Dec 26, 2008 22:32
I. Cauchemars
Maldamé.
Maldamé était une sorcière. Une de ces vieilles bourriques à la peau décrépie et au menton voltigeant. Une de celle avec une pustule sur le nez, et, des petits yeux de porc enfoncés dans leur orbite. Puis, pire encore, sous le nez crochu, un sourire à vous glacer les sangs. Une horreur. Une fente comme un tremblement de terre, un ouragan, une tempête durant la nuit noire. Une mer infestée de requins pourris, qui attendaient la mort en hurlant. La bouche de Maldamé, c’était le cauchemar des dentistes, des petits enfants et de Maldamé elle-même. C’est vous dire si ce petit quelque chose sous ses lèvres craquelées ne lui posait pas de sacrés problèmes.
Elle avait tenté, par tous les moyens, en passant par la bave de crapaud jusqu’à la baguette magique, de s’en défaire. Mais rien n’y fit. Elle restait là, immobile sur son visage, trônant comme ses trois cheveux sur le crâne.
Finalement, les histoires de sorcières, ce n’est pas réellement comme dans les contes. Elles ne brandissent pas leur chaudron au-dessus de la tête de pauvres princesses, ne font pas trébucher les rois et n’espionnent pas leur épouse. Une sorcière, c’est fragile. C’est tout craquelé à force de chevaucher un balai, et puis, à l’intérieur, sous la couche de crasse, il y a un petit truc qui fait de la peine. Une petite chose de rien du tout, qui les empêche de dormir la nuit. Un petit pois, comme celui de la princesse. Un petit rien dont tout le monde se fiche, sauf elle. Ce même petit machin qui les pousse à s’enfermer dans les plus petites cabanes, tout au fond des plus grandes forêts. Alors voilà, une sorcière, c’est une horrible femme avec un petit pois. Ca ne vaut même pas un cauchemar. Une sorcière, c’est un petit truc rabougri un peu trop triste, qu’on a laissé seul par une nuit d’hiver.
Maldamé, son petit pois, c’était sa bouche, et il faut bien vous dire qu’après tant d’années à essayer de s’en débarrasser, il ne lui restait plus qu’à pleurer. Toutes les larmes de son corps, le long de son nez crochu. Toutes les larmes de son corps, en cascade sur son horrible bouche. Ces mêmes larmes qui tombaient à pic, tout droit dans le cœur d’une rose. Une jolie petite fleur, plantée là par une gentille petite fée qui elle, n’avait pas un cauchemar à la place de la bouche. Vous vous doutez bien que ses lèvres à elle, c’était plus confortable que de la soie. Et puis zut. Au diable les fées, pensa Maldamé.
Les pleurs de la vieille sorcière redoublèrent alors d’intensité et elle plongea son visage dans le rosier. Elle n’en pouvait plus, c’était trop. Sa tête ne tenait même plus droite sur ses épaules. Elle pleura, pleura, des jours et des nuits entières. Puis, n’ayant plus une goutte à verser, elle releva son visage lacéré par les épines du rosier.
Plus de bouche, plus de fente horrible. Une petite tâche rose, comme un pétale, qui venait camoufler le petit pois de Maldamé. Une petite rose, juste sous le nez. Maldamé sourit, un instant oubliant son rôle de sorcière. Finalement, un petit pois teint en rose, ce n’est pas si mal, qu’elle songea. Comme quoi, il suffit de pas grand-chose, pour être content. On camoufle, on se sent mieux. On se jette un peu de poudre aux yeux.
Jusqu’à la prochaine fois.
II. Un petit bout de tempête
Le problème, avec les brins d’herbes, c’est que quand on n’y prend pas garde, ils se collent sur la peau et laissent leur empreinte. Parfois, quand on s’y est attardé trop longtemps, ça s’infecte et on garde de grandes plaques rouges sur le corps.
Maldamé, elle, ça lui était bien égal. La forêt, les trucs qui grattent, c’était son lot de sorcière. Elle n’avait rien demandé à personne, mais c’était la vie. Les feuilles mortes, les mottes de terre et les brindilles. Ca crissait sur le sol comme les rares dents qui jonchaient sa bouche, quand un truc l’énervait. Un truc comme les jolies petites fées et les princes charmants. Les rois et les reines. Un petit truc de ce genre.
Maldamé, elle, elle avait des soucis bien différents que de vivre heureuse et d’avoir beaucoup d’enfants. Son problème, c’était le vent qui soufflait sur sa cabane, tout au fond des bois. Le vent qui arrachait le toit et qui repartait comme il était venu, sans un bonjour, sans un au revoir. Il ne disait rien, il arrachait tout. Même les brins d’herbe avaient peurs de lui.
On pense souvent à tort que le vent est une sorte d’animal à la fourrure douce et soyeuse et qu’il vient se frotter gentiment à tout ce qui l’entoure. Le vent est violent. Maldamé avait sa petite idée là-dessus. C’est que, dans son grimoire à elle, le vent, il avait du en voir des vertes et des pas mûres. A force de porter les cris des princes qui recherchaient leur princesse disparue, le vent était devenu jaloux. Voilà tout. Tout le monde se fiche du vent, de toute façon. Tout le monde se fiche de Ma ldamé, de la forêt et des brins d’herbe.
Alors, le vent, il se vengeait. Il emportait, tous les soirs, à la tombée de la nuit, le toit de la cabane de Maldamé. Il faisait plier les arbres, il déchaînait les tempêtes sur les eaux calmes et terrorisaient les brins d’herbe. Pour qu’on lui offre quelque chose, pour qu’on ne s’en fiche pas, pour que, pour une fois, nom d’une gargouille, ce soit à lui qu’on murmure des mots doux.
Mais il n’y avait personne pour faire une telle chose. Personne. Alors Maldamé le regardait emporter son toit, mettre la forêt sans dessus dessous en faisant crisser ses quelques dents.
Puis, un soir, à la tombée de la nuit, alors que la rosée venait consoler les brins d’herbe épars, Maldamé abandonna sa cabane et partit les rejoindre. Là, ils attendirent le vent. Patiemment. Sans un souffle. La sorcière en avait des plaques rouges jusque sous les bras, mais elle s’en fichait. C’était son lot de sorcière, d’être affreuse. Ils attendirent longtemps. Toute la nuit.
Puis, enfin, le vent se présenta. Il voulut rugir sa colère, mais quand il aperçut cette horrible sorcière accroupie sur le sol pourrissant de la forêt, il n’osa pas. Il se sentit triste, un instant. Juste le moment d’un brin d’herbe, le temps d’une plaque rouge étalé sur son cœur.
Et puis, voilà que c’était trop tard. Voilà qu’il se grattait là où la nature avait fait son œuvre.
Alors, calmement, il s’assit à côté de Maldamé. Ils soulagèrent leur démangeaison ensemble, dans le silence de la forêt. Ensemble, sans un bruit.
Jusqu’à ce qu’elle disparaisse.
III. « Maman »
On parle du vent, on parle des tempêtes. De déserts, de sécheresses. On parle de l’horrible cauchemar de Maldamé, de ses mixtures immondes. On parle de sorcières, de maladies foudroyantes. On parle, on parle, on ne fait que ça. On ne sait jamais quand se taire. Les mots qu’il ne faut pas prononcer. Ceux-là même auxquels il ne faut pas songer. Ceux qu’il faut taire à jamais.
Maldamé ne parlait qu’au vent. Elle parlait en soupirant, sans syllabes, sans sons. Des mots incompréhensibles mais qui, une fois jetés dans l’air, prenaient tout leur sens. Elle caressait les brins d’herbe de ses mains, parlait par effleurements. Avec son corps de petite sorcière rabougrie. Maldamé parlait et pensait avec son nez crochu, ses mains griffues, son menton flottant au vent.
Maldamé faisait très attention. On peut parler d’horreurs à tout bout de champ. De vent, de tempêtes, de déserts, de sécheresses, de cauchemars, de sorcières et de maladies foudroyantes, mais il est un mot auquel une sorcière ne doit jamais songer. Un simple mot, deux syllabes. Un petit mot capable de faire apparaître un cœur dans la poitrine du plus horrible spécimen : « Maman ».
Alors Maldamé se taisait, colmatait les fissures avec ce qu’elle trouvait. Pas un son ne devait sortir au travers de ses quelques dents. Pas une pensée hors de sa tête brumeuse. Personne, pas même le vent et les brins d’herbe ne lui arracherait ce mot atroce.
Pourtant, le mot est tombé sans qu’elle n’y prenne garde. Un jour qu’elle frôlait les brins d’herbe et soupirait au vent. Le pire jour de sa vie. « Maman ». Le pire fléau pour une sorcière. « Maman » et toutes les digues se fissuraient, l’eau s’écoulait et le brouillard fumeux s’envolait.
Son cœur de sorcière se mit à battre. Fort et instable. Fragile. Personne ne pouvait plus rien faire pour Maldamé. S’en était finit d’elle. Finit les cauchemars. Finie, la sorcière. Maldamé n’était plus qu’une vieille décrépie. Une vieille qui sanglotait ce simple petit mot.
Puis, Maldamé se souvint des gâteaux de sa mère. Un fumet léger. Plus agréable que le vent, plus confortables que les brins d’herbe. Un trésor. Maldamé se rappela les miettes éparpillées sur le sol. Les miettes, comme un millier de petites étoiles. Les miettes qui vous chatouillent les doigts. Le sucre qui vous caresse la peau.
Et Maldamé se souvint, en silence. Effleurant, soupirant ce mot si tendre : « Maman ». Elle caressa sa poitrine, sentant battre son cœur. Elle ferma les yeux et se mura à nouveau dans le silence. Sans pensées. Sans bruit.
Et dans le silence, son cœur redevint inerte.
Certains mots sont capables des pires atrocités, d’autres, de la plus fabuleuse des douceurs.
Peut-être est-là la magie de toutes les sorcières.