Titre: Des formulaires et des hommes
Auteurs: drakys & supaidachan
Fandom: original > for (;;) {stupidity++;}
Personnages: louis-philippe et jacques
Rating: PG-13
Disclaimer: ironie & bas blancs (drakys & supaidachan)
Notes:
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"Alors ensuite, tu-"
Mon cerveau est prêt à exploser et mon index, à défoncer le bouton de la souris. Je suis au bord de quelque chose, d'un gouffre sans fond peut-être, ou de la crise de nerfs pure et simple. Je subis présentement une forme de torture raffinée, que les temps ont oublié de noter dans les Grands Carnets de l'Infamie: Jacques a décidé, le résultat de je ne sais quel raisonnement erroné, que j'avais besoin d'un cours pour savoir comment tirer de Word son plein potentiel.
Je ne sais pas si toute l'horreur de la situation peut se lire sur mon visage.
J'aurais pu me plier à ce cours ridicule sans mourir un tout petit peu par en-dedans, si seulement il ne me l'avait pas annoncé avec un grand sourire et un éclat de lumière malsain dans un coin de ses lunettes. Si seulement il ne m'avait pas annoncé avec le plus grand sérieux du monde:
"J'ai l'intention de mettre un dix ou un douze heures là-dessus."
Un... un peu plus qu'une journée de travail? Sur un formulaire? Oui, définitivement, il y a un tout petit morceau de rien, juste un grand pan, de ma confiance en l'humanité qui vient de céder et de s'écrouler sur moi: la stupidité profonde et écrasante du genre humain, je viens de bêtement me confirmer qu'elle était véritablement sans fin. Enfin, je confonds peut-être tout ce truc de stupidité humaine sans fin avec les connaissances informatiques de Jacques qui sont, elles, beaucoup plus limitées qu'il le croit.
Je suis assis sur sa chaise, en cuir et du tout premier confort, une main sur la souris, les yeux rivés à l'écran, à me faire instruire sur l'art subtil de créer des tableaux dans l'éditeur de texte que je connais déjà sous à peu près toutes ses coutures. En automate, j'agrandis les cellules sous son instruction sage, formatant lentement chaque cellule une à la fois.
Chaque. cellule. une. à. la. fois.
Juste une. Une seule toute petite cellule à la fois. Chaque fois que j'essaie d'accélérer le processus et que je sélectionne deux cellules ou trois, ou toute une ligne, pour changer en une seule opération la taille ou la police de caractère, il me crie de ne pas faire ça. Je fais des paris dans ma tête, à savoir si je vais devenir fou ou sourd d'abord.
Quelqu'un devrait lui dire que les cellules sont de petites bêtes grégaires, qui aiment faire des activités de groupe comme être égalisées d'un coup, ou grisées toutes ensemble. Mais pas moi. Non, pas moi, parce que je suis occupé à faire chaque cellule une à la fois, au cas ou autrement, l'axe de rotation de la Terre change et qu'une nouvelle ère glaciale nous empêche de continuer cette tâche noble et tellement importante pour la sauvegarde de la race humaine.
Élargir la cellule, augmenter la taille du texte, ajuster la largeur de la cellule encore. Changer l'alignement, changer l'interligne, changer l'indentation. Pour chaque cellule. Chaque cellule. Une à une. Lentement. Len. te. ment.
Je pleurerais, je crois, tellement j'ai l'impression de perdre mon temps.
Après trois heures de ce travail continu et acharné, il s'étire près de moi et se lève, reprenant sa tasse vide avant de s'éloigner.
"Je crois qu'on peut prendre une petite pause, on a bien travaillé."
Oh, on, joli, c'est bien trouvé. C'est vrai qu'il a beaucoup hurlé, ça a dû le fatiguer, pauvre homme. Bien travaillé? Comment ça, bien travaillé? En trois heures, si une certaine personne m'avait laissé le champ libre, j'aurais pu en terminer au moins deux, des formulaires dans le genre qu'il m'oblige à faire au rythme d'un escargot paresseux pris au ralenti dans une dimension où chaque seconde est longue comme une heure.
"Tu veux quelque chose?", me demande-t-il et je secoue la tête, ne me faisant pas confiance pour utiliser ma voix.
Je crois qu'elle me trahirait, la lâche, et je me mettrais à chialer, en lui répondant rentrer chez moi!
Dès qu'il est sorti, je laisse brutalement tomber ma tête sur le bureau. Je la relève aussitôt, en grimaçant de douleur et me massant le front. Je fixe le formulaire et retire prudemment ma main de la souris, avant d'être vaincu par la tentation de continuer pendant qu'il n'est pas là.
Il revient avec sa tasse remplie de café et s'installe à nouveau près de moi. Après une longue minute de silence, comme il prend une gorgée et examine le formulaire griffonné sur la feuille devant lui, puis mon travail à l'ordinateur, après un hmm pensif, il pointe et la machine repart:
"Ici, il faudrait plutôt-'
Après une autre heure de ce travail douloureux et interminable, qui me donne de plus en plus l'impression d'être un débile profond, nous avons passé à travers le quart à peine du formulaire qu'il veut me faire bâtir. Je lui lance un regard de côté, pour voir si tout ça n'est pas qu'une mauvaise blague.
Mais il n'y a aucun sourire fin sur ses lèvres, aucune lueur pétillante de gentille malice dans ses yeux: pas le moindre de ces petits signes qui me donneraient l'impression d'être un peu bête, un peu crédule, mais qui me libérerait de cette tâche laborieuse, pénible, souffrante, qui me donne envie de lui arracher sa ceinture pour me pendre avec.
Jacques fixe l'écran avec une expression de prédateur, tout prêt à chasser la moindre virgule déplacée, le moindre caractère à une taille inférieure à celle qu'il désire de tout son cœur régi par les règles strictes. Je me demande s'il coupe sa pelouse au ciseau, avec une règle pour s'assurer que chaque brin d'herbe est à la taille de son voisin.
"Mets cette ligne plus épaisse, là! Mets-moi ça à trois points!", m'ordonne-t-il en pointant et j'exécute cette nouvelle demande, en n'étant absolument pas surpris de voir que le changement débalance l'emplacement du reste des cellules sur cette ligne.
J'enfonce aussitôt Ctrl et Z pour effacer l'horreur visuelle et une main me broie l'épaule.
"Qu'est-ce que tu viens de faire!?
- J'ai- J'ai annulé l'opération."
J'ai presque envie de m'excuser, ou de supplier pour qu'on me rende mon épaule en parfait état de fonctionnement, comme elle l'était avant qu'il décide de l'assassiner. Il me regarde comme si j'avais tué son premier-né et un peu paniqué, j'examine la surface de son bureau, pour m'assurer qu'il n'a pas pris le coupe-papier ou la brocheuse, parce que je n'ai vraiment pas envie de me faire brocher à mort.
Pas aujourd'hui, en tout cas.
"Comment ça? Tu aurais pu changer les autres cellules!"
Oui, et je pourrais aussi danser nu au milieu d'une rue passante avec sur ma tête un écureuil rose qui tient un pot de moutarde, ce qui ne veut pas dire que c'est quelque chose que j'ai particulièrement envie de faire.
"Mais c'est beaucoup plus rapide comme ça...", j'ose le contredire.
D'une combinaison époustouflante du maniement de la souris et de celui du clavier, je sélectionne la ligne, je clique sur Distribuer les colonnes également, rétrécie la taille des caractères d'un point et remet ensuite sa fameuse ligne à trois points. Top chrono, cinq secondes et visuellement, ça correspond à ce qu'il veut.
Oh oh, il devra bien l'admettre sur ce coup-ci, parfois je suis bon!
Je lui lance un regard et je surprends une expression sur son visage qui est quelque part entre l'incompréhension et un début de quelque chose d'autre entièrement, qui ne me dit rien qui vaille. C'est peut-être de la rage, ou une envie soudaine de m'arracher la tête à coups de règle en métal et je jette aussitôt un coup d'œil vers la porte, en me demandant si ma voix porte assez si je mets à hurler À l'aide! Je savais que je n'aurais pas dû être sot au point de faire une démonstration de mes connaissances, mais ma patience à des limites et après tout ce temps perdu sur le même formulaire, j'ai justement atteint la limite de ce que je peux endurer.
"Ensuite?", je demande, attendant patiemment la suite des instructions.
Le silence.
Le dangereux silence glacé et écrasant et je me sens tout petit sur son énorme chaise, un sentiment renforcé par le fait que mes pieds ne touchent pas tout à fait à terre. Je risque un autre regard sur ma droite et Jacques a les sourcils froncés à un point tel que je crois bien que son visage va rester coincé comme ça.
Je crois que je viens de signer mon arrêt de mort. Il va utiliser ce stylo dans sa main pour me perforer une tempe, ou il va se lever, parfaitement calme, et me tabasser à coups de chaise. Qu'est-ce que j'ai fait!? Je vais crever misérablement au travail, la tête écrasée entre une bibliothèque et une patte de chaise! Non, je suis trop jeune pour mourir! Mon futur riche de tant de joie et de bonheur se brouille, je ne pourrai jamais jouer à Soulcalibur IV! Arriver à cent victoires contre William dans Tekken! Acheter Trial and Tri-
"Bon, alors, la ligne suivante..."
Je cligne des yeux, encore figé, hésitant et tellement fier de ne pas être en train de m'écrouler dans une marre de mon propre sang que j'accomplis fidèlement ses instructions. Qui, bien sûr, causent un ratage assez extraordinaire: le formulaire commence à avoir l'air d'un genre d'œuvre abstraite et si je le regarde en penchant la tête d'une certaine manière, en fermant presque entièrement les yeux, je crois que je pourrais en décrypter la signification profonde.
Mais plutôt que de m'attarder là-dessus, je jette un coup d'œil à son brouillon sur papier et annule l'opération, joue de la souris et des raccourcis clavier et fait les trois prochaines lignes à la fois. Je sélectionne un morceau de texte quand il m'arrête avec un cri victorieux.
"Ha! Ça ne marche pas ton truc! Regarde la liste de prix ici, elle est dé-"
Je ne lui laisse pas le temps de dire décalée, je centre verticalement le texte dans la cellule et force un alignement à droite. Je fais la même chose pour la colonne des items, mais fixe l'alignement à gauche. Tadam! Les prix apparaissent exactement comme il les veut, dans un ordre beau et sûrement doucement poétique aux yeux de Jacques.
Lignes ordonnées
Si belles et si colorées
Cellules domptées.
J'ose un nouveau coup d'œil dans sa direction et il est livide, encore plus pâle que ses cheveux. Ses poings sont serrés et sa mâchoire aussi, il y a un petit mouvement nerveux d'une veine au bord de ses tempes et je crois qu'il va exploser. Quand il tourne soudainement la tête vers moi, je dois me maîtriser pour ne pas avoir un mouvement de recul en lâchant un pathétique petit eek!
Pendant au moins une bonne minute, il me vrille du regard et j'essaie de ne pas ciller. Une faiblesse et c'est la mort: son regard va me dépecer vivant, faire des petits trous dans mon visage pour aller me griller le cerveau et je vais m'écrouler, vaincu et lobotomisé, avec un filet de bave aux lèvres. Son regard me lâche enfin, retourne au papier qu'il examine pendant un autre long moment de silence.
Puis, il le pousse devant moi, plus près du clavier et appuie un coude sur le bureau, son menton sur son poing et sa voix est d'un calme terrible, d'une maîtrise de soi impeccable et d'un niveau sonore normal qui me glace le sang beaucoup plus que tout le reste.
"Continue", dit-il simplement, n'ajoutant plus rien comme le seul bruit dans le bureau devient mes clics de souris et mon pianotage sur le clavier.
Quinze minutes plus tard, le formulaire est terminé, imprimé, sauvegardé avec les autres et je sais que c'est mal, que cette démonstration de fierté de ma part est quelque peu étrangère, mais je quitte son bureau avec un petit sourire supérieur aux lèvres. J'ai même envie de me retourner et de lui crier Prends ça! par la tête, mais je me contiens.
Je tiens encore à la vie. Au moins un peu.
(19 septembre 2007)