Thomas Cullinan -
Les Proies (The Beguiled) - 1966 / Payot et Rivages, 2014
Un soldat Yankee dans un pensionnat de jeunes-filles sudistes, en plein coeur de la guerre de Sécession, ça sonne un peu comme “de gros troubles en perspective”, vous ne trouvez pas ?
Pourtant, tout le monde ou à peu près est pétri de bonnes intentions, dans les premiers temps. Le pauvre homme est trouvé blessé, au fond des bois, par une des plus jeunes pensionnaires et si Miss Martha, directrice de l’établissement, n’est guère ravie de devoir accueillir un homme sous son toit, tout le monde s’accorde sur la nécessité de lui venir en aide. Quant à lui, ma foi, pourquoi aurait-il envie de retourner se faire charcuter sur le front, quand cinq charmantes demoiselles s’empressent pour lui prodiguer leurs soins les plus attentifs ?
Alors, pour assurer sa position, par jeu aussi sans doute, il s’ingénie à les séduire, une à une, avec un art de la manipulation qui, s’il paraît un brin grossier au lecteur averti, n’en est pas moins diablement efficace. Frère, ami, complice, galant, amant, amateur de poésie ou de botanique, il sait se faire tout ce que ces demoiselles désirent… et les désirs autour de lui se cristallisent, rendus d’autant plus forts par les frustrations, les souvenirs et la solitude, par ce monde sans hommes dans lequel la guerre les a plongées.
Imposteur jusqu’au bout des doigts, ce diable de Yankee - en réalité irlandais - est-il vraiment mauvais ? Le diable, d’ailleurs, est-il celui qui a le mal pour intention, ou l’étranger dont la venue réveille le plus noir au coeur de ceux dont il bouscule le monde ?
Une nuit, sur un faux-pas, le petit jeu de Johnny lui échappe. Et, toujours au nom du plus grand bien, le pire peut désormais advenir…
Dans une ambiance de monde en déclin, de secrets mal enfouis, Thomas Cullinan joue avec talent sur les ambiguïtés de la confrontation avec l’Autre - l’Autre troublant, inquiétant, dérangeant, incompréhensible, aussi vite attirant que facilement répulsif. L’Autre qu’on invente à son image faute de savoir le saisir.
L’Autre qui est ici, tout à la fois, l’homme face aux femmes, le nordiste face aux sudistes, le pauvre face aux riches, l’aventurier face aux demoiselles, le mensonge éhonté mais joyeux, face aux convenances et aux secrets honteux. Les personnages sont forts, intrigants, tous au moins à demi attachants, tous au pire à demi haïssables. Leurs rapports sont tissés avec autant de finesse que de violence couvée, la tension monte peu à peu jusqu’à une explosion qu’on devine inexorable et dont on découvre les ressorts avec délectation.
Un excellent roman, dont je suis curieuse de découvrir l'adaptation - paraît-il excellente - par Don Siegel. Surtout que je l'imagine plutôt pas mal en Clint Eastwood, moi, Johnny...
(Pour le challenge pavés : 678 pages)