Daniel Arsand -
Je suis en vie et tu ne m'entends pas (Actes Sud, 2016)
(272 pages, soit 75 km de plus pour le challenge Tour du Monde. Pays : Allemagne. Total : 8375 km, 32 144 pages et 21 pays pour 87 livres.)
Comment vouliez-vous que je résiste à ce délicieux jeune homme qui m'attendait, clope aux lèvres et regard provocant, sur une table de la médiathèque ? Une photo de Marianne Breslauer judicieusement choisie, tant pour attirer l'oeil que pour illustrer ce superbe roman qui s'inscrira parmi mes plus belles découvertes de l'année.
Nous voici à Leipzig, en 1945. Un homme détruit avance dans une ville en ruines, qu'il reconnaît à peine. Autrefois, comme dans un autre monde, il y a eu le plaisir, l'insouciance, un amour comme on en rencontre rarement. Et puis quatre ans plus tôt, des hommes ont enfoncé leur porte, son bel amour s'est envolé et Klaus Hirshkuh a été traîné vers un de ces camps dont on revient rarement, où il a survécu pourtant, quatre ans durant, à tous les sévices et toutes les infamies. Triangle rose, dans ces camps-là, fait de vous un sous-homme aux yeux mêmes des autres détenus...
A présent, la liberté retrouvée est un abîme d'incertitudes. Dans un monde de privations, il faut rafistoler tant bien que mal le corps et l'esprit, apprivoiser le deuil, affronter déjà ceux qui ne savent pas, ne veulent pas savoir, ne peuvent pas tolérer d'ouvrir les yeux. Puis partir ailleurs pour réapprendre à vivre, peu à peu, à désirer à nouveau, à aimer peut-être, et un jour enfin, un jour lointain, ne plus baisser les yeux, ne plus chercher l'oubli et le silence, mais oser dire enfin, clair et fort, ce que l'on est et ce qu'on a subi. Ce qu'on peut subir encore jusque dans la paix depuis longtemps revenue.
Je suis en vie et tu ne m'entends pas... Voilà un de ces textes trop rares qui parviennent à concilier, sans aucune lourdeur démonstrative, un propos de fond engagé (la déportation des homosexuels et sa trop difficile reconnaissance, symbole d'une homophobie subsistant sous tous les régimes) et une exploration de l'intime remarquablement juste et puissante. La psychologie est fine, les personnages sont vrais, même les troisièmes rôles, même ceux qui servent surtout à illustrer un propos, ceux qu'il ne sert à rien d'expliquer et que chacun connait plus ou moins pour avoir déjà croisé leurs semblables. L'écriture, surtout, est formidable, dense, âpre, capable de dire avec autant de force l'horreur et la violence, le sang, la merde, l'humiliation, que la beauté irréelle de la jeunesse enfuie, la mélancolie suffocante des amours disparues, l'ivresse d'un baiser, le vertige d'une caresse. Un torrent sans cesse bousculé, qui entraîne le lecteur au plus près (coeur, âme, corps) d'un homme redoutablement attachant, abîmé, hanté, bien plus fort pourtant qu'il ne le sait lui-même et dont l'existence se fait peu à peu un bel hommage à la liberté de vivre et d'aimer.