Kazuo Ishiguro -
Les Vestiges du jour (1989 - 10/18, 1991)
Qu'est-ce qu'un grand majordome ? Par quoi peut se définir la dignité indispensable à cet état ? Telles sont les deux questions majeures qui, toute sa vie, ont travaillé Mr Stevens, impeccable butler de grande maison anglaise. Qui le travaillent toujours, plus que jamais, au soir de sa carrière, alors qu'il traverse l'Angleterre pour retrouver Miss Kenton, l'ancienne gouvernante de Darlington Hall, depuis bien longtemps retirée du service et dont le mariage semble battre de l'aile.
Au fil de ce voyage en six journées - six journées de vacance comme il n'en a jamais connu, au volant d'une superbe Ford prêtée par son nouvel employeur - tout son passé défile et s'interroge autour de cet idéal vers lequel il a toujours tendu, autour de Lord Darlington, le maître au service duquel il s'est consacré corps et âme et en qui se sont incarnées, longtemps, ses plus hautes aspirations.
Mais à se dévouer ainsi, à tendre trop vers la grandeur, n'est-ce pas la vie même que l'on risque de manquer ?
C'est un roman magnifique que Les Vestiges du jour. Un roman tout en finesse et en retenue, parfaitement maîtrisé, dont les éléments se dévoilent peu à peu pour en révéler toute la richesse. En parler comme je vais le faire dans les lignes qui suivent à quelqu'un qui ne l'a pas lu est déjà trop en dire, tant il est fascinant de tout découvrir peu à peu : je conseille donc à ceux dans ce cas de se le procurer au plus vite, et de revenir me voir quand ils auront terminé ! Avec les autres, j'ai très envie d'en parler, d'autant plus que les points de vue croisés sur Babelio sont souvent assez éloignés du mien (moins en ce qui concerne la qualité de l'ouvrage que dans le ressenti et les thèmes retenus). J'espère de grandes discussions dignes de ce nom à la prochaine réunion du Club Sormand !
Le poids de l'éducation et le regret des amours avortées forment deux contrepoints à cette superbe déclinaison sur le thème de l'échec. Echec, moins d'une vie - y-a-t-il échec, après tout, lorsqu'on a vécu selon ce que l'on croyait juste, quel qu'en soit le prix à payer, quelle que soit l'erreur dans laquelle on s'est fourvoyée ? - qu'échec de la noblesse, individuelle et politique. A deux échelons opposés de la société, le valet et son maître deviennent en quelque sorte le double d'un même homme, un homme qui mobilisa toutes les énergies, tous les talents dont il disposait à son niveau, pour accomplir un grand but, et découvrit au soir de sa vie que ce but n'était peut-être que fumée. Le maître tombé dans l'opprobre malgré ses meilleures intentions, reste au serviteur à se reconstruire, entre les souvenirs trop lourds et des possibles incertains. En est-il seulement capable, après avoir si longtemps vécu pour un autre ?
C'est pour un autre maître, d'ailleurs, que le futur s'envisage, et il y a quelque chose de tragique - de touchant et de beau - dans cette impossibilité de Stevens à sortir de son rôle, dans cet être quasi automate dont le coeur peut bien se briser mais dont les gestes restent les mêmes, toujours. Juste un peu moins précis.
Et puis, derrière les individus, il y a aussi l'Histoire - celle du XXe siècle, de plus en plus complexe, où les jeux politiques ne peuvent plus être menés par les diplomates amateurs, les gentlemen soucieux de mettre leur influence au service des grandes causes ou du simple fair play entre nations. Une Histoire dont le vent balaie déjà l'aristocratie et ses valeurs, ceux qui les incarnent comme ceux qui les servent. Face à cela, que reste-t-il d'autre qu'apprendre à badiner ?