Titre : Les Automnes Oubliés
Auteur :
flo_neljaFandom : Jonathan Strange & Mr Norrell
Personnages : Jonathan, Norrell et Arabella (Arabella est seulement mentionnée, encore)
Rating : PG
Thème : A-5. Feuilles d'automne.
Disclaimer : Les personnages et l'univers appartiennent à Susanna Clarke.
Notes de l’auteur : Spoilers jusqu'à la fin du livre ! C'est le chapitre 2 d'une fic qui devrait compter cinq à sept chapitres, avec du Jonathan/Arabella.
Le chapitre 1 est ici.
- Nous cherchons des feuilles d'arbre, récapitula Norrell. Des feuilles d'automne, de préférence. Cela pourrait peut-être marcher sans cela, mais je ne suis pas certain de vouloir essayer. Je n'ai pas vraiment envie d'attendre jusqu'en automne non plus, mais étant donné le nom du royaume, peut-être pourra-t-on en profiter en permanence ? Sinon, je propose de revenir plus tard...
- Allons voir ! s'exclama Jonathan, plus laconique.
Le jardin de l'abbaye ne montrait rien de nouveau : toujours la nuit aux étoiles étranges, toujours les mêmes arbres familiers qui, assurément, ne comptaient pas. Il leur fallait une plante du pays des fées. Ils se hâtèrent de lancer un sort sur l'abbaye pour la dissimuler à tous autres yeux que les leurs, avant de sortir du jardin.
Leurs espoirs furent amplement déçus. Une sorte de prairie rase s'étendait à l'horizon, dans toutes les directions qu'ils pouvaient distinguer dans la pénombre. Tournant la tête, sur le droite, ils aperçurent les tours d'un haut bâtiment qui ressemblait à un palais, sur lequel se reflétaient leurs fausses étoiles.
Cherchant plutôt un endroit le moins habité possible, pour éviter de se soumettre aux obligations sociales du lieu, que d'ailleurs ils ignoraient, ils contournèrent leur propre jardin par la gauche. Pas l'ombre d'un arbre en vue, d'une forêt moins encore. Par contre, en plusieurs emplacements, le sol devenait marécageux, aspirant les chaussures. Mr Norrell soupirait alors bruyamment, et Jonathan devait se retenir de pester, ou de lancer un enchantement qui aurait pu attirer les propriétaires du lieu, voire les offenser. Peut-être le terrain était-il ainsi pour une raison.
- Pourquoi ne l'avons-nous pas rendue invisible pour nous aussi ? demanda Norrell. Nous aurions pu voir à travers.
- Il aurait fallu le retrouver ensuite.
- J'aurais préféré cela à la boue.
Pour leur plus grand malheur, aucune forêt ne se montra, ni d'un côté ni de l'autre.
- Partons par ici, proposa Jonathan en montrant le côté opposé au palais blanc.
Ils trouvèrent justement un chemin entier plus sec, presque pierreux par endroits, qui semblait les emmener exactement dans la direction qu'ils cherchaient. Ceci régla la question. Malheureusement, pas même une heure après, les tours d'un autre château semblable au premier apparurent, à l'horizon noir d'une colline, plus sombres encore que le ciel. Pourtant, comme pour l'autre, certaines pierres semblaient étinceler au soleil.
- Nous sommes apparus entre deux d'entre eux, supposa Jonathan. Peut-être devrions-nous partir sur le côté.
- Il y en aura bien un troisième, prophétisa Mr Norrell d'un air sombre. C'est comme cela, avec les fées, toujours trois châteaux. Puis il murmura à voix très basse, de façon à ne pas être entendu, et surtout pas par le destin « ou sept, parfois ».
Il ne savait pas en ce qui concernait le destin, mais pour Jonathan, cela marcha.
- Reste à savoir dans quelle direction le troisième n'est pas.
- Je vous laisse choisir, répondit Mr Norrell sur un ton lugubre qui portait son poids de « et si le troisième est par là ce sera votre faute ».
Jonathan avait appris, quand il était dans l'armée, à ne pas hésiter pendant des heures en balançant des hypothèses matérielles que l'on n'avait aucun moyen de vérifier. Il partit donc sur le chemin qui lui semblait le plus sûr sous le pied, même si parfois en sortaient quelques roches aux arêtes acérées. A la lueur de la chandelle, il pouvait voir des herbes et même des plantes à fleurs jaunes balancer leurs pétales, mais pas l'ombre d'un arbre ou même d'une feuille. Jonathan se demanda s'il s'agissait de fleurs d'automne, ou si elles ne faisaient que refléter le vrai temps de l'année. Arabella aurait sû, pensa-t-il.
Malheureusement, il avait fait le mauvais choix. Très bientôt apparut devant leurs yeux fatigués le troisième château féérique.
- Je vous l'avais bien dit, grommela Mr Norrell, alors qu'il n'avait rien dit du tout, rien d'intelligible, en tout cas.
Ils repartirent dans l'autre direction. Ou bien, peut-être était-ce une direction légèrement différente, qu'ils prenaient entraînés par la route solide sous leurs pieds. En tout cas, ils passèrent à nouveau en vue de l'abbaye, continuèrent sur le même chemin, et finirent par tomber sur un quatrième château.
Jonathan, réellement contrarié cette fois, partit à grands pas sur un autre chemin praticable. Mr Norrell, pendant quelques instants, s'essoufla à essayer de le rattraper, trop fier pour lui demander de ralentir, mais manifestement très contrarié. Puis il réfléchit, et fit une pause sur le bord du chemin, se reposant ostensiblement. Jonathan n'y fit pas attention, et ce n'était pas grave, car il fallut peu de temps pour que la magie qui les liait le déplace jusqu'à l'autre magicien, sans qu'il ait le moindre effort à faire.
Mr Norrell renifla avec contentement, plutôt satisfait de son arrangement. Du moins, jusqu'à ce qu'un saut moins miséricordieux que les autres le fit se retrouver dans un trou d'eau, à quelques mètres d'un chemin, mais l'intérieur de ses chaussures trempées.
Cette fois-ci, il se sentit en humeur de vraiment protester. Il allait rattraper Jonathan, et le jeune homme allait l'entendre ! Du moins, s'il arrivait à le retrouver... il lui sembla voir briller sa chandelle. Il fut rapidement conforté dans son opinion en entendant sa voix rageuse.
Apparemment, Jonathan avait marché presque jusqu'à la porte d'un nouveau château féérique - ou peut-être était-ce le premier, il devenait difficile de tous les distinguer les uns des autres sans plans, sans lumière et sans routes droites - sans même s'en rendre compte.
- Ils sont plus nombreux que des champignons ! s'énerva le jeune magicien.
Mr Norrell aurait bien plus se plaindre de la même chose il y a quelques instants ; ce fut l'envie de contredire son ami et collègue, toujours sous-jacente dans leurs conversations magiques et encore exacerbée par la boue dans les chaussures, qui le conduisit à faire une remarque judicieuse.
- Ou peut-être pas.
Et puis, réfléchissant à ce qu'il venait lui-même de dire, brodant dessus pour augmenter ses chances d'avoir raison, il expliqua que tout cela pouvait très bien n'être qu'un seul château au milieu d'une unique plaine ; un simple sort, assez semblable à son propre labyrinthe dans sa bibliothèque, les y ramenait sans cesse.
Jonathan sembla presque convaincu, suffisamment en tout cas pour être furieux de ne pas y avoir pensé en premier.
- Ce serait le contraire, contesta-t-il de mauvaise grâce. Celui de votre bibliothèque est fait pour égarer les gens, pas pour les attirer.
Mr Norrell aurait pu prétendre que les habitants de cet étrange pays voulaient justement empêcher les visiteurs de se perdre. Mais une méfiance certaine par rapport aux fées, ainsi qu'une dose minimale de bon sens, l'empêchèrent de faire cette suggestion, même par amour de la contradiction.
- Dans tous les cas, je me demande pourquoi ils ne sont pas encore tous là pour voir quelle est la cause de notre cercle de nuit, continua Jonathan. Peut-être est-il inhabité.
- Ou peut-être est-ce vraiment la nuit, suggéra Mr Norrell. Il m'arrive de perdre la mesure du temps.
Jonathan ouvrit la bouche, la referma sans admettre qu'il avait oublié une possibilité évidente. Bien sûr, il savait, mais une partie de son esprit avait presque oublié que, lors du cycle naturel des nuits et des jours, et ce malgré la protection de la lune, il arrivait aux autres de connaître l'obscurité, de s'allonger tous à la fois et de fermer les paupières pour emprisonner le sommeil dans leurs yeux.
Peut-être, de jour, les routes sur lesquelles il avait marché était-elles riantes et lumineuses, peut-être grouillaient-elles de monde.
-- Dans ce cas, c'est le bon moment pour passer inaperçu, conclut-il. Essayons d'entrer. Peut-être y aura-t-il un grand arbre dans un jardin, au milieu de ce palais ; peut-être sont-elles tout simplement dans un coffre, au milieu de trésors précieux. Quoi qu'il en soit, il nous faut une de ces feuilles.
La porte n'était pas fermée, ce qui empêcha presque Jonathan et Mr Norrell de ressentir un sentiment de culpabilité devant leur propre impolitesse. Ils parcoururent un long couloir dallés d'une matière qui ressemblait à du marbre veiné de couleurs pâles et lumineuses, suffisamment en tout cas pour éclairer leurs alentours.
Ils entrebaillèrent une porte. La pièce était grande, richement ornée, et non seulement les murs et le plafond mais aussi les meubles étaient faits de la même forme de pierre. Il y avait une longue table et des chaises, plusieurs meubles qui auraient ressemblé à des canapés s'ils n'étaient pas apparus aussi durs que le reste, et, tout au fond, un trône immense encadré de deux autres plus petits.
- Oh, regardez ! s'exclama Mr Norrell en désignant une coupe faite aussi de marbre, posée sur ce qui ressemblait à un long buffet. Ce sont des pommes, n'est-ce pas ? Pourquoi n'utiliserions-nous pas un sort de localisation pour savoir de quel arbre elles viennent et où on peut le trouver ?
L'espace de quelques instants, Jonathan pensa que c'était une bonne idée.
Puis il se rappela ce qu'on lui avait raconté à la dernière réception qu'on lui avait indiqué.
- N'y touchez pas ! s'exclama-t-il. La nourriture féérique n'est jamais ce qu'elle paraît !
Mais déjà, Mr Norrell s'était saisi d'une pomme ; qui, dans sa main, était devenue un étourneau noir, pailleté de blanc. Toutes les pommes, alors, devinrent elles aussi des oiseaux et de mirent à criailler, se dispersant dans la grande pièce.
S'il y avait eu une personne dans la salle, Jonathan et Mr Norrell l'auraient remarquée. Ou au moins, ils en auraient eu une forte chance - sauf si la personne en question avait essayé de se dissimuler même un tout petit peu, sans doute, puisqu'ils n'avaient pas vraiment regardé.
En tout cas, ils auraient certainement remarqué s'il y avait eu plusieurs personnes.
Et pourtant, maintenant, à chaque emplacement de la pièce où portait leur regard, ils pouvaient voir une ou plusieurs femmes, jeunes filles... aucun homme n'était présent. Elles discutaient avec animation, comme si elles avaient toujours été là ; mais elles se rendirent assez vite compte de la présence de deux intrus, à peu près aussi vite que les deux magiciens s'étaient remis de leur stupéfaction. Elles ne montrèrent aucun signe de surprise, mais s'éloignèrent d'eux, gracieusement, sans les regarder ; et en quelques instants, elles s'écartèrent pour former une allée qui menait au trône.
Apparemment, quelqu'un s'attendait à ce qu'ils empruntent ce chemin. Sans doute, selon toutes les règles de la préséance, s'agissait-il de la belle jeune fille assise sur le plus grand des trônes.
Ses cheveux étaient si légers qu'ils semblaient voler autour de son visage. Elle était assise sur le trône de marbre, un peu penchée sur le côté, alanguie, comme si cela avait été l'emplacement le plus confortable au monde. Sur son doigt était perché un des étourneaux ; les autres avaient disparu on ne sait où. Elle voulut bien attendre que Jonathan et Mr Norrell s'approchent d'elle ; elle regarda même avec un certain intérêt le jeune magicien pousser le plus âgé.
- Voulez-vous donc les défier ouvertement sans raison ? murmura Jonathan.
- Oui, j'aimerais bien ! s'exclama Mr Norrell, alors même qu'il marchait vers la jeune fille.
Quand ils furent suffisamment rapprochés d'elle, l'oiseau reprit forme de pomme dans sa main, et elle la leur lança.
- Je suis la reine de cent ans. Voilà ce que vous êtes venus chercher, humains ! Je vous le donne !
Cela ne satisfaisait pas le moins du monde Jonathan et Mr Norrell : s'il ne s'agissait pas là d'une vraie pomme, elle ne leur servirait à rien. Cela semblait une mauvaise idée de l'offenser en refusant, de toute façon. Elle sourit quand elle les vit accepter.
- Et maintenant, vous allez m'offrir, en juste échange, un cadeau d'égale valeur ! Si vous refusez, vous ne serez plus les bienvenus ici.
Son ton était parfaitement poli, mais d'une froideur de glacier.
- Nous n'aurions jamais dû accepter ! s'exclama Mr Norrell. Et même si nous arrivions, par le plus grand des miracles, à échapper à ces furies et à retourner à l'abbaye, nous ne retrouverons jamais ce que nous sommes venus chercher, et ce sera votre faute ! Je vous l'avais dit !
Jonathan ne perdit pas de temps à faire remarquer à Mr Norrell qu'une fois de plus il n'avait rien dit à ce sujet, que c'était même lui qui s'était saisi de la porte en premier lieu. Il préféra tenter de réfléchir. Après tout, un présent d'égale valeur, ce n'était pas forcément grand chose... ce n'était pas ce qu'il voulait, cela ne l'avait jamais été.
Il prit son mouchoir dans sa pochette, murmura quelques mots. Le carré de tissu prit la forme d'une colombe, vola jusqu'à la fée ; puis il se métamorphosa à nouveau, pour devenir un de ces fruits exotiques que Jonathan avait vu à la table des aristocrates les plus fortunés.
Il était certain que près de lui, Mr Norrell était en train de bouillir, de tourner vingt fois dans sa tête toutes les apostrophes qui lui faisaient savoir qu'il ne s'agissait là que d'un tour de magicien de troisième zone. Il ne le regarda pas, non pas parce qu'il ne voulait pas le voir, encore moins parce qu'il craignait de maljuger ses réactions, mais parce qu'il doutait, dans ces circonstances, de la capacité du magicien plus âgé à se taire. Ce n'était guère le moment de dénigrer un cadeau censé être de valeur.
La reine observa le fruit, puis, après un temps qui parut interminable, elle sourit.
- Reine de mille ans, je vous les laisse.
Sa voix était distante. Elle s'était tournée vers sa droite, vers un des petits trônes, sur lequel était installée une belle femme aux cheveux roux et ondulés. Mr Norrell et Jonathan l'avaient à peine remarquée jusqu'ici ; mais ils trouvèrent son sourire malicieux et pas loin d'être déplaisant.
Elle leva les bras, solennellement, comme pour invoquer un sort.
Jonathan murmura entre ses lèvres, en boucle, les meilleurs sorts de protection qu'il connaissait, et il était sûr que Mr Norrell faisait de même. En fait, la seule incertitude concernait le moment où il avait commencé. Peut-être au moment où ils étaient entrés dans le palais, voire avant.
Cependant, la magie ne les toucha pas. S'écartant en deux vagues, elle recouvrit les jeunes filles qui s'étaient alignées sur le côté, et qui commencèrent à danser ; non pas de leur propres initiative, soulevées, tourbillonnant, comme portées par des fils invisibles ou par le vent, et pourtant elles souriaient, s'amusant et se surprenant de leurs propres gestes. Leurs mouvements, à la fois chaotiques et harmonieux, soulevèrent chez les magiciens une étrange nostalgie, comme s'ils avaient voulu, eux aussi, devenir si légers et se laisser porter, comme si seule la crainte respectueuse de troubler ce spectacle les en empêchait.
On aurait pu penser de certaines personnes qu'elles s'étaient laissées entraîner par l'émotion et la beauté de la scène ; mais s'agissant de Jonathan Strange et de Mr Norrell, on pouvait être à peu près certain qu'il s'agissait d'un effet tout magique.
Enfin, elles s'interrompirent, et les magiciens restèrent quelque temps comme sonnés par cette beauté, et désolés de cette interruption.
Ils durent cependant bien revenir à la réalité quand la femme rousse - la reine - l'autre reine - s'exclama d'une voix claire, avec juste une pointe de sauvagerie cruelle :
- Et maintenant, vous allez m'offrir, en juste échange, un cadeau d'égale valeur ! Si vous refusez, votre châtiment sera cruel.
Ils auraient dû le prévoir ; peut-être même s'y étaient-ils attendus, momentanément, avant de se perdre dans la danse. Jonathan se mordilla nerveusement la lèvre. Cela devenait bien plus difficile.
Il allait demander un léger délai pour en discuter avec Mr Norrell, mais ce dernier avait déjà levé les mains.
Ce fut une musique qui semblait venir de nulle part, ou bien de tous les coins de la pièce, ou de l'intérieur de chacun d'entre eux. Une ancienne musique, qui évoquait le siècle dernier, peut-être, ou avant... de nombreux instruments en harmonie, sans que pourtant Jonathan réussisse à en identifier un seul.
Enfin, l'harmonie s'interrompit ; toutes les fées souriaient.
- Qu'est-ce que c'était ? demanda Jonathan à voix basse.
- Je ne me suis pas toujours intéressé seulement à la magie...
Mr Norrell baissait piteusement la tête, et les mots sortaient de sa bouche pénibles et embarrassés comme si on venait de lui poser des questions sur un secret honteux. Jonathan attendait la suite.
- Mais ne le répétez jamais, quand nous serons de retour dans notre monde ! A personne, entendez-vous !
Jonathan pensa d'abord qu'un certain nombre de personnes en Angleterre auraient plutôt plus d'estime pour Mr Norrell, si elles apprenaient qu'étant jeune, il avait suffisamment apprécié le divertissement pour écouter de la musique. Ou du moins, certains arriveraient peut-être à passer outre le fait que ce soit de la musique datant de plusieurs dizaines d'années.
Ou peut-être prêtait-il au reste du monde ses propres sentiments. Cependant, il promit solennellement de garder le secret.
La reine, en attendant, semblait presque regretter l'effet qu'avait eu cette musique sur elle. Mais, avec une voix boudeuse, elle déclara.
- C'était de la musique telle que je n'en ai jamais entendu. Reine de dix mille ans, ils sont à vous.
Evidemment, le troisième trône n'était pas vide, lui non plus. Et pourtant, il semblait que quelque chose les avait empêchés de voir la femme qui y siégeait avant. Son visage était marqué, semblait très vieux. Et pourtant, ses cheveux, qui lui tombaient sur le visage en mèches peu soignées, étaient d'un brun sombre qui tournait presque au noir.
Elle eut un mouvement de la tête, en remerciement, en direction de la fée aux cheveux roux ; puis elle tendit la main en direction d'une des jeunes filles de l'assemblée.
En fait, c'était presque une petite fille encore, aux cheveux d'un blond pâle, si épais qu'ils semblaient illuminer l'air autour d'elle. D'un geste, elle lui indiqua les deux magiciens.
- Et maintenant, commença-t-elle d'une voix dure et craquelée, vous allez m'offrir, en juste échange, un cadeau d'égale valeur ! Si vous refusez, nous le prendrons de force.
- Comment pouvons-nous donc...
Jonathan s'interrompit, comprenant ce qu'elles voulaient.
- Aucun de nous deux ne restera ici, dit-il fermement.
- Cela va sans dire, renchérit Mr Norrell.
- Peut-être pouvons-nous nous arranger autrement ? continua la vieille fée. Votre premier enfant à naître, peut-être ? Ou, soyons simple, la première personne que vous rencontrerez quand vous rentrerez dans votre monde.
Jonathan se demanda ce qu'elle savait de leur quête. Dans tous les cas, cela lui donnait encore plus envie de refuser. Il avait l'impression de tomber dans un piège monstrueux.
La jeune fée s'avança vers eux comme si le marché passé avait été totalement raisonnable. Elle souriait, et en observant son visage, Jonathan fut envahi d'une étrange impression.
- Que vous arrive-t-il ? demanda Mr Norrell.
- Je crois l'avoir déjà vue. Mais je ne saurais dire quand, ni où.
- Oh. Ce n'est donc pas pertinent. Moi qui croyais que vous auriez eu une idée.
- Qu'allons-nous faire ? Nous ne pouvons pas accepter un tel échange !
- Nous ne pouvons pas vraiment refuser non plus... Enfin, c'est-à-dire que, ce n'est pas rigoureusement impossible, mais ce serait contraire à l'étiquette féérique. Ma foi, nous pourrions essayer de nous défendre contre elles. Ce serait difficile, mais possible. Votre quête en serait compromise, toutefois.
- Je sais ! s'exclama Jonathan. Je le sais bien ! Il est hors de question que je leur donne un de mes enfants.
- Vous avez le choix ! Cela pourrait être la première personne que vous rencontrerez...
- Et si c'était Arabella ! Et même, si cela devait être une personne que je ne connais pas, voire que je hais, quel droit ai-je de l'envoyer vivre ici, de m'instituer comme son maître, juste parce que j'en ai la possibilité, pour accomplir mes propres desseins ! Il aurait certainement une famille, des amis... Non, c'est inacceptable aussi !
- Il faudra bien arriver à une décision. Au moins, nous n'avons pas de limite de temps.
Le ton neutre de Mr Norrell essayait peut-être d'être rassurant, ou tout simplement d'être effectivement neutre. Mais pour Jonathan, c'était une torture supplémentaire. Comment pouvait-on prendre un tel marché avec autant de désinvolture ? D'un autre côté, dans ces circonstances, il était normal pour l'autre magicien de le laisser prendre la décision seul, mais il n'aurait pas dit non à un peu de soutien, même tout symbolique ou psychologique.
- Je croyais que vous n'aimiez pas les fées ! tonna-t-il.
- Bien sûr ! Justement parce qu'elles nous mettent dans de telles situations. En plus, hum, de quelques dizaines d'autres choses, bien sûr...
Peut-être était-ce tout simplement son calme qui était une insulte à Jonathan qui avait envie de tourner en rond comme un ours en cage. Bien sûr, aucune des deux issues ne le contrariait vraiment, lui, il pouvait se le permettre ! Il en vint même à regretter mesquinement le bien qu'il avait pensé de lui, pendant la musique.
- Ne pouvez-vous pas leur promettre un enfant, et ne pas en avoir ?
Ces choses-là ne marchaient jamais, pensa-t-il, Norrell aurait dû le savoir. Et, à ce compte, il aurait finalement préféré pas de soutien du tout.
Il doit y avoir une solution, pensa-t-il désespérément. C'est juste que je ne l'ai pas trouvée, pas encore.
La petite fée le regarda. Ses yeux étaient bleus comme le ciel. Où l'avait-il donc rencontrée ? Ou imaginait-il donc tout ?
- Quel âge as-tu ? demanda-t-il, absent. Elle lui semblait vraiment jeune.
- Quinze ans, répondit la petite avec une révérence.
Elle paraissait vraiment moins. Et soudain, il se rappela.
Il ne put pas tout à fait agir avec autant d'assurance qu'il en ressentait maintenant dans sa tête. Il lui fallut mettre une main dans sa poche, fouiller. Il finit par en tirer un vieux coupe-papier. C'était une arme un peu légère. Bah, cela suffirait.
- Merci, reine de dix mille ans, pour nous avoir donné exactement ce que nous désirions !
Et, d'un geste vif, il saisit une des mèches épaisses, presque mousseuses, de l'enfant. Il la trancha avec le coupe-papier, et chaque cheveu devint une feuille d'un jaune doré. Elles se répandirent dans ses mains, certaines tombèrent à terre, leur odeur presque entêtante, leurs formes aussi variées que les arbres du monde.
Puis Jonathan trancha une mèche de ses propres cheveux - il dut s'y reprendre à deux fois - et les confia à la jeune fée qui avait exactement la même douceur que ce soir d'automne qu'ils avaient passé à regarder le soleil se coucher, il y a quinze ans, avec Arabella.
- Dis à ta reine que voià mon cadeau, et va le lui porter, petite messagère.
Il n'y eut pas un mot pour protester ; pour dire qu'il n'avait pas compris le cadeau, pour dire qu'ils ne pouvaient pas emporter les feuilles, qu'ils devaient rester. La reine elle-même, quand la petite lui confia la mèche de cheveux, eut un sourire désabusé.
- Vous pouvez maintenant, si vous le désirez, rester ou partir, dit-elle.
Ses cheveux avaient la couleur des feuilles décomposées, et Jonathan se demanda ce qu'elle avait pu voir, il y a dix mille automnes.
- Nous allons quitter ces lieux, puisque vous le permettez, vos majestés.
La petite fée d'automne d'il y a quinze ans le regarda avec un air de reproche ; il ne put dire si c'est parce qu'elle regrettait déjà, ou juste parce qu'il emmenait de ses feuilles dans ses poches. Se souvenait-elle seulement de lui comme il se souvenait d'elle ? Elle avait dû voir beaucoup de monde ; et maintenant, elle venait achever son existence ici, et un jour, elle serait sur un de ces trônes, oubliée de tous ou presque.
Il ne fut pas bien difficile de retrouver l'entrée du palais, d'en sortir. L'abbaye les attendait, avec son jardin aux herbes pâles de partager leur nuit.
- Jonathan, je voulais vous dire...
- Oui.
- Je ne suis pas certaine que cette nouvelle coupe de cheveux vous aille.
Jonathan tenta de garder une désinvolture moqueuse ; mais il pesta contre le vieux magicien, qui n'allait bien entendu pas reconnaître que c'était son intuition qui leur avait permis de finir leur expédition de façon entièrement couronnée de succès.
Mais il alla quand même, plus tard, vérifier devant un miroir, armé de ciseaux solides, juste au cas où.