Le danseur grec Partie 2

Jan 21, 2008 09:04


Une heure du matin… Enfin je suis libre de retrouver ma cabine et mon taciturne compagnon… En fait ça m’arrange qu’il ne soit pas bavard… Ça m’évite de parler encore des clients, je les vois suffisamment comme ça. Je rejoins tout de suite les escaliers qui nous sont réservés, j’ai pas envie de me mêler aux clients avinés… Je descends un étage et je m’apprête à m’engager vers le suivant lorsqu’une tache blonde attire mon attention… Le danseur est à quelques mètres de moi et si j’en crois la manière dont il crispe sa main sur la rampe, lui aussi a arrosé la soirée du capitaine après son dernier spectacle.

Je l’observe, incapable de faire un mouvement ou de détacher mon regard de lui. Il est saoul mais même dans l’ivresse il est gracieux. Son regard bleu se pose sur moi, légèrement vitreux.

«  Dis toi… Aide moi .. Tu veux… Ma cabine, la 588... »

Mon cœur accélère. C’est la première fois qu’il me voit… Mais est-ce vraiment à moi qu’il a parlé ?

«  Bon dieu .. Dépêche toi, bouge… Tu me comprends au moins ? »

Je sors de ma transe et je m’approche de lui. Je comprends son inquiétude. Il a beau faire partie de la troupe si quelqu’un le voit dans cet état il aura des problèmes. Son bras entoure mes épaules. Il est plus lourd qu’il n’y parait, plus musclé aussi. Il me dépasse d’une tête

«  Tu sens la bouffe » me lance t’il, son nez dans mes cheveux noirs et bouclés.

Dans sa bouche cela sonne comme un reproche, mon cœur se soulève… Brusquement je voudrais être différent, être plus grand, plus beau… Moins banal. Mais avec ma petite taille et mon visage aux joues rebondies, je dois lui paraître plus qu’ordinaire. Son bras s’enroule autour de mes épaules, sa hanche frôle mon torse. Rien que ce contact suffit à faire battre mon cœur plus fort dans ma poitrine. Je n’y comprends rien. Comment un homme peut il me provoquer une telle émotion ?

586, 588. Nous sommes devant sa cabine. J’hésite. Est-ce que je dois le laisser ? Est-ce que je peux lui proposer mon aide ? Et que ferais je s’il acceptait ? Ou plutôt … Qu’est-ce que j’espère en restant ainsi avec lui ? Je n’ai pas le temps de réfléchir à tout ça que son bras déserte mes épaules. Il peine à introduire sa carte dans le lecteur. Je lui prends des mains. Nos doigts se frôlent, mon cœur chavire, j’ai la bouche sèche. Il me regarde, son front se plisse

«  Je t’ai déjà vu non ?

- Je, je , je ne crois pas… »

Bon sang pourquoi je bégaie ainsi ! C’est la première fois que ça m’arrive et il faut que ça soit maintenant ! Le danseur ne semble pas se rendre compte ( il faut dire que lui non plus ne parle pas spécialement clairement)

«  Si… t’es là à toutes nos répétitions… Ro… Ron… »

Ses yeux se plissent, il a le nez collé à mon badge

« Ronny » je précise.

Inutile de lui donner mon vrai prénom…

Le danseur se relève en chancelant et sourit. Sa main maintient la porte de sa cabine entrouverte.

«  C’est laquelle qui te plait ? La petite Sandra ? »

Je ne réponds pas. Comment lui dire que si j’assiste aux répétitions c’est pour lui ? Il ne comprendrait pas… Et je ne suis pas sûr de comprendre moi-même… Lui, continue à jouer aux devinettes

«  Non ???? Martina ??? » demande t’il en roulant des yeux.

Je réponds toujours pas. Sa proximité me paralyse. Mon corps se tend. C’est presque comme quand Yin m’accorde des instants volés dans la lingerie. Sauf que celui-ci est un homme. Un homme non de non !!!

«  Tu veux pas répondre ? Bah tant pis, j’aurais pu t’arranger le coup Robbie » me lance t’il en pénétrant dans sa cabine.

La déception est amère. Il n’a même pas retenu mon faux prénom. Lorsque je me décide enfin à parler, c’est à la porte que je m’adresse

«  Yhoves. Je m’appelle Yhoves. Pas Robbie ou Ronny. Yhoves. »

Je reste devant la porte comme si elle allait me répondre… Puis je m’écarte. Je n’ai plus envie de dormir. Je ne sais pas de quoi j’ai envie. Je me dirige comme un somnambule et je me retrouve dans les couloirs des passagers à la moquette moelleuse. A quelques mètres de moi, Sandra est pendue au cou de l’un des allemands bruyants. Je n’y fais pas attention… Sandra a toujours eu une manière particulière de divertir les passagers. Nous le savons tous, du mécano au chef de rang. Mais Sandra est belle et accorde généreusement ses faveurs au directeur de croisière alors il ferme les yeux. Après tout le client est roi tant qu’il consomme. Et puis… Sandra n’est elle pas une artiste ?

Je m’attarde sur le pont. L’air est frais cette nuit, une brise légère souffle sur la mer. Je ferme les yeux… J’imagine le danseur grec. Mon épaule, ma hanche, toutes les parties de mon corps qui ont touchées le sien me brûlent… C’est n’importe quoi ! Mon esprit me joue des tours, c’est sûrement que j’ai le mal du pays, après tout la saison est longue… Oui c ‘est sûrement ça, ça et la fatigue. Il n’y a pas d’autres raisons pour lesquelles je pourrais être troublé ainsi par un homme.

Je rejoins finalement ma cabine et la vision d’Axel en caleçon me rassure presque. Ça me rassure parce que le voir ainsi ne provoque aucun trouble en moi.

«  Putain c’est pas trop tôt, qu’est-ce que tu foutais, j’ai sommeil moi ! Et quand on me réveille j’arrive plus à me rendormir alors je suis obligé d’attendre que tu sois là ! »

Comme si ses problèmes de sommeil m’intéressaient .. S’il a du mal à dormir il devrait changer de métier. Sur ce genre de bateaux le repos est souvent interrompu. Je ne me donne même pas la peine de lui répondre. Je me déshabille et je jette mon uniforme en boule au bout du lit. Demain, c’est jour de lessive… Amusant quand on y pense : nous autres les larbins avons aussi nos larbins.

Je me glisse dans les draps et je ferme les yeux. Immédiatement j’imagine le corps du danseur grec… J’imagine qu’il m’ait proposé d’entrer dans sa cabine et .. Et quoi ? Non vraiment cette saison ne me vaut rien, l’abstinence non plus. Demain c’est le jour de repos de Yin, je m’arrangerais pour la voir avant qu’elle descende à terre et tout rentrera dans l’ordre.

La matinée est calme, les passagers de luxe se lèvent tard… Sans doute parce que le jour de l’escale à Tunis est aussi le seul où arrivant seulement l’après midi, ils peuvent profiter pour paresser. C’est aussi le jour où les garçons d’étage ont le plus de travail : ils veulent pour la plupart leur petit déjeuner en cabine. Le grand luxe. Pour nous autres les serveurs des restaurants, c’est aussi relâche si on fait abstraction des éternels pénibles qui aiment nous voir les servir.

Je réussis à voir Yin en milieu d’après midi. Nous avons dix minutes. Il s’agit de ne pas perdre de temps. Le besoin assouvi nous rejoignons nos postes respectifs. Le plaisir des clients n’attend pas lui.

Il n’y a pas de répétitions aujourd’hui. Parce qu’il n’y a jamais de spectacle le soir de Tunis. L’escale la plus pénible de tout le circuit de mon point de vue. A Tunis, les formalités de douane sont tellement lourdes que le bateau arrive systématiquement en retard et repart de même. Ce qui pour nous se traduit par un changement dans nos horaires. Le second service est décalé d’une demi heure pour permettre aux retardataires du premier service de manger tranquillement. Du coup le premier est interminable et les clients du second sont affamés et agressifs.

Mike, mon « assistant de service » m’aide à passer les plats. Son sourire impatient augure un potin. Entre les deux services, pendant que nous redressons nos tables il lâche enfin sa bombe

«  Tu sais quoi ? Il parait que le directeur de croisière a passé un savon au nouveau danseur » jubile t’il, après tout ce n’est pas tout les jours que l’un des intouchables se fait reprendre

Moi mon cœur se serre d’inquiétude. Je n’ai pas vu le grec de toute la journée … Et s’il avait été renvoyé ? J’ose à peine lui demander s’il est encore là mais c’est inutile, Mike poursuit avec un gloussement

«  Parait qu’il a été vu rond comme une queue de pelle hier, une des clientes, l’italienne du second de la 310 je crois est allée se plaindre… A tout les coups il a pas voulu coucher avec elle, ricane Mike. Faut dire que vu sa gueule… »

La nouvelle me soulage… Il est encore là. Mieux… Il a repoussé les avances d’une passagère… Je ne sais pas pourquoi mais cette nouvelle me rassure. J’accueille les clients du second avec un sourire béat.

La peste du 310 est là. Il ne me faut pas longtemps pour savoir avec certitude celle qui, parmi les trois femmes à la table , a cherché à faire renvoyer le danseur. Elle se tient toute droite, sa poitrine ( sûrement refaite) déborde de sa robe trop moulante. Ses doigts manucurés s’agitent alourdis par les bagues clinquantes qu’elle porte. Vulgaire. Elle se pense classe mais tout en elle pue la petite bourgeoise snob qui veut péter plus haut que son cul flasque et qui s’imagine être une beauté alors que la seule chose qui retient l’attention chez elle c’est le fric de son père. Si elle avait grandi au Honduras comme moi elle serait devenue pute. De luxe peut être mais pute quand même. Au lieu de ça, elle s’imagine qu’avoir de l’argent lui donne le droit de soumettre à ses désirs tout ceux qu ‘elle considère comme inférieurs. Il suffit de voir le regard méprisant qu’elle pose sur moi pour comprendre. Je la sers sans sourire. Et au fond de moi, je suis presque fier que le danseur ait repoussé ses avances.

Mon peu d’attention à son égard a rapidement des conséquences. Après le service, Ilona ( j’avais presque oublié ce dragon femelle tant le danseur occupe mes pensées) me convoque.

«  Ronny la manière dont tu traites Mlle Cappicita est tout bonnement intolérable !

- Mlle qui ? » je m’entends répondre avec horreur.

Il faut dire que je suis épuisé ce soir… Entre les nuits sans sommeil et les clients exigeants il m’est de plus en plus difficile de rester attentif

«  La cliente de la 310 , fulmine Ilona. Je te préviens Ronny, c’est la dernière fois.

- Oui Madame….

- Non pas de « oui madame » tu as intérêt à te montrer plus aimable Ronny. C’est la dernière fois que je te le dis. Maintenant va aider Georges à faire ses tables pour demain matin »

Je ne proteste pas devant la sanction aussi inutile que désagréable. J’aurais tout à perdre en le faisant.

Lorsque je rejoins enfin ma cabine, exténué, il est deux heures du matin.

Malte…. Dieu bénisse Malte. C’est mon escale chouchoute et pour cette fois ma permission. Mon prochain congé sera à Gênes… Pas dans deux jours non, mais à la rotation suivante. Je descends seul du bateau, je n’ai pas envie de me mêler à ceux qui comme moi ont leur jour de congés. Je flâne dans les rues, La Valette est en fête. J’évite les quartiers réservés aux touristes que je connais par cœur à force de faire le circuit et je m’enfonce dans les ruelles un peu moins décorées et surtout moins bruyantes. Mes jambes tanguent un peu. A force de vivre en mer, j’ai le mal de terre.

Je tourne à un carrefour, j’arrive dans les ruelles sordides de la ville. Peu de touristes s’en rendent compte mais comme toutes les villes du monde, La Valette a sa face cachée. Ici c’est le royaume des prostitués hommes ou femmes, un quartier comme il en existe dans chaque port. Les filles me font de l’œil mais je n’ai ni les moyens ni l’envie de m’offrir leurs services. Je me contente de regarder.

Et je m’arrête net….

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