6/ Joker :
Les Buddenbrook - Thomas Mann (1901)
1835 : une famille unie, heureuse, prospère, célèbre avec éclat l'inauguration de sa nouvelle demeure, consécration d'une bonne fortune que rien ne semble jamais devoir ternir.
Quarante années plus tard, quelques femmes en deuil se réunissent pour un ultime adieu après la mort du dernier des Buddenbrook, dans un simple pavillon de la banlieue de Lübeck.
D'une scène à l'autre, le chemin tortueux, complexe et pourtant fulgurant, qui mène de la grandeur à la décadence. Une décadence non tant matérielle que morale, psychologique : l'effritement lent, inexorable, de l'énergie vitale, de la faculté à entreprendre, à gagner - à simplement vouloir. Une décadence ambiguë pourtant, car la simplicité heureuse, conquérante, des premières générations est aussi étroitesse d'esprit, et cette grande famille bourgeoise se sclérose en se raffinant, s'anéantit en développant sa sensibilité, en s'arrachant à la gangue de médiocrité qui l'enfermait - mais la protégeait - jusqu'alors. Tout le malheur, justement, n'est-il pas là : dans ces résidus de l'esprit d'autrefois, qui empêchent l'épanouissement artiste et condamnent à l'effondrement ce qui leur correspond trop mal ?
Thèmes passionnants que Thomas Mann développe avec une grande justesse - et de manière très vivante, par la grâce des personnages, d'une écriture qui sait fondre l'analyse dans les faits et les caractères.
Si les Buddenbrook deviennent de plus en plus intéressants, de plus en plus attachants au fil des générations, tous restent touchants malgré leurs ridicules, de par leurs défauts si humains, si étroitement liés à ce contexte social qu'ils contribuent à créer et qui les contraint tant. La distance ironique de l'auteur n'exclut nullement une certaine tendresse pour son sujet, qu'il sait rendre communicative. De belles descriptions étoffent le contexte et un art consommé de l'ellipse donne une grande force au scénario, jusqu'à une fin superbe, une fin qui serre le cœur et pourrait pourtant servir d'exemple magistral à une leçon d'art romanesque.
Subtil et puissant, raffiné et touchant, les Buddenbrook mérite assurément son statut de classique... et me fait regretter d'avoir attendu si longtemps pour le découvrir !