Arturo Perez Reverte -
Deux hommes de bien (Hombres Buenos) (2015 / Seuil, 2017)
(512 pages, soit 100 km de plus pour le challenge Tour du Monde. Total : 12 525 km et 50 028 pages pour 135 livres)
A la fin du XVIIIe siècle, dans une Espagne gouvernée par un monarque progressiste mais encore dominée par les dictats de l'Inquisition, l'Académie royale oscille entre la tentation des Lumières et les reculs frileux de la Tradition. Les esprits éclairés y ont de bons appuis pourtant, jusque dans le clergé, et c'est avec l'autorisation exceptionnelle de l'Eglise que deux Académiciens sont délégués à Paris pour y acquérir ce grand livre interdit, déjà légendaire : l'Encyclopédie.
Don Pedro, l'Amiral, ancien militaire retraité depuis longtemps dans les livres, et Don Hermogenes, l'aimable bibliothécaire qui n'a jamais voyagé, se retrouvent ainsi bientôt sur les routes d'Espagne et de France à affronter leur lot de brigands, de chemins bourbeux et d'auberges inconfortables. L'un est aussi élégant, austère et taiseux que l'autre jovial, impressionnable et replet. L'un considère la religion comme une vieillerie obscurantiste dont il faut se débarrasser, l'autre fait de son mieux pour concilier une foi sincère à l'amour du progrès humaniste. Dissemblables, sans doute, mais chacun attentif à l'autre, respectueux de ses opinions et de ses différences - deux hommes de bien en somme, entre qui les hasards de la route ne tardent guère à développer une solide amitié.
Mais arrivés à Paris, ils vont devoir déchanter : l'édition originale de l'Encyclopédie, la seule véritablement fiable, est épuisée depuis longtemps, quasi introuvable sur le marché. Et encore, ils ignorent que leurs opposants ont lancé à leurs trousses un espion chargé de faire échouer l'entreprise coûte que coûte. Pourtant, elle est bien aujourd'hui sur les rayons de la bibliothèque de l'Académie, cette édition originale de l'Encyclopédie, et l'on s'accorde à dire qu'elle y est arrivée à peu près à cette époque... Comment ont-ils bien pu se débrouiller, nos deux hommes de bien, pour l'y apporter malgré tous les écueils ?
Deux histoires entremêlées, ici : celle de deux académiciens qui cherchent un livre, et celle d'un autre académicien qui en écrit un. Sur eux. Et si cet enchâssement a parfois un peu tendance à casser le rythme de l'intrigue principale, il est aussi diablement intéressant pour qui s'intéresse un tant soit peu au processus d'écriture et au travail de recherche qu'implique un roman historique. D'autant plus que les deux époques se répondent l'une à l'autre en écho, de la théorie au résultat, de l'avancée du récit aux questions nouvelles qu'il soulève. D'autant plus que tout cela est bien dosé, sous-tendu d'un jeu assez habile sur les rapports entre réel et imagination (les personnages historiques ne sont pas tous réels et l'auteur lui-même ne se met pas en scène sans quelques artifices !) et relevé d'une dose non négligeable d'humour. Perez-Reverte qui parle de ses collègues académiciens ou écrivains, c'est aussi instructif que savoureux, son respect évident pour les compétences des uns et des autres allant rarement sans une pointe de malice affectueuse, voire de subtile dérision (J'ai prêté le livre au moment où j'écris cette chronique, mais il faudra que j'en ressorte quelques répliques qui m'ont beaucoup amusée).
L'intrigue historique, quant à elle, est parfaitement digne de son auteur, mélange d'aventure et d'érudition peuplée de personnages intéressants, les meilleurs comme les plus ambivalents. L'Amiral fait un superbe Don Quichotte des Lumières, stoïque et droit, grand spécialiste des combats perdus d'avance où l'on tient malgré tout, pour ne pas faillir à soi-même, par respect pour la règle du jeu, pour préserver cette petite goutte sans laquelle l'océan, peut-être, ne serait pas tout à fait le même. A ses côtés, le bibliothécaire est un Sancho érudit et attachant, au moins aussi courageux que l'autre si le vrai courage est d'affronter ses limites, de ces personnages qui donnent toute leur dimension humaine à l'aventure. Face à eux, deux loosers ambigus, un adversaire et un allié, un mercenaire sans états d'âme qui a depuis longtemps renoncé au meilleur pour survivre, un philosophe raté, frustré, qui appelle à grands cris au nom de l'idéal les flots sanglants de la révolution.
Ce n'est d'ailleurs pas le moins intéressant de l'affaire, ce tableau que dresse Reverte des complexes années d'avant 1789, vues à travers deux pays voisins et pourtant si dissemblables. La France, ce joli mirage vu de loin, pays de la liberté qui se nuance peu à peu à mesure que nos deux espagnols le découvrent. La France des philosophes, des beaux esprits, des salons, des libertins, où l'on ose rêver - chose impossible de l'autre côté des Pyrénées - d'un peuple capable de se conduire lui-même... et où le peuple, pourtant, crève de faim. La France qui joue, inconsciente, avec le feu, et la France qui va bientôt pour de bon l'allumer. La France des philosophes de salon, qui cherchent à infléchir sans rien briser, et celle des philosophes des mansardes, les marginaux, les rancuniers, pour qui le changement ne peut se faire que dans la violence. Et par derrière, l'Espagne posée là comme à un point de bascule, qui pourrait basculer mais pour le pire résistera.
Par derrière, surtout, des questions de philosophie politique et de morale individuelle qui n'ont rien perdu de leur actualité comme le rappelle (entre autres)
cette intéressante interview donnée par l'auteur à l'Express. Le tout sous couvert d'un bel hommage littéraire qui ne ménage pas l'aventure : à découvrir absolument !