Originale > Le temple moderne

Mar 16, 2012 08:09

Titre: Le temple moderne
Auteurs: drakys
Fandom: Original/UA inspiré par la série Urban Magic de Kate Griffin
Rating: PG-13
Nombre de mots : ~4350 mots
Disclaimer: drakys
Notes: Pour supaidachan dans le cadre de creerpouraider. Inspiré par Urban Magic de Kate Griffin, en utilisant Montréal comme ville centrale plutôt que Londres.

Le Diable me regarde de haut. C'est pas étonnant, il regarde tout le monde de haut. L'estie de prétentieux. Trop orgueilleux pour être humain. Ce qui est exactement l'idée.

C'est d'ailleurs mon seul auditoire, mais ça, c'est pas surprenant. Même si le centre-ville n'était pas vide, les gens ont un le don d'être aveugles à ce qu'ils ne veulent pas voir. Comme un pauvre type pas mal plus crevé que vivant, sale, ensanglanté et crissement gelé. C'est une des grandes certitudes de Montréal, une vérité aussi incontournable que la construction : tous les fantômes ne sont pas morts.

Je me demande un instant, un très court instant, ce que je fais là, avant de malheureusement me rappeler. Je referme aussitôt les yeux, parce qu'avec le souvenir revient la douleur et je serre les dents pour chasser les centaines de points qui dansent derrière mes paupières, chacun me narguant pour que je perdre conscience. Je n'avais pas besoin de ça. Il y a une croûte épaisse dans mes cheveux, je n'ai même pas besoin de la toucher pour savoir qu'elle est là. Le sang n'a pas eu le temps de sécher, il s'est glacé en place avant.

Je sens la morsure du froid, le froid qui l'est encore beaucoup trop contre le feu dans mon dos et la pression désagréable dans mon cou me rappelle avec beaucoup trop d'enthousiasme que je suis mal tombé, projeté n'importe comment avant l'impact inévitable contre un mur de brique. Je ne suis pas mort, ce qui n'est pas un aussi grand réconfort que ça devrait l'être. Être vivant n'est pas si génial depuis que je ne peux pas mourir.

Je fais un inventaire rapide, m'assure que j'ai toujours le bon nombre de membres et qu'ils sont tous à la bonne place. Je me force éventuellement à bouger, pas assez vite, alors que le temps est ce qui me manque le plus. Je glisse complètement contre le trottoir et mon cou est soulagé de l'angle inconfortable qu'il a supporté jusque là, mon dos hurle quand la blessure toute fraîche touche l'asphalte glacée.

Je roule sur le côté, en boule, et j'essaie de combattre le froid en tirant à moi la lumière des lampadaires. Les plus près clignotent, s'éteignent et c'est presque trop de retenir contre moi leur peu de chaleur, leur lumière jaunâtre. Je ne peux rien faire contre la douleur. Plus tard, peut-être, si rien d'autre ne vient me pourrir la vie. Je dois me relever, et vite, mais le calme de la nuit m'en enlève toute envie.

Le calme est aussi oppressant qu'étrange : c'est le même que celui qui s'installe après une grosse bordée de neige. Le même calme qui envahit le Québec chaque année, le calme qui ne dure jamais vraiment longtemps parce que la neige qui étouffe tous les bruits, qui efface un instant le rythme de la ville, est pelletée, enlevée, elle fond. Le calme ne dure jamais longtemps parce que la neige disparaît trop vite.

Le centre-ville reste quand même réveillé avec obstination. La nuit ne tombe jamais entre la lumière des enseignes des commerces et celle des lampadaires de la ville, jaune fade comme le soleil délavé. Pourtant, cette nuit le centre-ville est vide. Ni passant pressé de rejoindre les clubs, ni retardataire qui se hâte pour attraper un des derniers métros, ni itinérant emmitouflé contre le froid, qui se cache du vent. Ni même le bruit proche, lointain, partout des voitures.

Pas cette nuit.

Cette nuit, le centre-ville sait et se cache. Et bien sûr, je suis le pauvre imbécile chargé de défendre la ville.

J'ouvre enfin les yeux et le Diable me retourne mon regard. Je me sens... pas vraiment prêt, au moins vaguement prêt et le Diable me regarde presque avec intérêt, un sourire poli, tout en perfection blanche comme dans les annonces de pâte à dents. Sa voix est douce et ferme à la fois, craque avec le même son que les billets de banque fraîchement imprimés.

"...Pas encore mort, monsieur White ?"

La question est posée sur un ton amusé, le Diable n'est pas surpris je sois vivant. Après tout, je suis sous contrat, sans espoir de le briser en choisissant la voie facile : mourir tant que le Diable n'a pas eu son dû, c'est impossible.

Je ne lui réponds pas. Ce n'est pas nécessaire, ça ne servirait qu'à l'amuser. Il continue de me dévisager, patient comme l'éternité, avec la certitude tranquille que je ne peux pas me défiler. D'autres ont essayé : je ne suis pas aussi pathétique. Une fois un contrat passé, sa vie n'est plus à soi. Je peux vivre avec mes erreurs. Le jury délibère encore à savoir si je peux faire pareil avec ma conscience.

Il continue à sourire, parfait.

Parfait est vraiment le mot qui le résume le mieux. Il a une attention aux détails, sans rien exagérer. Ses cheveux noirs ne sont ni trop courts, ni trop longs, la coupe à la mode. Son visage est rasé de près, l'odeur de cologne discrète. Son complet gris cendre doit avoir coûté une bonne dizaine de fois plus cher que la balance actuelle, et particulièrement piteuse, de mon compte de banque. La cravate en soie est rouge, la même teinte riche que le sang. La pince est ivoire, ou blanchie comme un os. Un coup d'oeil rapide et c'est le parfait jeune cadre, prospère, bien en route vers son premier million avant vingt-cinq ans.

Un coup d'oeil plus sérieux et le vernis ne cache pas son regard. Un regard trop vieux : calculateur, qui cherche à vous fixer une valeur, une utilité. Même si ses vêtements sont d'une coupe parfaite, ils ne sont pas appropriés. Il n'a pas de manteau et il porte des souliers, pas des bottes. La température ne paraît pas l'affecter et c'est plus fort que moi, je regarde ses pieds en m'attendant à voir la glace fondue autour.

Il continue de me sourire et mon estomac décide de se contracter violemment, le goût de la bile me remonte aussitôt dans la gorge. Je préférerais croire que c'est parce que je crève de faim, mais la vérité, c'est plutôt parce qu'il me terrifie.

"Mourir ne figure pas dans notre petit contrat. Je préférerais que vous ne preniez pas de pareilles libertés. Toutes ces petites clauses qui vous sont particulières, vous ne les avez pas oubliées, quand même ?

- Calisse.

- Langage !", continue à sourire le Diable et il s'accroupit près de moi, amusé par le sacre comme si c'était une énième confirmation de ma damnation assurée. "Vous savez bien que je vais veiller sur vous jusqu'à la bonne conclusion de notre petite entente."

Le Diable, ou plutôt cette incarnation-ci, n'a pas grand chose à voir avec celui de la Bible. Ou si peu. Les idées ont la mauvaise manie de prendre vie si assez de personnes y croient et comme le diable est étalé un peu partout à la grande du folklore québécois, il existe à son aise depuis des centaines d'années. Pas toujours sous la même forme, mais avec le même plan d'affaires : ruiner les gens au meilleur profit possible.

Il relève la tête et penche la tête sur le côté, paraît écouter quelque chose que je n'entends pas encore. Il jette un coup d'oeil à sa montre et hoche la tête.

"Je crois qu'il revient.

- Calisse."

Avec un effort et l'impression que ma tête va exploser, j'arrive à me soulever sur les coudes. Un autre effort, après avoir constaté que ma tête est convaincue de la nécessité de rester intacte sur mes épaules, et, en m'appuyant contre le mur pour m'aider, c'est sur mes pieds que j'arrive à remonter. J'enai pas envie, mais je jette quand même un coup d'oeil, nerveux, au bout de la rue.

Encore rien.

"Pas beaucoup de neige cette année, n'est-ce pas ? Seulement... quoi ? Une accumulation de quelques soixante-dix centimètres...", commente le Diable sur un ton léger en époussetant une poussière invisible sur son épaule avant de hausser les deux. "Le réchauffement climatique, c'est bien ce qu'on pourrait blâmer", il sourit, comme si l'idée l'amusait. "L'Hiver est impatient d'un autre âge de glace."

Je ne l'ai pas vu se relever, mais je le vois du coin de l'oeil reculer dans l'obscurité contre une porte. Je veux qu'il arrête de sourire, ce qu'il n'est pas près de faire.

"Pas la meilleure période historique pour être sorcier, hm ?"

J'ai envie de sacrer encore, mais il rit doucement et sa voix devient un murmure.

"D'un autre côté, avez-vous jamais connu une période historique favorable ? Essayez au moins un peu de ne pas me décevoir, monsieur White.

- Merci du vote de confiance", je grince entre mes dents, mais je sais que c'est inutile de lui répondre.

Le Diable est déjà parti.

J'entends enfin ce qu'il a entendu bien avant moi. La course encore lointaine, un bruit comme le vent qui siffle, les impacts de la course inhumaine sur l'asphalte, le son qui se rapproche à une vitesse qui n'a rien de naturelle. Je reste figé et je ferme les yeux. Même si une prière appropriée me venait en tête, je ne saurais pas à qui l'adresser. Je me ressaisis avant que le froid m'atteigne et m'engourdisse, il n'en reste qu'un frisson qui me remonte le long du dos.

Il ne me reste plus beaucoup de temps.

Je sens la panique, plus glacée encore que la température. Je ne sais pas quoi faire !

Les gens pensent que c'est du mauvais matériel, de la mauvaise exécution et de l'encore plus mauvais entretien qui cause l'abondance de nids-de-poule dans les rues de Montréal, que l'hiver empire toujours la situation avec la température qui joue au yoyo sur le thermomètre. Les gens ont tort.

C'est l'Hiver lui-même, le principal problème. Pas le seul, mais les autres sont sans importance en comparaison.

Je commence à courir parce que j'entends la course derrière moi, de plus en plus fort, de plus en plus rapide. Les pattes lourdes qui retombent sur l'asphalte, la défoncent, laissent les cratères qui feront chialer les automobilistes plus tard dans la journée.

Thump crack ! Thump crack ! Thumpcrack, thumpcrack !

Le sifflement impitoyable du vent accompagne la course. Je n'ai vraiment vraiment pas envie de me retourner et je cours plus vite, glissant sur la glace qui se forme rapidement comme il avance, reprenant mon équilibre de justesse.

Je sais de toute façon à quoi il ressemble. Je le sais trop bien : c'est ma faute. C'est la première image à laquelle j'ai pensé, comme un imbécile, sans pouvoir m'en empêcher, celle des deux dollars : un ours polaire.

Son pelage est blanc comme la neige, ses yeux comme une fenêtre sur laquelle le givre dessine ses motifs réguliers. Chacune de ses respirations relâche un blizzard en miniature, les battements de son coeur font le bruit du vent qui fait siffler les portes et les fenêtres. Ses griffes sont comme de la glace et plus effilées que des lames, leurs marques parallèles taillées dans le dos de mon manteau, de mon chandail, ont laissées plutôt des traces rouges sur ma peau.

L'Hiver est furieux comme chaque année parce que Montréal ne lui cède plus depuis longtemps le domaine qui lui revient. La ville déblaie la neige, la ramasse, la relègue dans les sites d'entassement en surface. Les rues sont ouvertes, les trottoirs couverts d'un mélange de sel et de pierre concassée. Montréal vibre et vit au bruit des tracteurs, des souffleuses, ralentit mais ne s'endort pas quand sur les artères de ses routes, les voitures roulent au ralenti.

Les montréalais pellettent, sacrent, salissent la neige avec leurs voitures et, en général, pensent que l'hiver serait bien mieux sans neige, mais il y en a toujours pour espérer un Noël blanc ou une belle neige pour le ski, une belle glace pour le patin, pour le hockey bottine et l'Hiver n'a pas besoin de beaucoup de prières pour se manifester.

Je fouille mes poches, j'essaie de trouver ma carte Accès Montréal et je me retourne, la lève devant moi comme bouclier, protection risible, mais ma carte est valide et reconnaît mes droits de résident. La ville elle-même me protège. L'Hiver s'arrête et me regarde, piétine devant moi et la carte est chaude entre mes doigts, sa magie faible déjà presque à sa limite. Je sais que j'ai peu de temps, trop peu. Je serre les dents, me force à ne pas trembler à cause du froid et, le coeur au bord des lèvres, je récite en vitesse :

"Chapitre 2, article 24, Engagements : Aux fins de favoriser la jouissance par les citoyennes
et les citoyens de leurs droits en matière d’environnement et de développement durable, la Ville de Montréal s’engage à : e) favoriser l’accès aux rives et aux espaces verts ; f ) favoriser la protection et la mise en valeur des milieux naturels et de la forêt urbaine ; ff) préserver la biodiversité et favoriser son accroissement dans les parcs et les espaces verts."

La charte montréalaise des droits et responsabilités est jeune, encore beaucoup trop jeune, mais sa formulation dégage tout de même un début de puissance et sa section sur l'environnement redonne une place à la nature et le sort est plutôt une suggestion, à peine une suggestion désespérée. L'Hiver émet un grognement qui ressemble beaucoup à un rire : il veut être partout, pas confiné aux parcs, aux espaces verts, là où on peut s'attendre à le trouver et profiter de lui quand notre horaire s'y prête, à notre bon plaisir et pas au sien.

Il ne m'attaque pas, pas encore, mais ça ne veut rien dire et je reste sur mes gardes, recule d'un pas et son regard vieux comme le monde me suit. Je recule encore et il ne me quitte pas des yeux. Je préférerais avoir mes mitaines et ma tuque pour l'affronter, mais je les ai perdues plus tôt, au premier round contre l'Hiver. Mes cheveux sont glacés, mes doigts raides et difficiles à bouger.

Je recule, lentement, chaque pas de plus en plus difficile comme le froid dégagé par l'Hiver m'engourdit. Je ne veux pas prendre le risque de regarder derrière moi. Je sais que le Quartier chinois est près, mais peut-être pas assez. Si je suis encore trop loin...

Je n'ai pas beaucoup d'options.

Il est impossible de se débarrasser de l'Hiver et le bannir n'a rien de simple. À moins de ne pas être tellement pointilleux et de manquer juste assez de conscience pour faire exploser les trois quarts de la ville. La chaleur serait suffisante pour faire fondre son apparence temporaire, jamais assez pour le tuer, mais qui serait assez fou pour espérer détruire une des forces de la nature ?

Je tourne la tête, une fraction de seconde, juste pour être sûr. Aussitôt, une patte lourde, le coup impitoyable, me frappe et me soulève sans difficulté dans les airs. Au moins, j'ai le temps de voir avant l'impact que je suis plus près de mon but que je pensais.

Beaucoup plus près.

Beaucoup trop près.

Je frappe la partie supérieure de la porte et je retombe au milieu de la rue, l'air me manque et à moitié sonné, je réussis à ramper dans la bonne direction. Je sens la magie qui change aussitôt passé le paifang du boulevard Saint-Laurent, la sensation physique, un contact soudain, léger, mais froid d'un milliard d'épines qui piquent la surface de ma peau. Les sorts complexes qui composent les barrières du Quartier chinois laissent un goût d'épices dans ma bouche, la magie étrange, différente de celle que je connais.

Ma tête se remplit de l'odeur du pain au lotus, de la chaleur du thé, du mélange des langues, cantonnais, mandarin, vietnamien et le français, l'anglais, l'espagnol, l'allemand, l'énergie des touristes armés de leurs appareils photos, clickclickclick, l'argent échangé pour les souvenirs montréalais Made in China, printed in the United States. Je suffoque un instant sous la violence de l'odeur des dim sum, le goût des sous-marins vietnamiens, le bruit des conversations croisées, les immigrants, les montréalais, les fans, l'enthousiasme pour les produits dérivés, les légaux comme les autres.

Je peux sentir où les sorts se mêlent, où la magie du Quartier chinois s'unit à celle de Montréal. Son goût est particulier, étranger, mais très montréalais.

L'air donne l'impression d'éclater, un crackkk silencieux comme l'Hiver se jette contre la porte du boulevard St-Laurant. L'impact contre la barrière ne provoque aucune réaction visible, mais j'ai un haut le coeur, mes genoux deviennent mous comme de la guénille et je chancèle. La violence du choc vibre dans l'air, me remplit de terreur et j'ai envie de hurler, de fuir. J'ai envie d'abandonner, de laisser le froid m'envahir, de le laisser m'engourdir jusqu'à tout oublier : de fermer les yeux et dormir.

Dormir serait si facile. Dormir tout l'hiver... toute l'éternité.

Je ferme les yeux, mais sans relâcher ma vigilance. Je dois me calmer. Mon coeur bat trop vite, me donne l'impression que ma cage thoracique est au bord d'exploser. Le reste de mon corps ne vaut pas mieux.

J'entends sa voix, douce et grise comme la brume, l'accent anglais presque effacé, le cliquetis délicat de la tasse de porcelaine contre la soucoupe. C'est facile d'imaginer ses longs doigts trop minces, son visage aux pommettes saillantes, toute la beauté passée et la fragilité du présent imprimée dans chacune de ses rides.

You always rush into fighting off whatever it is that worries you, Christian. Remember that magic always finds a way. You need to be patient enough to read the signs. They will tell you what way is best.

Elle m'a rarement parlé en français parce que ce n'est pas sa langue maternelle. Le langage est important, surtout à Montréal où français et anglais cohabitent plus ou moins en harmonie, maintenant tous les deux submergés par tellement d'autres langues. Les mots sont remplis de pouvoir et pour les sorciers, il est dangereux de sous-estimer leur importance. Parler la langue qui nous a vu naître est une façon simple d'avoir plus de contrôle, mais surtout d'éviter des incidents malheureux.

J'inspire, l'air froid passe dans ma gorge, mes poumons, glace peu à peu le rythme de mon coeur et la lente inspiration m'apporte le calme dont j'ai besoin et j'expire, j'ouvre les yeux. L'Hiver est une part importante de Montréal depuis le début de son histoire, il faut un temple approprié pour lui offrir une prière. Un temple où des milliers de voix résonnent.

Un temple où tout le monde finit par aller au moins une fois.

Je sais quoi faire.

Je me retourne, laissant la porte du boulevard Saint-Laurent et l'Hiver derrière moi, marchant rapidement vers le Palais des Congrès pour rejoindre le métro Place-d'Armes. Je n'ai plus besoin de courir, maintenant que je sais quoi faire. Quand j'arrive au métro, le temps paraît reprendre son cours normal. À cette heure, il ne reste que ceux qui n'ont nulle part ailleurs où aller ou ceux qui, comme moi, vont attraper les derniers trains.

Je ne le remarque pas avant qu'une voix me demande :

Spare some change?

Je fouille mes poches, à la recherche d'un peu de monnaie, mais je ne trouve qu'un billet fripé et je ne regarde même pas ce que je laisse : une offrande aveugle à un des innombrables courtisans du Roi Sans-le-Sou. J'entends à peine le Thank you so much, sir, mais je sens son regard qui me suit. Je souris malgré moi. Ça a quelque chose de réconfortant de savoir que quelqu'un veille sur vous.

...Même si l'intention derrière cette surveillance n'est jamais claire.

Dès que je sors de la station Lucien-L'Allier, je cours à l'extérieur, espérant que l'Hiver ne me rejoindra pas trop vite maintenant que je ne bénéficie plus de la protection silencieuse offerte par le transport collectif. Je cours pour rejoindre les portes principales. Je ne peux pas m'empêcher de sourire comme un imbécile.

C'est plus fort que moi : trop de souvenirs flottent dans l'air, épais et enivrants.

Ici, les gens se soulèvent comme un, dans la joie et la haine. Même quand ce n'est pas un soir de match, la magie reste, accrochée au Centre Bell. Pas avec la même richesse qu'à l'ancien Forum, mais avec toute la fougue de la jeunesse. J'entends les cris, les chants, les victoires et les déceptions, la vibration des vitres qui claquent sous les plaquages.

Toutes les voix ont laissé dans l'air une trace de leur passage et l'air conserve la force de toutes ces prières tournées vers le même but. Vaincre. Le béton a gardé une empreinte de chaque pas chargé d'espoir, d'excitation, de cet antique goût pour le sang à l'idée d'un affrontement.

Un temple.

Je rejoins les portes en murmurant mille politesses mielleuses pour cajoler les caméras de surveillance, les priant de détourner leur oeil et de m'ignorer. Avant même d'arriver devant l'entrée, je fouille mes poches à la recherche de mon marqueur et avec des gestes rapides, je dessine les symboles sur le verre. Le lys et la rose, le trèfle et le chardon. Toutes les voix depuis la colonisation jusqu'à tout ce qui forme l'essence même de Montréal : les influences impossibles à ignorer des français et des anglais, des irlandais et des écossais.

Toutes les voix qui sont venues de Montréal et d'ailleurs pour hurler jusqu'à ne plus avoir de voix, pour encourager comme pour insulter. Toutes les voix ensemble, unies pour se faire entendre dans les joies comme dans les déceptions.

Toutes ensemble pour prier.

L'Hiver gronde, est à la fois tempête, blizzard, verglas, poudreuse, grêle. Je n'entends plus que le sifflement violent du vent, l'humidité dans l'air gèle et la glace rampe jusqu'à mes pieds, y grimpe, recouvre le bas de mon pantalon, remonte sur mes jambes.

Je suis terrifié.

"Je me souviens."

J'arrive à murmurer sans claquer des dents. Les mots laissent dans ma bouche le goût de leur puissance, me réchauffent, me redonnent courage. Tous les endroits où ces mots sont écrits, gravés, toutes les fois où ils ont été dits résonnent dans mon murmure. Je me souviens couvre le Québec, bouge partout avec la plaque d'immatriculation de chaque voiture.

L'Hiver ne recule pas. Ses grondements n'hésitent pas. Ses pas se rapprochent. Je commence à parler, vite, désespéré. L'Hiver m'écoute.

"Je me souviens de tout ce que nous te devons. Chaque cri poussé ici est un hommage pour toi, chaque coup de patin emprunte ta force, chaque but marqué contre l'adversaire est ton miracle, chaque victoire des Glorieux est un sacrifice à ton nom. Je me souviens que tu ne meurs jamais, que tu vis au-delà de ton domaine, depuis les séries du printemps jusqu'aux matchs pré-saison de l'automne."

Je reprends ma respiration, l'Hiver ne bouge pas. Il est calme maintenant, le vent s'est calmé, le froid est endurable. Juste assez sec pour que mes narines collent ensemble quand je respire, sans tout le mordant des bourrasques humides qui glacent jusqu'aux os. Je continue et ma voix est moins suppliante, parce que je me souviens vraiment de ce que c'est l'hiver.

"La glace est dans le coeur de chaque montréalais depuis qu'on est tout-petits. Depuis la première fois qu'on a patiné sur la bottine dans un parc, la première fois qu'on a glissé en Crazy Carpet, la première fois qu'on a dessiné un ange dans la neige. On grandit tous en aimant l'hiver, parce que l'hiver c'est la saison des forts et des batailles de boule de neige, des journées dehors, du chocolat chaud en rentrant."

L'ours s'approche, plus petit qu'avant, ses pas soudain légers et l'Hiver n'est plus un monstre démesuré, il appuie son nez contre ma poitrine, me pousse en arrière dans un geste affectueux. Les symboles sur le verre brillent et s'effacent dans un filet de fumée, dans l'air les voix vibrent, leur cacophonie devient murmure et elles s'éteignent. Je tends une main vers l'Hiver, mais mes doigts se referment sur le vide qu'il reste à sa place.

Je tombe finalement à genoux, crevé de fatigue et je ferme les yeux, sans pouvoir m'empêcher un mince sourire. Il est impossible de se débarrasser de l'Hiver et le bannir n'a rien de simple. À moins de se rappeler que ce n'est qu'une saison et qu'il faut la regarder, la ressentir comme un enfant. Avec le même émerveillement.

Si elle vivait encore normalement dans ce monde, celle qui m'a appris à contrôler mes pouvoirs sourirait, fière que pour une fois, je me sois rappelé de penser avant d'agir. Cette certitude me fait serrer les dents. C'est parce qu'elle n'est plus tout à fait là que j'ai passé un contrat avec le Diable.

Une idée stupide avec laquelle j'ai appris à vivre et grâce à laquelle je vais éventuellement mourir.

(8 mars 2012)

univers : 'urban magic', genre : one-shot

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