Titre : Dandelion
Auteur : Kcalb (Participant 30)
Pour : Galahad (Participant 8)
Fandom : Kaleido Star
Persos/Couple : Layla/Sora
Rating : PG
Disclaimer : Kaleido Star ne m’appartient pas.
Prompt : Layla/Sora - Pour Layla Sora est un oiseau, une étoile qui s'éloigne à chaque moment plus d'elle, elle ne fut que l'étincelle qui fit naître ce big bang, mais seule sous la lune le phénix rêve de s'envoler à nouveau et de toucher cette étoile. (J'aimerais voir Layla réussir à faire comprendre à Sora qu'elle n'a pas que de l'admiration pour elle.)
Notes : Mes plus plates excuses pour le retard ! Et pour l’introduction qui s’est avérée être beaucoup plus longue que ce que j’escomptais. J’ai situé le texte après ‘Legend of phoenix’ et son ode à Layla.
Layla n’a pas attendu Sora pour se créer un rêve et se donner les moyens de l’effleurer.
Mais depuis qu’elle a appris que toutes deux ont vu leur destin changer pendant le spectacle où elles ont observé, se sont faufilées et ont parcouru la féérie du jardin d’Alice, perdue, malmenée, brillante et triomphante, elle se demande parfois si cet instant de magie les a touchées le même jour, en même temps. Sora était peut-être présente dans la salle, dans l’obscurité, les yeux illuminés, le cœur battant, peut-être se sont-elles croisées, aperçues, effleurées en passant lorsqu’elles ont continué leur chemin, chacune auprès de leurs parents. Leur toute première rencontre se situait peut-être avant l’officielle, mais à cette époque, Layla s’en rappelle parfaitement, le sourire de sa mère, précieux, sincère (un souvenir) était tout ce qui importait.
Certains spectacles, avait-elle compris, peuvent lier les esprits et rendre les gens heureux.
Layla se souvient qu’elle pleurait sur le lit d’hôpital de sa mère, avant, et qu’elle a défendu ses larmes de couler, après, quand elle n’était certainement pas encore une adulte mais qu’elle a décidé, au moins, qu’elle n’était plus une enfant capricieuse accusant ses parents de l’abandonner, qu’elle n’était plus une fille répétant à sa mère épuisée, malade, mourante mais patiente, qu’elle la détestait.
C’est pourtant ce cœur d’enfant, celui qu’elle voulait rendre mesuré, qui l’a guidée depuis le début.
***
La première fois que Layla entend et voit Sora, elle découvre une retardataire négligente, persuadée qu’elle pourra réussir à rattraper ses erreurs, prête à quémander toutes les deuxièmes chances que l’on pourra lui donner sans se soucier du tort qu’elle aura causé. Layla est agacée pour le principe, mais elle se détourne et n’y fait plus attention.
La première fois que Layla voit Sora sur scène, elle doit passer après une débutante incapable de ne pas ternir les actions des autres par sa propre incompétence, occupée à survivre et fière d’avoir réussi à être sauvée par l’improvisation d’une étoile plus zélée, sans penser aux spectateurs et à ce qu’ils attendaient. Layla la rabroue et la chasse sans regret.
La première fois que Layla observe un petit fragment de la détermination de Sora, elle a devant elle un phénix qui rate son envol, manque de grâce, réussit tout juste à battre des ailes parce qu’intention et sentiment ont transcendé le mouvement, mais qui avait été forcé de quitter le nid à cause de son orgueil. Layla accepte de considérer que Sora a remporté ce défi et sait qu’elle n’oubliera jamais son prénom.
Les premières fois s’enchaînent, et c’est pourtant lorsque Layla a prétendu ne pas y faire attention qu’elle a été le plus à même de les compter ; les suivantes s’enchaînent trop, trop vite, d’une myriade de façons, pour que Layla puisse toutes les percevoir et les attraper.
Un soir, au-dessus du sol mais pas tout à fait au ciel, Layla contemple un parterre de lueurs déposées et guidées par une main anonyme, et elle sait pourtant qui a été là pour les glisser dans la main des enfants assombris. Sora n’a pas fini d’apprendre, commet des erreurs, les rattrape à sa façon, tend un peu vers elle, Layla ne saurait l’ignorer, cherche à la comprendre, rencontre son père (sa seule famille) sans savoir ce qu’elle fait, s’inquiète pour elle sans savoir ce que Layla nécessiterait, mais elle essaie, crée des moyens à partir de rien, et dans l’agacement que Layla ressent se glisse insidieusement un ‘quelqu’un pense à toi’.
Un jour, Layla revient pour découvrir une sirène joueuse, espiègle, intrépide, aventureuse, quand elle se rappelle avoir dansé dans l’eau sans arriver à se départir des règles du monde qu’elle quittait ; elle observe Sora reprendre son costume, son rôle, mais pas tout à fait sa peau, et se demande ce que Kalos cherche en forçant une petite nouvelle à marcher dans les traces qu’ont laissées ses pas.
La roue tourne, après quelques résistances, quelques accrocs qui voulaient la maintenir fermement arrêtée. Layla observe Sora relever la tête, accepter les défis, combler les bases qu’il lui manquait, apprendre à vivre sans étouffer dans cet univers dans lequel elle s’est engagée, enseigner les principes qui lui échappent pourtant encore à ceux qu’elle vient tout juste de rencontrer. Sora est poussée, par ceux qui l’entourent, oui, mais pas seulement, par la scène elle-même, peut-être. La surenchère est constante, Layla exige et obtient presque l’inimaginable : Sora ne se contente pas de ne pas la déranger, elle lui apporte de l’inventivité, utilise ses compétences nouvellement acquises, affronte tout ce qu’on peut lui proposer.
La voix de Sora n’est pas aussi agaçante qu’il n’y paraît. Elle est pleine de vie, d’une vie qu’elle cherche à partager, elle est curieuse et enjouée malgré ce fond d’épuisement et cette velléité intimidée, elle est irrégulière et sauvage, ni délicate, ni raffinée, mais débordant d’une énergie brute et fluctuante qui ne demande qu’à être testée.
Au-dessus d’une mer déchaînée, secouée par le vent, tanguant au gré des vagues, ou bien à l’intérieur, sur un faux bateau cisaillant l’air avec la régularité d’une horloge, échappant et dansant au milieu des flammes, mais toujours en équilibre sur un fil, toujours les bras épuisés par les coups qu’elle porte autant pour attaquer que pour assurer sa défense, Layla réalise enfin que les yeux en face d’elle brûlent d’une volonté qui l’enivre et lui fait réclamer plus, toujours plus que ce que les scenarii ou les répétitions exigeaient d’elles, et quand elle tend la main pour rattraper Sora, suspendues au-dessus du vide, les applaudissement tonnent, vibrent dans le corps de Sora, se transmettent au cœur de Layla, et c’est beaucoup, oui, mais ça n’est toujours pas suffisant.
Quelque part au milieu de tout cela, être avec Sora est devenu une condition.
Ce que Sora appelle ‘le dernier jour’, la mousse imbibée de maquillage sert de barrage entre la main de Layla et la joue de Sora, mais les doigts effleurent tout de même la peau, doucement, précautionneusement, et de regard encore humide à regard confiant, Layla essaye de lui faire comprendre que tout ira bien si elle le désire réellement.
Leur rêve continue.
***
Layla ignore ce qui lui manque le plus depuis que le Kaleido Stage s’est rétracté sur lui-même pour attendre que la crise passe.
La scène sera là où elle la voudra, oui, mais désormais, Layla s’interroge : sera-t-elle complète, sera-t-elle suffisante pour elle ? Des yeux brillants, brûlants, ne la quittent plus lorsque Layla se la remémore, et elle n’est plus certaine d’obtenir ce qu’elle souhaitait s’ils en sont absents. Ses activités sont différentes, son éloignement se fait ressentir, les préoccupations qu’elle devrait avoir devraient être autres, mais Layla se retourne constamment sur elle-même sans se départir de l’idée que quelqu’un ne survivra pas sans elle, que quelqu’un l’attend.
Elle qui n’avait ni l’habitude de désobéir, ni de négliger ses engagements, se retrouve à transgresser toutes les règles qu’elle respectait.
C’est protégée d’un masque et le corps dissimulé que Layla découvre enfin, vraiment, la grâce du corps de Sora contre le sien, longeant, glissant, dansant, jouant, et Sora n’est pas dupe, Layla veut le croire quand son visage s’éclaire un peu plus au milieu du vide, Sora a compris et en est heureuse, tout simplement. Ça n’est plus un duel, l’expérimentation n’est peut-être toujours pas finie, mais la scène se répand autour de leurs mouvements, quelque chose se crée, quelque chose se tend, et Layla dirige les gestes de Sora autant qu’elle suit leurs impulsions à elles deux, son corps parfaitement enserré dans une combinaison qui la protège de l’extérieur, mais vulnérable, toujours, à la présence de Sora.
Masque arraché, identité révélée, la plainte du phénix résonne enfin : un petit fantôme salue son combat et, en la liant à Sora, l’invite à mener le prochain.
***
Peu d’années les séparent, mais le gouffre est suffisant.
Layla devine ce qui s’annonce, pas totalement encore, mais assez pour prendre les mesures nécessaires, assez pour deviner que la taille, le poids, la puissance, la force, la précision et les réflexes de l’une et de l’autre devront s’équilibrer sans se submerger. La fatigue se glisse chaque heure un peu plus, il n’y a rien à dire, tout à faire, mais ça n’empêche pas Layla de réfléchir, d’imaginer, de se rappeler pourquoi elle veut le faire, ce qui la pousse en avant ; mais à chaque bouchée de nourriture qu’elle se refuse de façon déraisonnée, à chaque traction exercée pour soulever ce corps qui lui semble de plus en plus lourd alors même qu’elle tente de l’alléger, c’est à Sora qu’elle pense, à son engagement devant l’inconnu, à sa résolution déjà arrêtée, à son organisme non pas insuffisant - parce que Layla a décidé qu’elle croirait en elle - mais tout de même plus jeune et inexpérimenté.
Et puis plus rien quand même se souvenir devient trop épuisant.
Lorsque Layla redevient consciente de ce qui l’entoure, Sora s’est réfugiée contre elle et sa voix hachée ne cherche même pas à cacher que, même sans larmes, elle est en train de pleurer.
Le futur revient. Un miracle se produira, un miracle se produit, un miracle s’est produit : l’épaule à tout jamais blessée du phénix le lui rappelle des semaines durant.
***
Ce jour-là, cette unique fois, lorsqu’elles ont volé poussées par leur propre force mais maintenues en l’air grâce à la présence attendue de l’autre, main contre main, comme un contrat solennel, elles ont été l’égale l’une de l’autre, partenaires devant l’impossible, plus folles l’une que l’autre, et seules capables de créer l’inconcevable.
À la différence de toutes ses autres figures, Layla n’est pas retombée après s’être élevée. Certes, après ce voyage dans les étoiles, elle ne pourra plus jamais voler, sans doute, mais elle peut encore briller, brûler, se consumer devant les yeux et dans le cœur des spectateurs, contrôler leur souffle et les laisser la submerger par le battement des applaudissements à chaque fin. Il y aura toujours une partie du ciel à illuminer.
C’est différent, bien sûr, et Layla fait son chemin ailleurs pendant que Sora continue son rêve (devient le rêve de Layla, et sans doute Sora n’a-t-elle pas compris comment, de certaines façons, elle l’était déjà), mais elles sont ainsi, vivent ainsi, respirent ainsi, toujours en sautant vers le ciel plutôt que de se contenter de le contempler. Layla ne veut aucune excuse qui lui permettrait trompeusement de se cacher dans l’immobilité, n’a rien à regretter (mais si, peut-être, elle avait amorti l’accident de son épaule contre ce rocher…). C’est autant pour le bien de Sora que le sien qu’elle ne lui demande pas égoïstement de l’accompagner sur ces scènes sans danger, parce que Sora a sa propre voie à dérouler, son potentiel à embraser, à embrasser, sa propre volonté, et parce que Layla a tout à recréer.
Cette année-là, Layla n’était plus physiquement présente, ne devait plus assister à rien, mais elle ne croyait pas apercevoir autant de larmes couler du visage de Sora, n’aurait pas pensé que c’est à elle que Sora chercherait à se raccrocher, pas tout à fait comme à un guide, pas tout à fait comme à la seule personne de confiance qu’elle pouvait trouver, mais comme si elle cherchait une flamme pour sécher sa peine et pour la réchauffer. Elle n’aurait pas cru que quelque chose puisse ébranler si durablement la Sora d’aujourd’hui, que quelqu’un puisse menacer ce (ceux) en quoi (qui) elle avait foi, et il y a plusieurs raisons qui motivent Layla lorsqu’elle met en garde Léon, lorsqu’elle lui assène que s’il cherche à briser Sora pour contourner sa peur, elle ne lui pardonnera jamais. Sora est son rêve et elle ne supporterait pas de le voir détruit par lâcheté, bien sûr, mais Sora est aussi ce qu’elle a décidé qu’elle était, et Layla ne veut tout simplement pas la voir disparaître. Elle ne peut pas non plus la défendre, elle n’en a aucun droit, pas quand Sora a choisi son adversité, mais elle peut au moins, à sa manière, l’aider à ne pas abandonner.
(Layla pourrait, voudrait toujours lui proposer de la retrouver, mais elle sait aussi que Sora n’a pas épuisé toutes ses ressources, qu’elle est en train de comprendre ce qu’elle cherchait, même si elle en souffre et hésite, et qu’elle n’a pas fini la lancée initiée par son élan.)
Cette année, au Festival du Cirque, jeté du sol vers les airs, c’est un ange que Layla a surpris en train de pleurer.
***
Elles ne sont pas égales, ne l’ont jamais été ; partenaires définitives, l’espace d’un instant éphémère que Layla affectionne autant qu’elle aurait voulu le voir prolongé, mais les différences entre elles étaient trop marquées. Layla redevient un démon pour elle, pour qu’elle puisse se grandir et assumer définitivement son courant, son rythme, son chemin. Elles acceptent leur duel de la plus douce et violente des manières, sans s’affronter, opposant grâces, auras, atmosphères, personnalités, chaque pied posé aussi léger qu’une plume, chaque saut aussi élégant qu’un oiseau prenant son envol, et quand Layla tourne la tête pour observer Sora, comme elle savait d’avance qu’elle le ferait, Sora a déployé ses ailes et a déjà gagné.
***
Le rêve de Layla continue, parce que s’arrêter signifierait se geler, mourir, mais elle ignore où il va.
Tout a paru simple en contemplant l’ange inviter l’assemblée à venir le rejoindre - Layla a pourtant décliné le geste que tous les autres ont su saisir. Tout a paru simple en entendant Sora rire devant son rêve atteint, pour l’instant, d’une scène unie, unie en elle-même, unissant les spectateurs, liant les cœurs. Tout a paru simple en constatant que le Kaleido Stage que Layla aimait tant était entre les meilleures mains.
La chaleur que la figure a fait naître l’a touchée, mais le temps l’estompe, l’éloigne, et Layla a son propre chemin à trouver, des choses qu’elle a laissées derrière elle depuis des années qui lui murmurent de ne pas oublier, et une certaine solitude pour y penser. Elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche, mais elle part à sa poursuite sur une route, n’importe laquelle, littéralement, cette fois.
Quand Layla est localisée, juste à temps, juste au bon moment, juste quand elle venait elle-même de se retrouver, Sora est la première à voir ses larmes couler sur son sourire.
***
« C’est fini », a doucement murmuré Sora juste après le dernier coup de ciseau, sans perdre de temps, même si elle devait bien savoir, quelque part, que pour un phénix, toute fin n’est qu’un nouveau début.
Layla n’a plus besoin du halo doré qui l’entourait lorsqu’elle virevoltait, pour le manifester et le rendre perceptible aux yeux des autres ; amusant, réalise-t-elle distraitement, de constater qu’à présent, les cheveux de Sora sont plus longs que les siens.
***
Maintenant, ses omoplates ne sont plus protégées et son cou lui semble plus léger, plus libre, mais aussi presque vulnérable. Layla sait que son visage doit paraître plus ouvert, qu’elle est certainement moins identifiable, surtout quand sa coiffure n’est pas totalement uniforme et qu’elle peut deviner à quels endroits la main de Sora a très légèrement tremblé. C’est différent ; et ça n’est pas un mal, parce que Layla voulait qu’un changement puisse s’observer et qu’il s’opère sous les doigts de Sora.
Les mèches écourtées dansent sur sa nuque en imitant la cadence de ses pas, et Layla croit invariablement que ce sont les doigts de Sora qui viennent l’effleurer.
***
Entouré, révolté, crachant sa colère ou emporté dans sa danse, le phénix ne se laisse jamais vraiment entourer. Layla a représenté sa métamorphose un nombre incalculable de fois, se réduisant en cendres pour toujours faire renaître ses flammes plus vivaces et ardentes, et malgré les représentations qui se succèdent et qui nécessitent qu’elle ressente, encore et encore, les raisons poussant un phénix à se laisser mourir, elle respire chaque jour un peu plus apaisée.
Les larmes du phénix sont chaudes et ne permettent jamais d’éteindre le brasier : elles embrument et tranquillisent le petit être avant sa combustion, et sont aussi celles qui coulent de ses yeux pour marquer son retour au monde lors de sa renaissance. C’est un cycle, toujours différent même si les manifestations se ressemblent.
Le phénix que représente Sora est ouvert, envahit tout l’espace qu’il peut récupérer dans une cérémonie partagée. Le spectacle ressemble à Sora toute entière, alliant les extrêmes, toujours en mouvement, toujours ascendant. Jamais seul.
Layla est allée les (la) voir, mêlée au public sans en avoir préalablement averti Kalos, pas comme une invitée dans un endroit familier et adoré, mais pleinement comme une visiteuse aux yeux presque immaculés. Sora est l’étoile du Kaleido Stage, désormais, le premier rôle, invariablement, et elle prouve à chaque instant que tout ce qu’elle a obtenu, c’est en l’ayant mérité : ses mouvements expérimentés, habités, langoureux et jamais mécaniques, savent parfaitement le montrer. Elle vole entre les barres et les mains qui se tendent pour la soulever, d’autres mains que celles de Layla, la projettent dans les airs, peut-être pour l’aider à grimper, peut-être pour être touchées par la grâce de l’oiseau, mais toujours éphémères, jamais assez puissantes pour contenir sa force.
Un jour, Layla a été celle qui agrippait sa main pour l’empêcher de tomber ; un jour, les doigts de Layla ont saisi les siens sous les applaudissements, l’ont forcée à s’élever un peu plus haut que ce à quoi elle prétendait, pour lui rappeler que rien n’était fini ; un jour, la main de Sora a été capable de canaliser l’énergie communiquée par la sienne. Layla serait incapable de l’oublier, d’oublier ses gestes volontaires mais peu expérimentés, d’oublier l’étincelle qu’elle ressentait en voyant Sora l’imiter, cette succession confuse d’agacement, de fierté, de contentement, et de joie, tout simplement, en constatant que Sora la regardait elle avant tout en marchant sur ses traces.
Ce sont d’autres mains, d’autres corps qu’elle esquive, qu’elle croise et contre lesquels elle glisse, et c’est toujours contre un autre torse qu’elle se réfugie comme sur un perchoir. Le spectacle le veut, le spectacle est superbe grâce à ces contacts refusés ou acceptés, mais Layla l’a presque connu avec Sora, elle aussi. L’euphorie qui se bâtit devant l’œuvre ne se sépare pas d’une sensation de manque, et cette dernière n’a rien à voir avec le pincement au cœur d’une ancienne partenaire regardant sa presque-pupille s’éloigner hors de ses compétences et de sa portée : il y a surtout qu’aujourd’hui, Layla n’a même plus cela.
***
Préparer une reconnaissance devant l’accomplissement avant même de l’avoir admiré n’a pas vraiment de sens, mais si Layla prévoyait que des félicitations seraient de rigueur par expérience seule, elle sait désormais pourquoi.
« Informer de ta présence à la sortie, ça ne te ressemble pas », commente Yuri en souriant lorsqu’il la rejoint au milieu de la foule, comme s’il avait toujours su qu’elle était là - ce qui est probablement le cas.
« Ni de féliciter sans te signaler, je me trompe ? » rajoute-t-il en désignant négligemment le bouquet qu’elle bloque avec son bras.
« Des pissenlits ? Ça non plus, je te voyais plutôt avec des roses, habituellement. Les temps changent. »
Il y a souvent ces sortes de petits défis dans les remarques de Yuri : non pas parce qu’il prétend savoir ce que sont les autres, mais plutôt comme s’il s’amusait de leur image et des transgressions que se permettent les uns avec la leur, sans vraiment désapprouver, comme s’il attendait que ceux qu’il prend en flagrant délit renforcent leur position et s’affirment davantage au lieu de se rétracter, intimidés. Layla l’entend encore pointer du doigt son attitude en rapport à Sora (‘Ça ne te ressemble pas.’), peu après son arrivée, mais elle ne se souvient plus à quel moment exactement, ni pourquoi.
« Tu es venue pour Sora ? »
La discussion est plus formelle qu’autre chose, mais avec le soleil tombant sur ses cheveux blond platine et sa chemise immaculée, le dos de Yuri lui évoque un lapin blanc guidant Alice jusqu’à la sortie du labyrinthe, lorsqu’il l’accompagne sans que ce soit aucunement nécessaire jusqu’à la résidence.
***
Sora n’a pas changé de chambre - et ne l’a d’ailleurs pas changée. Layla s’assied presque par automatisme contre la porte-fenêtre, observe, reconnaît aussitôt la disposition et le caractère ordonné qu’elle avait déjà observés lorsqu’elle s’était installée quelques jours chez elle afin de leur permettre de se synchroniser. Elle se souvient avoir étalé son sac de couchage et annoncer à Sora qu’à présent, elles allaient vivre au même rythme, littéralement.
Les Mille et Une Nuits étaient sa seule motivation, et il s’agissait d’une solution d’urgence, de dernier recours sur le moyen terme, mais ces jours avaient été plaisants. Sora avait accueilli l’intrusion avec ébahissement, puis avec une forme de retenue, mais elle s’était prêtée au jeu. Layla la revoit encore rougir en la surprenant sortant de la salle de bain, vêtue d’un négligé, et s’agiter, lui intimer l’ordre précipité de se changer parce qu’il ne fallait pas, au cas où. Sora a porté un costume minimaliste pour le saut de l’ange, qui ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination et préférait permettre à son corps de se montrer, libre et aérien, lisse mais dans une expression dynamique et vivante, à travers les ondulations de ses muscles. À présent, son phénix est recouvert de plumes et de flammes, toujours dans les airs, bien sûr, mais cherchant à transcender l’espace par sa présence, à faire exploser ce qu’il est dans l’assistance plutôt que d’inviter cette dernière. Différents spectacles, différents rôles, différentes Sora et pourtant, toujours la même qui continue d’expérimenter, qui apprend à se moduler et à jouer avec elle-même pour s’adapter sans avoir besoin d’une personne à suivre, étincelante et radieuse (et haute, et loin, et sans un geste adressé pour l’emporter dans sa traîne).
Le rêve de Sora et le sien sont différents, eux aussi, à présent. Peut-être celui de Layla semble-t-il plus modeste, presque sans envergure, mais là où on l’applaudira jusqu’à l’en faire frémir, mais là où elle épuisera son esprit en passions incontrôlables, mais là où elle pourra accueillir le chaos dans son corps, qu’importe l’endroit, son rêve continuera de la faire exulter, respirer et vivre. Sur sa scène, Layla sait que Sora n’a pas à être, pas durablement, et que Layla elle-même ne pourra plus s’installer dans celle de Sora, comme si une rivière d’étoiles avait coulé entre elles pour les séparer indéfiniment. Layla a changé de place, s’en est trouvée une nouvelle pour s’installer dans le ciel, mais Sora continue de bondir d’espace en espace, changeant sa forme, son aspect, ses couleurs, son rayonnement. Son potentiel libéré se déroule et il n’a pas fini de se révéler.
Layla a accepté que leurs chemins se séparent, même si c’est douloureux : elles brillent toutes les deux, chacune de leur côté, et ont encore des messages à signifier à travers leurs corps. Le phénix de Layla criait peut-être l’absence et la solitude, isolées d’elle pour être esthétisées, universalisées, mais si, dans la fable, la renaissance a lieu, l’oiseau de feu reste seul dans sa sérénité. Le spectacle ne se termine pas à ce moment, Layla le sait : il s’achève quand elle retourne vers les autres, et ce geste, Layla l’a fait, oui, mais elle ne l’a pas répété indéfiniment à l’adresse de Sora.
***
« Mademoiselle Layla ? » vient la question après les adresses, les éclats de rires, le bruit de l’ouverture du battant et le petit moment de silence qui a suivi.
Layla rouvre les yeux et s’aperçoit qu’elle s’est brièvement endormie. La luminosité de la pièce n’a pas changé, et le ciel qui apparaît derrière l’encadrement grand ouvert, derrière Sora, est toujours clair. Sora s’est changée, a abandonné maquillage, paillettes et costume, a repris son apparence civile, mais Layla ne permet pas à l’illusion de la tromper.
« Ta porte n’était pas verrouillée », l’informe-t-elle, doucement, souriante. « Je me suis permise de garder l’intérieur. »
Sora n’en demande pas plus et laisse son sourire exploser.
« Vous êtes venue voir… » commence-t-elle, et Layla hoche paisiblement la tête, sans se relever. « Votre spectacle est terminé ? »
Layla acquiesce à nouveau.
« Je comptais partir juste après », explique posément Layla, « mais tu avais une entrevue ? Félicitations pour ton phénix », ajoute-t-elle en lui tendant le bouquet de petits pissenlits jaunes.
Il ressemble au cadeau d’un enfant, mais Layla s’est souvenue de bon nombre de choses, ces derniers temps, et la fugue qui avait précédé son spectacle avait été achevée lorsqu’une petite fille lui avait tendu des fleurs, un reflet d’elle-même. Layla a eu envie de fermer la boucle de cette façon, en reprenant ce rôle qui aurait dû lui être attribué depuis le début, non plus adossée contre un arbre, mais contre une vitre de la chambre de Sora ; non plus en recevant mais en donnant, rapetissée et non plus de toute sa hauteur.
« Merci ! » s’exclame Sora en s’avançant vers elle, sa voix un peu plus aiguë, involontairement, comme à chaque fois qu’elle réagit à l’imprévu avec sincérité.
Un sac jeté au sol, quatre pas vers elle, et Sora s’arrête en se souvenant de quelque chose.
« Je vais leur chercher un vase ou quelque chose », prévient-t-elle en tournant la tête, comme si elle réfléchissait à l’endroit où elle pourrait en trouver, puis elle ralentit son geste, jette un coup d’œil curieux à sa droite, semblant écouter.
Layla n’entend rien.
Sora bondit en avant, étend brusquement son bras, et sa main s’agrippe à une portion d’air dans un arc de cercle précipitamment exécuté.
« Fool… » gronde-t-elle en s’immobilisant, le poing tendu, le corps un peu recroquevillé, les yeux plissés comme pour transpercer une surface qui reste invisible pour ceux de Layla.
Presque de la pantomime, mais Layla a vu l’être elle aussi, autrefois.
« Il est ici ? » demande-t-elle. Sora relève la tête. « L’Esprit de la scène est ici ? »
Glissant son regard jusqu’à sa main fermée, Sora acquiesce.
« Il est là, il n’a pas disparu », confirme-t-elle. Puis, avec une touche d’hésitation : « Fool… vous ne pouvez toujours pas le voir ? »
Layla ne répond pas, et peut-être l’Esprit s’en charge-t-il lui-même, parce que Sora met quelques secondes avant de hausser les épaules et secouer la tête, chassant une idée qui lui déplaît aussi simplement qu’une nuisance matérielle peu insistante qui lui tournerait autour.
« Ça ne veut absolument rien dire », décrète Sora. « Fool a disparu à plusieurs reprises pour moi. Il s’amuse juste à présenter les pires interprétations, comme nos situations étaient toujours désespérées. Ça t’amuse, hein ? » demande-t-elle en dardant l’air de son regard noir. « Et qu’est-ce qui me prouve que mademoiselle Layla ne te reverra jamais ? »
L’atmosphère a un léger goût d’incongru, tant la voix de Sora s’exagère et semble presque se parodier, tant sa petite saccade a des tonalités de petits spectacles donnés pour faire rire un public de passants. Layla continue de la regarder comme si elle-même n’était pas présente sur scène, réfugiée dans la salle, séparée de Sora.
Le quatrième mur se brise quand le visage de Sora se tord, dubitatif, lance avec force un poids invisible et se précipite vers la porte pour la claquer.
« Il a dit qu’il trouverait une solution pour que vous puissiez à nouveau le voir, mais en échange d’un bain avec lui », explicite Sora.
Layla expire, amusée, sans le prendre personnellement, et réalise que même sans le voir, même sans l’entendre, elle sentait peut-être toujours le regard de Fool sur elle depuis son entrée ici, et qu’elle refusait d’instinct de se détendre, même en présence de Sora, si ça n’était que pour être observée par quelqu’un d’extérieur.
Devant elle, les cheveux de Sora sont légèrement ébouriffés, certainement négligés après son éclat sur scène. Son short révèle les cuisses et les mollets qui se sont tendus pour lui permettre de s’envoler, une heure plus tôt, ses manches blanches laissent visibles les courbes de ses bras, et Sora sourit, sans brûler comme un oiseau de feu, juste pour réchauffer, les yeux heureux et les épaules lasses. Presque normale et pourtant jamais, en réalité : avec encore un morceau de cette aura royale qu’elle a exprimée sur scène, mais aussi, tout simplement, parce que c’est Sora.
« Tu ne t’es pas étirée », constate Layla en devinant la légère tension encore présente dans son maintien. « Viens. »
Cela convoque d’autres souvenirs, plus récents, et Sora s’en rappelle certainement. La discussion dans un bateau, et ces échanges initiés. Le maquillage pour cacher les pleurs et rassurer Sora, ce geste d’intimité permis, accordé, offert avec joie et appréhension. Les figures à deux, Sora à découvert et Layla dissimulée, improvisées et savourées plus que comme un simple jeu. L’entraînement commun, et ce lien peaufiné, doré, poli jusqu’à le faire étinceler. Les envols, les duels, les œuvres communes, le corps de Sora esquissé contre le sien, de plus en plus concret, cohérent, déterminé.
« Je suis contente que vous ayez pu être là », avoue Sora assise à côté d’elle, les jambes croisées. « Du moins, pour ce spectacle en particulier. J’aurais vraiment aimé voir votre phénix, mais les représentations sont arrivées trop vite. »
« Ils sont nés en même temps, après tout », concède Layla, une main appuyée sur ses épaules, l’autre tenant son poignet droit afin d’étendre son bras en une torsion stabilisée.
Le souffle de Sora étant le plus important, toute velléité de conversation est abrogée. Les paumes de Layla pressent contre ses omoplates, contre ses bras, contre son dos, le long de sa colonne vertébrale, contre son bassin ; Sora se plie, se tord, s’abaisse, s’étend en une arabesque de courbes différées, suit les indications des forces qui s’exercent pour orienter son corps, se laisse influencer, se laisserait presque façonner, même si les muscles sous ses doigts ne cherchent pas tout à fait à se détendre, perçoit Layla.
« Vous savez », s’exclame Sora lorsque Layla rétracte définitivement sa main, « comme ça, on dirait presque que vous n’êtes jamais partie. »
Sora avait pleuré le jour où elle avait annoncé son départ, se souvient Layla. Personne ne l’avait chassé de cet endroit, juste elle-même, parce qu’elle ne pouvait plus rien lui apporter et qu’il ne pouvait plus l’aider, et Layla pouvait partir vers un ailleurs sans avoir la sensation d’avoir laissé le Kaleido Stage abandonné : Sora y était et ne l’a toujours pas quitté. Mais Layla sait aussi qu’elle n’y reviendra pas, et pas seulement parce que Sora l’a depuis longtemps dépassée ; d’autres rêves, plus tout à fait les mêmes capacités.
« Tu n’as jamais arrêté », réalise brusquement Layla.
« Quoi ? »
« Tu n’as jamais arrêté de me vouvoyer. »
Le faible nombre d’années qui les séparent n’a jamais justifié que Sora choisisse de le faire. Au début, c’était une marque de respect pour une aînée du chapiteau, mais même lorsqu’elles étaient partenaires, Sora n’a jamais cessé de lui parler avec ce respect qui apparaissait presque forcé.
Même quand Layla lui a imposé ce duel final pour que Sora cesse de se convaincre qu’elle poursuivait son ombre, même quand Sora l’a vaincue et a été reconnue comme leur étoile, elle n’a jamais cessé.
« Ça ne me plaît pas », décrète Layla.
Sora cligne des yeux, les jambes en tailleur.
« Mais je ne peux pas me montrer plus familière avec vous. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? »
« Au contraire, je l’apprécierais. »
« Je vous ai connue en vous appelant comme ça… »
Il existe désormais une distance entre elles, sur scène ; et peut-être pour compenser, au moins de cette façon, Layla veut croire qu’elle peut la résorber rien qu’un petit peu, qu’ainsi, en revenant à égalité, Sora sera toujours susceptible de se laisser atteindre.
(Sa protestation reste également amusante, comme une méfiance devant l’inconnu.)
« Aurais-tu peur », l’interroge tendrement Layla, « d’une adresse moins formelle ? Je n’ai pourtant plus rien pour t’intimider, à présent. »
Sora cligne des yeux, passe sa main sous son menton, et son index tapote ses lèvres par réflexe ; dynamique, toujours en mouvement d’une façon ou d’une autre, faussement transparente dans tout ce qu’elle fait, mais également vive et difficile à saisir.
« T’ai-je déjà fait regretter quelque chose ? » demande Layla pour répondre au besoin de sa propre curiosité.
Sora remonte son regard et glisse sur le visage de Layla. Son attention se concentre sur un point dont Layla ne perçoit pas la présence, derrière elle, et elle allait lui demander si Fool était déjà revenu quand la main de Sora se soulève brusquement et son bras se tend, frôlant la peau de l’épaule de Layla, pour permettre à ses doigts renversés d’aller pianoter contre le bout des mèches blondes recouvrant sa nuque. Pensive, Sora ne touche rien et continue de frôler.
« Au début, je pensais vraiment que je commettais un sacrilège. »
Layla ne se souvient que du calme qu’elle avait ressenti, sous le cliquetis doux et régulier des ciseaux, sous la voix presque chuchotante de Sora, et sous les fantômes de conversations passées qui se succédaient ; des phalanges de Sora glissant accidentellement contre sa nuque, du soleil couchant qui n’expliquait pas totalement la chaleur qui se concentrait dans un creux de son ventre.
« Mais vous aviez l’air parfaitement décidée, comme si vous en aviez besoin. »
Il y avait une coquille dont Layla voulait sortir depuis bien longtemps et, à la fin de cette journée, elle avait parachevé sa libération en se mettant à nu.
« Et j’ai été heureuse que vous m’appeliez à vos côtés. »
Layla s’entend encore la remercier, lui exprimer qu’elle a été heureuse de la rencontrer - et ces mots étaient sincères, bien sûr, précieux et difficile à pouvoir être prononcés avec sérénité, mais ont à la fois tout dit et rien du tout.
« Vous recherchez un autre changement, maintenant, n’est-ce pas ? »
Les doigts de Sora s’éloignent sans rien percuter tandis qu’elle ramène son bras contre elle et penche la tête sur le côté, lumineuse, amicale et accueillante, rendant momentanément à Layla sa capacité de parler et vivre autrement que par ce qu’elle fera.
Layla se rappelle avoir tendu les ciseaux et demandé à changer sous ses mains, physiquement, pour afficher l’évolution que Sora avait lentement acheminée en elle : une doléance envers une personne chère, respectée, admirée, aimée. La conclusion d’un chapitre, d’un morceau plus personnel, de la relation qu’elle entretenait avec l’enfant qu’elle avait été, pas d’une histoire dans sa globalité, juste une étape, nécessaire, douloureuse, héroïque, mais une avant tant d’autres encore, et peut-être, avec au bout la constante qu’elle recherchait…
Cela fait des années, déjà, que Layla évolue et cherche à évoluer avec Sora dans les airs ou sur terre, qu’un ‘Est-ce que tu ne voudrais pas changer avec moi ?’ courre le long de ses invitations. Le phénix, à force de se purifier dans ses propres cendres, a peut-être perdu pour partir à nouveau en quête d’un remplacement : Layla ne sait plus combien de temps elle pourra continuer à redevenir une éternelle spectatrice en quittant la scène, si la conviction que tout ce qu’elle peut glaner lui suffira amplement n’a pas brûlé dans son voyage. L’oiseau s’est peut-être débarrassé du faible contentement, l’a peut-être fait pour permettre au sentiment d’insuffisance de s’étendre, s’est peut-être mis en route avant elle pour changer ce qu’il avait, pour combler ce qui lui manquait.
Sora claque des mains.
« Mais c’est normal, après tout ! Vous allez devoir créer votre prochain rôle. »
Il y a cela, bien sûr, pour donner une impulsion, pour inciter à Layla à reconsidérer ce qu’elle est et veut avant de se représenter. Sora connaît elle aussi le fonctionnement. Elles ont déjà partagé un de ces instants de découverte lorsque leur phénix cherchait à naître, après cet échange qui les avait doucement amenées à la réalisation de ce qu’elles désiraient être sur scène, chacune de leur côté, sans le former ensemble.
Layla se souvient de sa solitude finale, de son envie de redescendre dans la salle pour exister, et elle se demande si, au fond, elle ne cherchait pas à oublier que ‘maintenant’ est toujours le bon moment pour avancer.
Le visage de Sora est attentif, surpris par l’absence de détermination, attendant probablement d’avoir la confirmation qu’il y a également autre chose justifiant ce qu’elle sent en face d’elle, sans deviner les mots. Layla l’a souvent guidée, honnêtement ou par des mécanismes détournés, et aucune habitude ne s’est formée à travers l’action, mais Sora a toujours compris ce qu’elle lui disait.
Lentement, les doigts de Layla viennent cueillir la main de Sora, posée sur son genou, se glissent sous la paume pour l’accompagner délicatement à quitter son perchoir, et la maintiennent au-dessus du vide, à mi-hauteur, laissant son bras couler comme une traîne venue l’orner.
« Je t’ai trouvée magnifique », confesse Layla. « Tu as su te montrer telle que tu étais. »
La tête de Sora s’abaisse et sa main libre part se réfugier à l’arrière de son crâne pour ébouriffer ses propres cheveux. Une tension se propage dans son corps, devine Layla en constatant que Sora semble moins agile, presque acculée en elle-même.
« Me… merci », bégaye Sora, maintenant immobile, sans déloger sa main.
Le silence se noue sans rendre sa souplesse à Sora, prisonnière de la position qu’elle s’est imposée. Mais elle doit sentir, quelque part, que ce que Layla a déclaré n’attendait pas de remerciement ; que son message en contenait un lui-même, et aussi d’autres choses que Sora ignore jusqu’à quel degré croire. Layla peut lui faire comprendre.
La main de Sora est douce, légère mais sans volonté propre, lorsque Layla pose ses lèvres dans le creux de la peau tendue séparant deux articulations, comme pour s’y abriter. Layla ne plonge pas dans son geste mais s’évade et rompt presque immédiatement le contact, laissant néanmoins sa bouche effleurer l’épiderme un infime instant, sans la moindre raison, avant de redresser la tête et laisser sa main redescendre en même temps que celle de Sora, surélevée par la sienne, pour finalement la libérer.
Sora n’a pas bougé mais, en reposant ses yeux sur elle, Layla découvre ses joues cramoisies et ses paupières fermées.
« Quand tu t’envoles », murmure Layla, « je ne suis pas touchée parce que je vois une étoile resplendir. Je suis touchée et heureuse parce que c’est toi qui parmi tous les autres, parviens à briller. »
Le premier spasme de la bouche de Sora est probablement passé inaperçu, caché sous ses lèvres tendues, mais Layla aperçoit le suivant, quand ces dernières s’étirent. Sora tente un sourire maladroit, entrouvre les yeux, rend son corps malléable afin de le débloquer, sans totalement se départir de la raideur qui s’y est logée.
« Lorsque vous dites ça, j’ai l’impression que… »
Sora ne parvient pas à finir, et Layla tarde à le noter, mais sa main n’est pas retournée sur ses jambes sinon sur le sol, frôlant celle de Layla, qui ne le distingue qu’en percevant un tremblement diffus.
« Qu’aimerais-tu croire ? » lui demande patiemment Layla.
Lorsque Sora secoue la tête, sa main toujours collée à sa nuque, elle ne cesse pas de la regarder.
« Fool va revenir », signale Sora, sans expliquer plus avant ou tirer des conséquences dans ses actions.
Mais le temps n’est pas infini, conclue Layla à sa place, et ‘maintenant’ continue : elle se penche jusqu’à survoler l’épaule de Sora, sans toucher, les mains écartées, le bout des doigts s’appuyant sur le sol comme un socle auquel se raccrocher pour ne pas s’effondrer.
Layla ouvre la bouche.
Il y a des mots qui sont un jour venus décrire un chaos, peut-être sans l’enfermer, mais au moins pour partiellement l’identifier ; il y a des mots que Layla a compris avec le sourire et le corps de Sora devant elle, contre elle ; il y a des mots, peut-être inventés par d’autres, peut-être sans personnalité, mais prononcés par une voix, des intonations et une intentions uniques, qui ne prennent sens que glissés dans l’oreille de Sora.
Sora reste immobile quand Layla s’écarte et redresse son dos, quand Layla inspire et s’aperçoit que son cœur bat un peu plus vite, certainement, mais sans s’affoler, comme un compagnon paisible répétant une cadence connue pour la rassurer.
Sora ne la quitte pas des yeux et reste figée, sans donner l’impression de respirer, tandis que Layla réalise qu’elle se sent apaisée et tranquille, et heureuse, aussi, qu’elles sachent toutes deux ce que Layla était la seule à porter.
Sora tremble brusquement, comme pour se remettre à vivre, et c’est Layla qui est à présent imprégnée par son immobilité.
« Merci », répond simplement Sora, et ses yeux et les nuances de sa voix racontent pour elle : ‘merci’ de l’avoir dit, ‘merci’ de l’avoir ressenti, ‘merci d’être là’, ‘merci’ d’être là pour moi.
Le sourire de Sora coure sur son visage, et le rouge de ses joues ne ressemble plus à ce que Layla avait vu. Plus rehaussé, moins profond, plus fragile, candide et timide et heureux. Il ne disparaît pas quand Sora tente de parler, de dire autre chose, mais referme sa bouche comme si elle n’y parvenait pas (pas encore), se contente d’avaler sa salive, et Layla comprend.
Elle n’a pas été la seule à regarder, sentir, chercher, savourer, ressentir une envie qui se muait souvent en besoin, à attendre parce que ‘maintenant’ n’était jamais le bon moment.
Les lèvres de Layla se sont envolées jusqu’à la joue de Sora, juste sous son œil, pour caresser la couleur, et Sora, loin de l’esquiver, plisse légèrement sa peau, la tend, et c’est un petit mouvement qui change toute la texture, renforce la sensation chaude et délicate.
Quand Layla se décolle, Sora se penche et rencontre le coin de ses lèvres pour aussitôt s’échapper, comme si le contact n’avait été qu’un accident que son sourire dément au même instant. Elle ne reprend pas exactement sa position, elle s’appuie juste un peu plus, découvre Layla, sur sa main, qui s’est glissée derrière le cou de Sora, posée sur sa nuque, et Layla ne se rappelle plus quand elle a pu l’y installer, mais décide que le moment n’a pas tellement d’importance.
Sora respire, heureuse et encore un peu nerveuse.
« J’avais gardé une mèche de vos cheveux quand je les avais coupés » explique-t-elle précipitamment, comme si chacun de ses mots voulait chevaucher le précédent. Puis, en tendant la tête : « Ça ne vous dérange pas ? »
Il n’y a plus de longues mèches blondes pour accompagner son mouvement de tête, lorsque Layla la secoue vivement en laissant son rire l’emplir. Sora hésite, intimidée peut-être, semble bien comprendre qu’il n’y a rien pour la rabrouer ou la menacer, mais ne se défait manifestement pas de son incertitude, jusqu’au moment où Layla se penche à nouveau vers elle.
***
Dansez avec moi chante le corps de Sora lorsqu’elle s’étend dans les airs, que ses bras s’ouvrent et que ses jambes savourent son envol, Qui que vous soyez, dansez avec moi, racontent les gestes et le visage de Sora, Dansons ensemble, souffle Sora au-dessus du vide, invitant le regard et les cœurs, devenant leur réceptacle pour que les spectateurs se sentent exécuter l’impossible à la place de Sora ; peut-être parce que Layla a connu cette image-là bien avant les autres, il lui semble entendre à nouveau le cri du corps de Sora, dans sa main frôlant le bras de Layla sans encore oser s’y appuyer, comme par peur de briser, dans ses jambes qui n’esquivent pas mais n’essaient pas de presser, dans son buste qui s’incline sans chercher à se réfugier dans une chaleur inaccoutumée, dans ses lèvres qui effleurent les siennes et sa joue sans totalement s’y déposer, qui se rapprochent timidement, prudemment, dans les ébauches qu’elle trace pour créer, dans ses yeux mi-clos notant, retenant, emmagasinant, dans tous cela, Layla croit saisir le langage de Sora, Viens avec moi, et je t’apprendrai à danser.
***
« Donc, je peux vraiment ? »
Sora, son dos sur le sol, les cheveux entourant sa tête comme des flammes figées, paraît juste curieuse devant un défi personnel, et peut-être considère-t-elle qu’elle peut accepter, seulement pour quelques minutes, seulement pour tester si Layla le demande, sans aucune incidence pour après.
Layla acquiesce patiemment, souriant toujours et avec l’envie de rire d’allégresse au fond de son palais.
« Layla », prononce Sora, comme pour retenir, comme pour essayer de nouvelles sonorités, comme si elle découvrait le mot qu’elle a pourtant utilisé pendant des années. « L-a-y-la. »
Son propre prénom lui semble étrangement vulnérable, dans la bouche et avec les modulations de la voix de Sora, par sa façon de manier les sons avec précaution pour en tester la résistance sans prendre le risque de les casser. Layla pose ses lèvres contre sa gorge pour sentir la vibration, faible mais existante, apparaître lors de chaque nouvelle essai, et Sora, loin de l’en déloger, semble percevoir l’apposition comme un moyen plus sûr de vérifier ce qu’elle fait.
« Sans ‘mademoiselle’ », se rappelle Sora, « juste… juste Layla. »
Sora répète sans discontinuer, cherchant le bon rythme pendant des minutes pleines, faisant couler les syllabes contre sa langue, et ce qu’elle ne dit pas (pas encore ?), elle le dessine avec la pointe de ses doigts - Layla reçoit le message en touches légères sur la paume de sa main.
(« Je t’… »)