Ca faisait un bout de temps que j'avais remarqué le livre en question, attirée par le joli corbeau sur la couverture et le résumé intéressant ; je m'étais promis que je l'achèterais quand ça sortirait en poche et en français. Ce qui est arrivé il y a quelques semaines, et je l'ai fini avant-hier, et j'ai beaucoup, beaucoup aimé.
"Jonathan Strange et Mr Norrell" est le premier roman de Susanna Clarke. Il se passe dans l'Angleterre du début du XIXe siècle. Il y a de la magie et des magiciens, des fées brillantes et dangereuses, la guerre entre l'Angleterre et la France de Napoléon... mais pour un livre de cette longueur (1150 pages, dans ma version poche), il y a finalement peu d'action, et j'ai vu des lecteurs se plaindre qu'il ne se passait rien. Ceci dit, c'est largement compensé (à mon goût) par des longues explications passionnantes sur la nature et l'histoire d'une Tradition Magique Anglaise complètement inventée pour l'occasion, par l'intérêt des personnages et de leurs relations, et par un humour léger mais omniprésent, à la façon et dans le style des romans de l'époque.
Dans ce monde, la magie anglaise a existé au Moyen-Âge, pendant longtemps, puis s'est petit à petit éteinte. Mr Norrell est un petit vieux d'une cinquantaine d'années, geek des livres, qui a acheté tous les livres de magie qui lui tombaient sous la main, et a pour grand projet de rétablir la magie pratique en Angleterre. Avec son expérience, lancer des sorts n'est pas un problème. Par contre, réussir à parler aux ministres sans bafouiller, à les convaincre que la magie pourrait aider dans la guerre contre Napoléon, que c'est une activité acceptable... c'est un autre problème.
Ce n'est pas spécialement un personnage sympathique. Son projet est louable et classe, mais pas désintéressé ; il est ambitieux, et a passé un certain temps à être certain qu'il serait celui qui ferait renaître la magie en barrant la route de tous les autres qui pourraient être tentés d'essayer. Sans compter qu'il a une vision très "respectable" de la magie qui en censure une bonne partie. La magie noire, bien sûr, mais pas seulement.
Mais je dois avouer que je l'aime quand même. Il a quelques rares éclairs de compassion qui font que même désagréable il reste nuancé, je suis attendrie par sa nullité en compétences sociales, j'aime sa geekitude des livres (et son amour particulier pour les plus ennuyeux ^^ ) et puis surtout sa relation avec Jonathan Strange est superbe.
Jonathan Strange, lui, est un jeune homme (enfin, relativement jeune, il doit avoir environ 25 ans au début du bouquin et plus de 30 à la fin) qui a décidé d'apprendre la magie sur un coup de tête, parce qu'on lui avait fait une prophétie et pour impressionner sa fiancée ^^. (Qui devient sa femme assez tôt dans le livre, et je les shippe totalement ensemble, et je ne sais pas depuis combien de temps j'avais vu un héros de fantasy marié et amoureux de sa femme, mais ils sont choupiiii !)
Il a des cheveux roux, il est à la fois énergique et calme, avec une certaine tendance à se poser de grandes questions (ce qui peut aussi bien lui faire découvrir des secrets cachés que le faire stresser inutilement ^^ )
Même s'il n'a pas accès à la superbe bibliothèque de Norrell, il est incroyablement doué, et il arrive très facilement à se lancer dans la magie pratique avec des bases minuscules.
Et quand Norrell apprend son existence, alors qu'au début il pensait surtout à lui gacher la vie pour assurer son monopole, il découvre qu'il aime parler de magie avec quelqu'un qui le comprend, qu'il était vraiment entièrement seul avant, et il le prend pour élève.
Et voilà, le livre parle, comme le titre l'indique, de leur relation qui bien sûr va complètement dégénerer tellement ils sont différents ; mais aussi de la magie anglaise en général (il y a un vrai background de créé, en particulier par de très longues notes de bas de page, c'est super-intéressant), des fées et de leur cruauté joyeuse, des guerres contre Napoléon, de prophéties, de folie et de ténèbres, de la société anglaise de l'époque, du Roi Corbeau qui a fondé la magie anglaise, et tout ceci se mélange très bien.
Je dois avertir que c'est un bouquin assez tranquille. Je ne sais pas comment expliquer ça. Il n'y a pas de sexe, assez peu de violence finalement (en dehors de la violence "canon" des guerres napoléoniennes), j'adore complètement la romance entre Jonathan et Arabella, mais cela reste, he bien, conjugal. Ce n'est pas pour dire qu'il n'y a pas des thèmes très sombres, des passages ou des destins qui sont totalement horribles quand on y réfléchit bien, mais le livre n'insiste pas dessus, il faut le réaliser par soi-même. Il y a toujours un certain détachement dans le ton même quand cela parle de folie, de trahison ou d'emprisonnement éternel. On parle de la partie violente, féérique, folle et dangereuse qui a existé dans la magie anglaise, mais on ne plonge pas dedans ; les quelques visions de biais qu'on en a sont déjà suffisamment troublantes. Apparemment cela a gêné certains lecteurs, qui pensaient qu'on passait à côté du plus intéressant. Moi pas du tout. J'ai l'impression que l'auteur essaie de le laisser à notre imagination, beaucoup plus appropriée que les mots à représenter cette sorte de magie ; après tout, elle est impossible à transcrire dans les livres. Ce n'est pas comme si elle le négligeait exprès.
[SPOILERS]La fin est dans le même genre, heureuse et sage, avec juste une pointe de sauvagerie et d'effroi par rapport à ce qui serait possible, mais je shippe tellement le Jonathan/Arabella que j'ai décidé que ça finirait bien d'ici quelques années de cela !!![FIN SPOILERS]
Sinon, j'ai aimé le scénario global. Il y a plusieurs fois où j'ai craint que l'auteur ne se jette dans une facilité de scénario, un truc vaguement ébauché qui aurait été nul, et finalement, non, ce n'est pas ça, elle nous surprend. ^^ Tout se recolle tout à fait proprement.
J'aime les titres des chapitres, à la fois très parlants, intrigants, mais qu'on peut lire avant de commencer le roman sans se faire spoiler le moins du monde. Si cela intéresse quelqu'un, je peux les transcrire. ^^
J'aime la façon dont la magie marche dans ce monde, avec justement le contraste entre la magie codifiée et intellectuelle qu'utilisent les personnages (avec Norrell très méthodique, et Jonathan Strange plus intuitif, mais quand même, ça reste très rationaliste tout ça), et la magie plus sauvage qui reste désespérément inaccesible. Mais la magie qu'utilisent effectivement les persos est un truc de rat de bibliothèque ultime. ^^ Leurs discussions sur les livres donnent une impression de truc scientifique, où on pourrait avoir des "insérer ici un sort de liaison facile laissé à l'appréciation du lecteur".
Parmi les personnages secondaires, outre Arabella, j'ai un amour particulier pour Stephen Black, le majordome noir du ministre. Il faut dire que j'ai un grand amour irrationnel pour les personnages compétents, en quelque domaine que ce soit (de ce point de vue, Childermass, l'intendant de Norrell, assure aussi complètement, yeah !)
(Accessoirement, Stephen est totalement shippable avec le gentleman-fée aux cheveux de chardon - de façon assez tordue, il est vrai, mais c'est comme ça que c'est fun. ^^ )
Dans les passages humoristiques qui m'ont fait complètement glousser : dans ce monde, il arrive que les fées enchantent des humains pour les faire entrer dans ce monde. Dans ce cas, avec l'enchantement, va le fait qu'il est impossible pour l'humain d'en parler. Tout cela est classique. Mais dans "Jonathan Strange et Mr Norrell", quand l'humain enchanté essaie d'en parler, au lieu de bafouiller et de se taire comme c'est le cas classiquement, il se lance dans une grande discussion sur un sujet totalement random, de la culture des haricots en Angleterre aux démons qui ont trompé Judas. Bien sûr, c'est horrible pour les persos, mais ça me fait quand même rire à chaque fois, surtout que l'auteur est créatrice dans ses choix de sujets aléatoires.
Un des rares reproches que j'ai à faire à se lire est que malgré l'utilisation de la magie dans les guerres napoléoniennes, il n'y a pas de bouleversement frappant de l'histoire. On n'a pas droit à une uchronie "ce qui aurait changé si l'Angleterre avait eu de la magie", mais plutôt à un AU "si les mêmes combats avaient eu lieu, mais que l'Angleterre n'avait gagné que grâce à la magie", et je trouve ça un tout petit peu décevant.
J'adore la façon dont la plupart des persos finissent.
[GROS SPOILERS SUR LE SORT DES PERSONNAGES]Je détestais Lascelles et Drawlight - he, je suis manipulable, ils sont faits pour ça - et ils ont des destins absolument horribles.
Par contre, le gentleman aux cheveux de chardon, qui est ignoble aussi mais lui c'est dans sa nature, je ne lui en veux pas, ne rencontre que la mort (les exemples des deux précédents prouvent que ça aurait pu être pire), même si c'est horrible pour lui que ce soit par la main de Stephen, bien sûr - en même temps, son manque absolu d'empathie qui le rend si cruel et l'a empêché de prévoir ça est dans sa nature aussi...
Stephen devient roi d'un pays des fées, yeahhh ! C'est trop classe ! (Je suis juste un peu déçue pour sa petite épicière qui l'attendra toute sa vie ^^ )
Et Childermass finit de façon complètement glorieuse aussi, plus grand et seul indépendant des magiciens qui restent en Angleterre. Je suis contente aussi qu'on continue à parler de Segundus, je l'aimais bien. ^^
Oh, la fin entre Jonathan et Arabella ! J'en ai déjà parlé, juste suffisamment amère pour ne pas être niaise, suffisamment ouverte pour que je décide arbitrairement qu'ils finiront ensemble et qu'ils seront heureux.
Et bien sûr, Jonathan Strange et Mr Norrell ! Je dois être, encore une fois, bien manipulable, mais j'étais persuadée qu'avec d'abord Jonathan Strange qui rejette Norrell, et d'autre part Norrell qui fait tout pour le détruire à la fin du livre "enterre son coeur dans un bois sombre sous la neige, pourtant y a mal encore", et Jonathan qui a découvert la magie noire qu'il a pratiquée une fois, j'étais presque sûre que le quatrième chapitre en partant de la fin, qui portait leurs deux noms, serait une confrontation violente, au moins en mots.
Et qu'est-ce qui se passe ? En seulement quelques minutes, ils se mettent à geekifier sur de la magie ensemble comme s'ils n'avaient jamais été ennemis... et je n'y croyais pas à l'avance, mais comme c'était raconté je l'ai cru... JE LES AIME ! (Et, bizarrement, je ne les shippe pas, pas même à sens unique. Non, pas seulement parce que Norrell est un petit vieux anti-sexy et que j'adore le Jonathan/Arabella. Juste parce que leur relation n'a pas besoin de ça). Et même si (comme je l'ai déjà mentionné deux fois), je ne veux pas que leur situation à la fin des livres soit jusqu'à leur mort, le simple concept d'eux en train de discuter magie dans les ténèbres me fait couiner quand même.[FIN SPOILERS]
Enfin voilà, mon dernier coup de coeur de lecture ! (Je ne prétends pas du tout être originale, ça a gagné le prix Hugo en... 2005 je crois, mais c'est pas grave ! Et puis de toute façon, même si ça a l'air célèbre dans les pays anglophones, j'en ai assez peu entendu parler sur LJ ; quelqu'un l'a lu ?)