maison aux yeux d'Arabella.

- Voyons voir, est-ce juste sept ans de poussière, ou y trouve-t-on en plus une licorne en train de mâchouiller le divan ?

- Sept ans de poussière. J'avais mis des sceaux pour éviter les licornes et autres... choses plus déplaisantes.

- Mais les moutons de poussière sont plus puissants que tout cela. Je ne peux même pas dire que cela m'étonne vraiment.

- Je vous prie de ne pas regarder ! J'invoquerai le vent, ou... quelque chose. Allons dans le jardin, pendant ce temps.

- D'accord, d'accord, menez-moi, dit-elle en souriant, les yeux fermés. Si c'est effectivement le vent qui enlève la poussière, dites-lui bien de ne pas renverser les vases.

Personne n'avait pris soin du jardin depuis les mêmes sept années. Les ronces avaient envahi la haie, les mauvaises herbes la pelouse. Les arbres avaient vieilli, s'étaient courbés, et sous leur feuillage épais l'herbe poussait rare au milieu des feuilles mortes. Les fleurs s'éparpillaient en taches de couleur, mélangées partout, les pissenlits avec les coquelicots, les bleuets, les oeillets, les pâquerettes, sans souci d'harmonie de couleur, essayant juste chacune de vivre le plus fort et le plus longtemps possible, en un doux tapis suffisamment solide pourtant pour accueillir sans fléchir un magicien et son épouse.

- D'où vient que la nature soit si belle, et les oeuvres des hommes si laides, après sept ans d'abandon, soupira Arabella.

- Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un royaume de féérie ; et même si personne n'a pu entrer, la nature bénéficie toujours de notables avantages ici. Vous ne sauriez croire l'état de certains de leurs châteaux considérés comme luxueux...

- Oh, j'émettais une considération philosophique générale, dit-elle, s'étirant encore dans les fleurs. Le vent fait-il son travail, ô, grand magicien aux domestiques quelque peu particuliers ? Je suis sûre que si vous ramenez cette maison en Angleterre, la curiosité de vous voir en chair et en os ramènera des dizaines de domestiques prêts à être engagés sur l'heure pour le prix de quelques leçons de magie. Cela ira peut-être plus vite, ou peut-être pas.

- Je n'ai pas encore commencé. C'est un sort qui demande peu de magie, mais qui est complexe à exécuter, pour... les vases, et toutes les autres raisons que vous avez sous-entendues. Mais maintenant que vous le dites, peut-être retransporter la maison en Angleterre pourrait-il tout arranger. C'est de la poussière du monde des fées, après tout. Elle restera ici. A moins, ajouta-t-il en fronçant le sourcil, que la poussière ne vienne de minuscules fragments des poutres ? Ou de la terre du jardin ? Comment se fait-il que je ne sache pas d'où vient la poussière ?

- Parce que c'est un des plus grands mystères de l'humanité, certainement, suggéra Arabella. En tout cas, c'est ce que vous dira n'importe quelle femme de ménage.

- Je pourrais la transformer en or, réfléchit Jonathan. Sauf que cela n'arrangerait rien du tout ! Nous aurions de la poussière d'or jusqu'au plafond !

- C'est là qu'engager des domestiques peut à nouveau être utile, fit remarquer Arabella. Il suffira de les autoriser à la ramasser pour la voir partie en quelques instants. Certains diraient que la permission ne serait même pas nécessaire, surtout s'ils sont en suffisamment grand nombre.

- Ou en eau, ou en n'importe quoi. Voyons, qu'a-t-on envie d'avoir en couche de plusieurs centimètres sur le sol de sa maison, et les meubles, et un peu sur le plafond ? Je ne vous ennuie pas, j'espère ?

- Oh non, au contraire ! Non seulement je fus pendant longtemps une épouse esseulée qui se réjouit maintenant d'une simple conversation, mais de plus vous vous souciez de l'état de notre maison, ce qui est un miracle en soi, et... savez-vous ? Je comprends tous les mots de votre discours ! Je n'arrive pas à croire que ce sont sept ans à discuter avec Norrell qui vous ont changé ainsi.

- La nature de la magie a changé, répondit Jonathan, comme avec précaution, comme si c'étaient des mots qu'il ne fallait pas dire n'importe comment. Quand autrefois nous nous concentrions sur comment la canaliser, elle file maintenant à travers notre corps et il s'agit surtout de savoir que faire avec. Et, ajouta-t-il hâtivement, c'est beaucoup plus complexe que cela en a l'air.

- Oh, je vois cela. Mon amour, me ferez-vous visiter un de ces royaumes fabuleux ?

- Vraiment ? C'est-à-dire, je ne pensais pas...

- Je me sens d'humeur romantique. Probablement pas de la même façon que ce Lord Byron que vous fréquentiez. Je me dis que je ne dois peut-être pas juger un monde entier pour avoir visité une de ses prisons.

- C'est magnifique ! Je suis heureux ! Nous rangerons la maison au retour ! Ou mieux, j'appellerai pour le faire quelques esprits qui me doivent des services. Il n'en manque pas. Et après tout, faire le ménage ou autre chose, je ne les utiliserai jamais, sinon ! Où voulez-vous aller ? Ah oui, vous ne connaissez pas. Je vais choisir, si vous voulez bien.

- Vous êtes plus romantique aussi. Il est vrai que c'est à la mode ces temps-ci. Non, non, je ne me moque pas. Mais je vous accompagnerai où vous voulez, bien entendu.

- Nous allons être entourés d'une fumée le temps d'y arriver. Ce n'est pas obligatoire, et cela peut sembler quelque peu dramatique, mais si on s'en dispense, l'effet est visuellement très laid, et...

- Je fermerai les yeux, promit Arabella, prenant gaiement le bras de son époux.

La fumée survint et se dissipa sans doute, Arabella ne souleva même pas un tout petit bout de paupière pour vérifier. Quand Jonathan lui annonça, avec une caresse dans le cou, qu'ils étaient arrivés, elle découvrit une cascade aux éclats d'arc-en-ciel, immense, dont les éclaboussures mousseuses faisaient pousser un tapis de fleurs.

- C'est très beau, dit-elle. Ce n'était pas de la surprise, ni même un émerveillement qui coupait le souffle, juste une sorte de tranquillité très émouvante.

- Je savais - non, ce n'est pas vrai, j'espérais que vous aimeriez. Cet endroit me fait penser à vous.

S'ensuivit des instants qui furent un peu plus tendres qu'ils le sont d'habitude pour un couple d'anglais en visite touristique dans un pays étranger aux admirables paysages. Ils avaient, après tout, été séparés durant sept ans.

Mais la première fois qu'Arabella s'éloigna de son époux retrouvé, juste de quelques pas, pour aller plonger ses mains dans l'eau, elle eut l'impression que le décor vacillait derrière elle. Cela dura juste quelques instants, un brouillard, un flou. Mais quand ses yeux se dessillèrent, elle eut l'impression que le paysage avait changé, même si elle ne sut dire pourquoi.

Saisie de panique, elle se retourna ; et là où elle avait laissé Jonathan, ou dans un nid de fleurs qui lui ressemblait presque exactement, elle ne put le trouver.

A sa place surgirent des touffes de fleurs trois ou quatre têtes d'enfants de fées, ou de fées à formes d'enfants. Elles étaient coiffées de fleurs géantes, et dans leurs yeux sans pupille passaient des arcs-en-ciel diffus.

- Tu es notre otage ! s'exclama la plus grande, qui avait le corps d'un enfant de dix ans plutôt rachitique. Nous allons t'utiliser pour que le magicien anglais nous rende ce qui nous appartient !

Arabella enferma sa peur dans une petite bille noire, qu'elle chassa de ses yeux et glissa dans son coeur, pour que personne ne la voie.

- Savez-vous ce qui est arrivé aux dernières fées qui m'ont emprisonnée ? demanda-t-elle d'un ton calmement menaçant. Je crois que vous étiez là.

Il y eut un mouvement de panique parmi les enfants, jusqu'à ce que l'un d'entre eux approuve timidement.

- Alors, nous allons te relacher, mais en te volant ton ombre, pour qu'il soit forcé de venir l'échanger !

- Cela tombe bien, je n'en faisais rien, répondit Arabella avec un calme qu'elle ne ressentait pas le moins du monde.

- Mais, euh, plus personne dans la... bonne société anglaise, ça s'appelle, ne voudra plus te parler, dit celle qui ressemblait à une fille, en hésitant un peu.

- Cela a pu être vrai dans le passé. Mais je suis l'épouse du magicien, et de nos jours, tout le monde s'attend à de telles choses. Certains ont même été déçus d'en voir si peu.

Il y eut un conciliabule entremêlé de « euh », et Arabella aurait eu largement le temps de partir, si elle avait seulement su où elle se trouvait en ce moment.

- Alors nous allons te prendre son coeur, dit à nouveau la fille, triomphante, pour le forcer à être d'accord avec nous.

- Me prendre son coeur à lui ? C'est poétique, mais...

- Il est là ! Dans ta poche !

Arabella ne regarda pas. Elle ne laissa pas la sueur couler le long de sa tempe. Que ce soit vrai, faux, ou de la magie, ne changeait pas grand chose à sa réponse.

- Oui, et pendant tout ce temps, personne là-bas n'a réussi à me le prendre non plus.

- Mais il ne connaissait rien aux affaires de coeur.

- Parce que vous oui ?

Il y eut, encore une fois, un aveu pénible en secouant la tête, et Arabella ne savait plus si elle devait éprouver de la peur, de la colère ou de la compassion. Elle ne savait pas si elle était sincère envers ses cruels kidnappeurs ou si elle manipulait des enfants perdus quand elle répondit.

- Je peux cependant, s'il vous a vraiment été volé quelque chose, servir d'intermédiaire auprès de mon époux et faire en sorte que justice soit faite. Il oublie parfois ce qu'il doit aux autres, et je le lui rappelle souvent.

- C'est vrai ? demanda le plus petit des enfants.

- Certainement.

Il y eut des acclamations, et les enfants dansèrent même autour d'elle, et seule la peur dans le coeur d'Arabella, serrée tout au fond, le garda froid.

- Mais bien sûr, dit-elle avec le sourire réservé aux officiels gouvernementaux les plus lunatiques, j'en serai bien incapable si vous ne me ramenez pas auprès de lui.

Au fur et à mesure que l'univers autour d'elle se dissipait et était remplacé par quelque chose de prendre pareil et pourtant très différent, sans compter l'incomparable avantage de contenir Jonathan Strange, la peur d'Arabella se muait en colère. Elle décida de la contenir juste assez pour poser une question, et savoir ainsi qui la méritait le plus, pour qu'ils puissent en ressentir la pleine mesure.

- Il est ici des enfants qui disent que tu possèdes quelque chose qui leur appartient, dit-elle avec le ton qui annonçait des orages.

Jonathan la regarda un instant sans comprendre, puis les fées avec exactement la même expression, terriblement attendrissante sauf dans les cas vraiment extrêmes. Puis il eut un éclair de compréhension.

- Bien sûr, c'était votre livre !

- Alors c'était vrai ? demanda Arabella, tristement surprise, mais pas tout à fait autant que l'aurait été l'honnête femme moyenne, une fois révélé le sujet du vol présumé.

- Ce n'est pas moi ! s'exclama Jonathan qui venait de comprendre l'état d'esprit d'Arabella, un peu tard, mais après sept ans, c'était mieux que rien. C'est-à-dire que, oui, j'ai bien dû en lire quelques pages, il a été vraiment utile en enfer - ai-je précisé que j'étais vivant ? - mais c'est Norrell qui le leur a pris ! Je crois même lui avoir dit que c'était une mauvaise idée, même si je n'en jurerais pas.

Heureusement pour Jonathan, il n'avait pas à modifier la réalité pour se justifier. Elle était d'ailleurs si crédible que la colère d'Arabella s'interrompit net, ou plutôt trouva céans un autre objet qui n'était alors pas présent.

- Faisons confiance à Mr Norrell pour assombrir nos réunions même quand il n'est pas présent ! Où est-il, d'ailleurs ? Y a-t-il seulement quelqu'il qu'il voulait voir ?

- Il me semble qu'il avait des procès à faire, sur des sujets magiques, et quelques autres, avança Jonathan.

- He bien, nous allons voir à épargner les pauvres âmes qu'il attaque ! C'est l'autre mage anglais, dit-elle en s'adressant aux petites fées, qui a votre livre sur les démons. Nous allons le faire venir ici, n'est-ce pas ?

- Je ne suis pas certain...

- Que ce soit possible sans son accord, proposa Arabella.

- Que j'aie seulement envie de le faire, continua Jonathan. Oh, ce n'est pas une question de ne pas le déranger. Mais nous sommes restés liés tellement longtemps par une magie qui nous interdisait de nous éloigner l'un de l'autre, que... on peut dire que ce n'est pas le genre de sorts que j'ai le plus envie de pratiquer ces temps-ci, et peut-être puis-je distinguer aussi la peur irrationnelle que je sois incapable de le défaire.

Arabella rit, et l'embrassa sur le front.

- J'en déduis que vous n'êtes plus fachée, sourit-il.

- Vous devez trouver mon humeur fluctuante au point que cela devient incongru, mais non, je n'ai plus peur et je ne suis plus fachée.

- D'un autre côté, continua le mage, il faudra bien rendre ce livre un jour. Pour des questions... d'équilibre entre les royaumes, et aussi de moralité, probablement.

Plusieurs des petites fées éclatèrent en vigoureuses confirmations, tandis que l'une d'entre elles approuvait, le visage sombre et fermé, en tentant de prendre l'air menaçant. Mais comme elle venait de le mentionner, maintenant que Jonathan était avec elle et conscient de la présence de ces petites créatures, Arabella avait perdu la plus grande partie de ses capacités à être anxieuse à ce sujet.

- Je l'appellerai, conclut Jonathan.

- Ne pouvez-vous pas juste, vous savez, avec de la magie, ramener le livre ici et le leur rendre vous-même, suggéra Arabella.

- Je pense que ce serait possible, conclut Jonathan, mais autrement plus long et complexe. Le lien entre cet ouvrage et moi est beaucoup plus faible qu'entre Mr Norrell et moi, ou entre Mr Norrell et le livre qu'il a lui même volé. Peut-être, seulement si... ajouta-t-il, hésitant, en se tournant vers les fées, l'avez-vous lu ?

- Non ! s'exclama l'un d'entre eux d'un air dégoûté.

- Mais on a beaucoup regardé les images, s'exclama la grande fille, en jetant un oeil noir à son camarade, comme s'il essayait de prouver tout exprès l'absence de légitimité de leurs réclamations.

- Je ne pense pas que cela suffira.

Les fées firent la grimace. Arabella sourit. Tout le monde pensa que certainement, il devait connaître les règles et tout ce qui va avec, mais que les magiciens anglais étaient très biaisés vis-à-vis de l'utilisation des livres avec des images.

- Et puis, poursuivit Jonathan, il sera furieux si je fais cela derrière son dos. Il s'aperçoit toujours si un seul livre manque, même quand ce n'est pas un de ses préférés. Oh, bien sûr, il le sera aussi si je lui explique les choses franchement, mais là, c'est réellement lui qui sera en tort.

La fille-fée fit une grimace très expressive à l'idée qu'un aussi beau livre puisse ne même pas être le préféré de son voleur. C'était de la confiture jetée aux cochons.

- Jonathan Strange, vous êtes un casuiste. Mais je pense que vous avez raison quand même conclut Arabella.

Une fois la décision prise, ce fut rapide. Jonathan utilisa sa propre ombre, et quelques mots magiques, et un livre tout à fait autre qu'il avait manifestement eu sur lui tout le temps - où ça, se demanda Arabella ? Peut-être l'avait-il fait venir par magie en préliminaire avant le sort le plus important ? - et enfin, un tout petit peu les fées, mais juste pour qu'il n'y ait pas de confusion par rapport à l'ouvrage que Norrell devait amener, vraiment. Elles se tortillèrent en ricanant, comme si la magie les chatouillait.

- Quoi encore ? s'exclama Mr Norrell. Ah, c'est vous ! Tant mieux. Moi aussi, je me disais qu'il était grand temps de repartir. Ces avocats sont des incapables, je me suis mis en procès avec chacun d'entre eux. Et malheureusement, cela ne fait pas partie des problèmes que l'on règle par la magie : même si je n'étais pas particulièrement remonté contre elles, il est bien connu que les fées font de très mauvais avocats. Et je ne retirerai rien du tout, rajouta-t-il après avoir remarqué, justement, la présence de quelques fées sur le gazon.

- Non, je compte bien profiter encore un peu de notre excursion. Je vous ai fait venir pour une tout autre raison, poursuivit Jonathan. Vous avez quelque chose qui appartient à ces fées... un certain livre sur les démons.

- Et en quoi cela vous concerne-t-il ? répondit Norrell, qui savait manifestement très bien de quoi on parlait.

- En ceci qu'elles y sont suffisamment attachées pour venir me tracasser pendant mes vacances, et si cela ne vous semble pas assez concret, je suis prêt à vous le rendre un certain nombre de fois. Avouez qu'il ne s'agit là que d'une question de principe, vous aimez posséder des livres, ou contrarier des fées, je ne sais... il n'y a même pas un seul sort dedans ? Et comptez-vous donc retourner en enfer un jour ?

- On ne peut jamais savoir... d'accord, non, certainement pas.

La mauvaise humeur de Jonathan était assez énergique pour que Mr Norrell laisse tomber temporairement sa mauvaise foi à laquelle il tenait tant. Arabella ne put qu'admirer.

Mr Norrell allait expliquer qu'il ne l'avait pas sur lui et ne savait pas du tout où il l'avait rangé, quand il s'interrompit en pleine phrase pour découvrir avec une grande contrariété qu'il avait justement ce livre précis dans sa main. Furieux, il fit un moment le geste de le jeter violemment à terre, le rattrapa au dernier moment, le serra un très bref instant dans ses bras, observa les fées, sembla caresser l'idée de le leur remettre solennellement, y renonça, le déposa dans les mains de Jonathan qui s'empressa de le transmettre, pendant que Mr Norrell regardait ailleurs.

Les fées disparurent alors, le livre avec elles, et Mr Norrell ne put retenir un soupir de consternation.

- Etes-vous certain, reprit-il comme pour se consoler, que vous ne voulez pas repartir dès maintenant ? Qu'avons-nous à faire ici ?

- Je pense que vous feriez mieux de ne pas poser cette question, soupira Jonathan.

- C'est une fausse joie, et...

La voix de Jonathan se remplit d'angles tranchants, alors qu'il regardait Norrell.

- Mr Norrell. Je suis certainement désolé de vous avoir dérangé, mais c'est à cent lieues d'être assez pour vous laisser faire de telles demandes. Je suis avec ma femme, et vos sous-entendus l'insultent. Je ferai semblant de ne pas l'entendre, mais croyez-moi, si vous ne retournez pas à vos affaires, quelles qu'elles soient, tout ce que vous obtiendrez sera de pouvoir nous observer à distance pendant que je vous ignorerai !

Il se retourna et prit la main d'Arabella. Laquelle regarda Norrell en espérant fermement que Mr Norrell ne se rendrait pas compte du bluff et ne choisirait pas de rester. Le vieux magicien semblait hésiter.

- Je suis certain qu'avoir disparu en plein milieu d'une discussion judiciaire n'arrangera pas mes affaires, grogna-t-il.

Jonathan continuait à l'ignorer. Arabella fit une petite révérence pour prendre congé.

- Dites-leur que vous aviez à résoudre une affaire de propriété impliquant des fées et des démons, suggéra-t-elle. Cela devrait les adoucir.

Il la fixa, non pas furieux, mais comme interloqué qu'elle puisse intervenir dans la conversation.

- Que savez-vous des avocats ?

- Juste des bases, répondit Arabella, mais j'en sais beaucoup sur les humains qui ne pratiquent pas la magie.

Mr Norrell sembla appréhender encore plus de continuer cette conversation plutôt que de retrouver ses avocats, et disparut, après avoir murmuré une incantation. Jonathan prononçait quelques mots lui aussi, probablement pour permettre à son collègue de partir avec une certitude plus absolue.

Après cela, Arabella prit la main de Jonathan, et ils firent encore quelques pas sur l'herbe douce.

- Mais vous finirez par repartir avec lui tout de même, dit-elle doucement.

- Je crois. Je pense. Je... C'est difficile de dire ça d'une façon qui ne semble pas horrible.

- Je comprends. Mais je ne repartirai pas avec vous.

- Je le supposais.

- Moi pas, saviez-vous ? Je me suis vraiment demandé si je pouvais vivre ici. Mais je ne suis pas faite pour ce genre d'aventures.

- Alors c'est la faute de... oh, je n'aurais jamais dû leur rendre leur livre ! J'aurais dû blâmer Mr Norrell pour l'avoir pris - pourquoi personne ne l'a-t-il fait, d'ailleurs ? J'aurais dû...

- Ce n'est rien. Une aventure semblable serait arrivée tôt ou tard, et cela aurait sans doute été plus difficile. Ce genre de choses vous arrive tout le temps, n'est-ce pas ?

- Eh bien... c'est peut-être une exagération, mais...

- Mais vous êtes un grand magicien. Moi, je ne pourrais pas.

- Je ne vous l'aurais pas demandé.

Ils marchèrent encore, en silence, la chaleur de leurs corps combattant la fraîcheur d'une rosée qui semblait dépendre peu de l'heure qu'il était.

- Est-il vrai que j'ai votre coeur dans ma poche ? reprit soudain Arabella.

- Oui. C'est si confortable que je l'avais oublié. Pensez-vous que c'est cela qui vous a mise en danger ici ? Si vous le souhaitez, je le mettrai ailleurs, peut-être dans une boîte qui est dans une colombe, comme on le fait souvent, ou est-ce le contraire ?

- Non, interrompit Arabella. Non, j'aime comme les choses sont maintenant.

- Oh. J'en suis heureux.

- Même si je ne vous suis pas dans un autre monde, je suis quand même contente que vous m'ayez menée ici, savez-vous ? Et vous ? Visiterez-vous Londres avec moi ?

Ce serait un plaisir, lui assura Jonathan, et après quelques tours de magie dont les nombreux préliminaires n'entachaient pas l'apparente simplicité, ils se retrouvèrent à l'endroit même où s'était tenue leur maison de Londres, accompagnés bien sûr par la maison en question. Arabella avait convaincu Jonathan de la laisser ici ; elle pouvait engager contre la poussière des armées bien plus efficaces que les siennes, et les licornes ne seraient pas un problème ici.

- Je suis certain qu'il y avait un chemin ici ! s'exclama Jonathan.

- Londres a beaucoup changé, répondit Arabella, avec un sourire, qui laissait entendre que malgré toute la véracité de sa remarque, peut-être que Jonathan avait oublié des choses aussi. Le magicien continuait :

- C'est la nuit. Cela change tout. Surtout avec ces... depuis quand y a-t-il partout dans les rues cet éclairage au gaz ? Oui, on peut tout voir, mais c'est faux, c'est... différent... et l'obscurité est toujours là, au contraire !

- Je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs, répondit Arabella, troublée.

- Ce n'est rien, il y a bien pire que les souvenirs. Mais oui, je crois... je crois que je comprends ce que vous devez ressentir quand je vous emmène en Faërie. Comme tout cela est extraordinaire ! Et je me retrouvais, dans ces dédales de rues et de maisons ?

- Pas toujours, dit Arabella en souriant. Mais vous aviez vos propres chemins.

- Vous savez, j'ai vu des labyrinthes ensorcelés où il était plus facile de se retrouver. Je ne sais même plus comment cela a pu être mon quotidien, quand maintenant cela me semble tellement...

- Magique et mystérieux ? plaisanta Arabella.

- On peut dire cela, mais pas mon genre de magie.

- Plutôt le mien.

Jonathan hocha la tête.

- Je peux admettre que c'est moi qui ai changé, pas Londres. Il y a des choses que je n'apprécie plus comme avant. Vous ? Vous m'êtes plus précieuse encore. Arabella Strange, vous êtes officiellement pour moi la meilleure partie de l'Angleterre.

- N'irez-vous pas voir les magiciens pour qui vous êtes une légende, demanda Arabella, après avoir peut-être un peu bafouillé, et rougi, et hésité sur comment continuer la conversation.

- Je ne suis pas certain. Il y a une partie de moi qui craint de ne pas pouvoir apparaître sans entraîner des cris, et une autre partie qui craint d'y trouver de la satisfaction et de devenir orgueilleux. Quand j'y pense, risque-t-on de me reconnaître ici ?

- Oh, tout légendaire que vous êtes, cela ne signifie pas qu'on sait à quoi vous ressemblez ; tous les portraits sont mauvais, même si certains d'entre eux sont raisonnablement séduisants.

- Si vous voulez bien, dites seulement à mes élèves que je suis vivant, qu'ils peuvent arrêter d'essayer d'invoquer mon fantôme - non, réflexion faite, dites à tout le monde que je suis vivant, tant mieux pour ceux à qui cela fera plaisir, et... tant mieux pour ceux à qui cela déplaira, par ailleurs. Mais n'y a-t-il pas une douceur à rentrer secrètement ? Je... je ne veux pas qu'on pense qu'il y a là une atteinte à votre honneur, et si vous deviez le prendre ainsi, je vous épouserais à nouveau devant tous les mondes, car je le sens ainsi, mais...

- Vous parlez d'une façon nouvelle, comme un héros de l'ancien temps murmura Arabella.

Et comme Jonathan s'effarouchait, se demandant s'il devait prendre cette évolution comme un jugement négatif, elle rit.

- Oh, mais vous m'avez sauvé d'un sort pire que la mort en transformant le monde, alors je suppose que c'est le moindre des effets secondaires ! Puis, très doucement, elle reprit : sans doute ne devrais-je pas plaisanter. Je vous avais dit autrefois que je vous aurais autant aimé avocat ou médecin que magicien, mais dans certaines circonstances je peux me permettre de vous aimer un peu plus.

Ils s'embrassèrent encore, et pendant plusieurs jours, ils mêlèrent avec bonheur les joies d'un premier mariage et celles d'une seconde lune de miel.

Ce fut Arabella qui aborda le sujet de conversation que Jonathan avait voulu éviter, alors que le magicien fixait intensément la flamme d'une bougie.

- Laissez-moi deviner : vous regrettez de ne pas avoir apporté de livre. Et, devant l'air confus et coupable de Jonathan, elle ajouta : ou bien vous avez fini celui que vous avez emmené et lisez en cachette quand je dors, parce que vous croyez que cela me contrarie ?

- Ce n'est pas cela.

Jonathan chercha les mots justes pour expliquer ce qu'il ressentait, échoua misérablement, et décida de faire avec sa première impulsion.

- Je voudrais faire de la magie.

- Mais vous en faites tous les jours, s'exclama Arabella, éclatant de rire. Savez-vous, il y a de plus simples façons de s'habiller que de faire apparaître les habits autour de soi.

- Non, je voulais dire : je veux faire de la magie qui compte.

Il y eut un silence, alors que tous les deux méditaient ce qu'ils venaient de dire.

- C'est parce que la seule magie qui vous intéresse peut rendre l'univers méconnaissable, que vous préférez la pratiquer dans un autre monde que celui-ci ?

- Ce n'est pas comme cela que je le voyais... mais peut-être avais-je tort.

- Et en parler vous manque aussi, n'est-ce pas ?

- Je suis officiellement fâché contre Mr Norrell pour cette histoire de livre volé, mais... oui. En parler avec un humain, un autre magicien, parce que l'univers entier a son mot à dire sur le sujet, mais il en a une vision qui peut faire tourner la tête.

- Vous savez, suggéra Arabella comme si elle émettait une hypothèse ordinaire et raisonnable, vous pouvez repartir quand vous le souhaiterez.

- Je ne voudrais pas...

- Vous avez un métier, il est normal que vous quittiez la maison pour le faire ! - Elle eut un sourire disret. - Mais n'attendez pas sept ans, la prochaine fois.

- Bien sûr ! Bien sûr que non ! Comment pourrais-je rester encore loin de vous ?

Et il ne fut plus question de partir ce jour-là.

Mais le lendemain, quand Arabella se réveilla, elle vit que Jonathan n'avait passé qu'une mince partie de la nuit dans le lit, bien assez pour froisser les draps, mais pas pour les laisser tièdes. Elle devina qu'il avait dû préparer ses bagages ; elle fut juste surprise que cela lui ait pris tant de temps, considérant la faible quantité qu'il en avait apportée et son usage de la magie pour expédier ce genre de corvées.

Elle eut un instant peur que ce qui l'avait retenu ne soit pas l'envie de rester, mais la crainte de dire au revoir.

Elle se leva, tenta d'entendre un bruit, n'importe lequel, qui ne soit pas le très faible son de ses pieds nus sur le plancher. Le bureau de Jonathan fut sa première destination, même si elle pensa rapidement à en faire celle de son dernier espoir.

- Arabella !

Il sourit, très satisfait de lui-même apparemment, et brandit un collier qui semblait fait de métal, mais aux reflets inconnus.

- Pour remplacer celui que vous avez perdu, dit-il, en le lui accrochant au cou, ses doigts sur sa nuque.

- Est-il magique aussi ?

- Bien évidemment, s'exclama Jonathan avec une voix qui laissait entendre qu'offrir des colliers sans magie datait d'un temps révolu depuis longtemps. C'est la magie de l'autre jour qui m'y a fait penser. Il y a tant de mondes qu'il fut long à discipliner, mais voilà : vous pouvez m'appeler, où que ce soit, pour que je revienne près de vous. Il m'est venu à l'esprit que... non seulement vous savez mieux que moi quand je vous manque, mais vous savez parfois même mieux que moi quand vous me manquez. Je ne veux pas paraître présomptueux, mais si vous vous ennuyez de ma compagnie n'hésitez pas à l'utiliser une seconde.

- J'aurais aimé avoir cela quand vous étiez en Espagne, dit Arabella d'une voix un peu étouffée.

- Au moins, à l'époque, je pouvais vous envoyer des lettres.

- Ne m'envoyiez-vous pas des messages que je ne savais pas lire, dans les cris des corbeaux et la forme des pierres du chemin ?

- Non, répondit Jonathan, l'air un peu confus. Aurais-je dû ?

- Je plaisantais.

Elle le serra dans ses bras encore une fois, murmura à son oreille :

- Vous rappelez-vous quand nous étions jeunes mariés et heureux et que vous étiez chez Norrell toutes les heures.

- Comme des jours très heureux.

- Et c'en sera encore.

- Oui, cela ne change pas grand chose, après tout.

- Juste quelques univers de plus entre nous. Mais ces jours-ci, on en fait beaucoup plus rapidement le tour.

- Savez-vous, murmura Jonathan, la serrant dans ses bras, je m'étais promis de vous dire au revoir aujourd'hui.

- Je pouvais deviner cela, plaisanta Arabella.

- Mais avec cela, je peux encore être ici jusqu'à ce soir, s'exclama le magicien. Et puis, plus doucement : et je pense que la magie n'en sera pas outragée si je reste quelques jours de plus.

jonathan strange, a#6 au revoir

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