Titre : Comme du sable entre les doigts
Auteur :
shono_himeFandom : Inception
Personnages : Cobb, Arthur, Mal et des OC
Rating : PG
Disclaimer : Tout est à Nolan et consorts.
Prompt : Inception, Dom/Mal, une suite de ça :
http://community.livejournal.com/6variations/87343.htmlSur la première fois que Mal a vraiment conspiré pour faire échouer une mission de Dom. Un degré plus amère et plus cruelle que dans ta fic, donc, quoique pas tout à fait autant que dans le film peut-être, et lui qui se demande, qui lui demande, pourquoi elle fait ça...
Note : Écrit pour
flo_nelja pour
creerpouraider. Suite de la fic susmentionnée, crossover léger avec Brick, mais pas nécessaire pour comprendre la fic. Un gros merci à Flo pour m'avoir inspirée à ce point, ça faisait longtemps que j'avais pas autant écrit !!! Et un autre gros merci à
benebu pour sa beta très précieuse !!
La fic est en deux parties parce que LJ trouve le post trop long !
Le téléphone de la chambre d’hôtel sonne en pleine nuit, alors que Dom est au Caire depuis presque un mois. Après Singapour, puis Berlin et l’affaire Stein dont ils ne sont pas près de reparler, Arthur l’a envoyé se faire oublier quelque part le temps de trouver du travail. Il a choisi l’Égypte un peu par hasard et un peu par masochisme, car c’est là que Mal et lui ont passé leur lune de miel.
Il a erré dans les souks, marché le long du Nil, suivant un fantôme aux talons hauts qui laisse derrière lui une traînée de sable fin. Ses nuits ont suivi le même schéma, et même si ses rêves se font plus rares, Mal ne s’est pas retournée une seule fois vers lui, comme si elle le punissait.
C’est d’un de ces sommeils sans rêves que la sonnerie du téléphone le tire. Il allume machinalement la lampe de chevet en décrochant et regarde l’heure. Deux heures du matin. Au bout du fil, la voix d’Arthur a quelque chose de pressant.
« Je nous ai trouvé du boulot. Je suis en train de te réserver un billet d’avion pour Hong Kong. Départ à onze heures du Caire. J’espère que tes bagages sont prêts.
- Toujours, répond Dom en se passant une main sur le visage pour tenter de se réveiller un peu. C’est quoi, comme boulot ?
- Urgent. Ne rate pas l’avion. Je serai à l’aéroport pour t’accueillir.
- Attends, attends, Arthur, le coupe Dom quand il lui semble que son organisateur va mettre fin à la conversation. C’est tout ?
- Je m’occupe des préparations, on continuera quand tu arriveras. On n'a pas beaucoup de temps. »
Dom prend une profonde inspiration, et le silence au bout du fil ne le rassure pas. Arthur semble attendre quelque chose (qu’il explose ? Qu’il refuse ?) et il n’aime pas cette habitude qu’a pris son partenaire le prendre avec des pincettes.
« Combien de temps ? finit-il par demander.
- Une semaine. Le client est pressé et exigeant.
- En quoi ça consistera ? »
Dans le téléphone, Dom peut entendre le bruit des touches d’un clavier. Arthur est en train de travailler et de lui parler en même temps. Le perfectionnisme de ce dernier n’est plus à prouver, mais il sait à quel point Arthur déteste travailler dans l’urgence.
« Le client a appris qu’on avait remplacé une partie d’une cargaison par de la marchandise défectueuse. Il veut savoir de quel lot il s’agit avant de la mettre sur le marché.
- Qui est la cible, exactement ?
- Un partenaire commercial. On n’aura aucun mal à parvenir jusqu’à lui. »
Dom n’est pas idiot. Il se rend bien compte qu’Arthur lui sert une version édulcorée de la situation. Il connaît son partenaire depuis plusieurs années et cette réticence à lui transmettre les informations ne peut signifier qu’une chose : peu importe ce dont il s’agit, ce n’est certainement pas légal. Arthur et lui ont un sens de la morale très différent. Là où lui voudrait pouvoir respecter la loi, faire ce qui est juste, Arthur est plutôt du genre à penser que la fin justifie les moyens. Depuis qu’il a dû quitter les États-Unis et qu’il est devenu hors-la-loi, Dom est conscient qu’il ne peut plus se permettre de faire la fine bouche. Quelque part, il est reconnaissant à Arthur de prendre ce genre de décisions pour lui. Ça ne rend pas la chose plus simple, bien sûr, et il se demande souvent ce que penserait Mal si elle le voyait ainsi, à dépasser de plus en plus souvent la ligne de la légalité. Le pire, c’est qu’au fond, il ne fait que suivre la voie qu’elle lui a tracée en sautant.
Il cligne des yeux et tâtonne pour trouver la petite toupie métallique qu’il a posée sur la table de nuit avant d’aller se coucher. Il la serre fermement dans sa main jusqu’à ce qu’elle morde sa chair.
« Cobb ? »
La voix d’Arthur résonne, inquiète, dans le combiné. Il s’éclaircit la gorge et repousse le drap. Il ne dormira plus cette nuit.
« Le vol part à onze heures, c’est ça ?
- Oui.
- J’y serai.
- Essaie de dormir encore un peu. On se voit à Hong Kong. »
Dom raccroche presque machinalement et repose le téléphone. Arthur avait l’air à la fois soulagé et soucieux. Il ne sait pas encore ce qui l’attend à Hong Kong, mais quelque chose lui dit de se méfier.
Il se lève du lit et s’approche de son sac, posé sur la table. Il est en Égypte depuis un mois, mais rien n’est encore défait. Une douleur dans la main lui fait baisser les yeux. Il tient toujours la toupie dans son poing fermé et quand il le rouvre, elle s’arrache à sa peau en le faisant grimacer. Il s’assoit à table et commence à la faire tourner. Dès qu’elle s’arrête et tombe avec un petit bruit métallique, il la saisit délicatement et la refait tourner.
Jusqu’à ce que le soleil se lève.
Alors seulement, il quitte sa chambre et va se cacher en pleine lumière, pour plisser les yeux jusqu’à ne plus rien voir.
-------------
Sa première impression de Hong Kong, tandis que l’avion survole la ville bien éclairée malgré l’heure avancée, est qu’il s’agit d’une ville comme Arthur doit les aimer : mélange subtil de modernité et de rigueur traditionnelle. Les gratte-ciel ressemblent aux décors dans lequel l’organisateur aime le faire évoluer dans ses rêves.
L’avion est plein, mais grâce à sa place en première classe, Dom peut sortir rapidement. Une fraîcheur sèche l’accueille, le contraste avec Le Caire le faisant frissonner. Il passe avec une habitude mâtinée de nervosité les contrôles de sécurité, récupère son sac de voyage puis se dirige vers la foule qui attend les passagers.
La silhouette nerveuse d’Arthur lui saute aux yeux. C’est presque un automatisme pour lui que de le chercher dans une foule, qu’elle soit réelle ou composée de projections plus ou moins amicales. C’est une vision généralement rassurante, lui signifiant qu’il n’est pas seul. Pourtant, à cet instant, un malaise étrange s’empare de lui alors qu’il se rapproche de son organisateur. Il n’est pas différent d’il y a un mois. Son apparence est toujours aussi soignée et ses gestes aiguisés comme une lame, assortis au sourire dont il gratifie Dom en l’accueillant.
« Je suis content de te voir. On y va ? »
Dom hoche silencieusement la tête et lui emboîte le pas. Arthur porte un costume gris sombre et un manteau noir qu’il garde ouvert. L’homme qui se met à marcher derrière eux est lui aussi vêtu de noir et ses lunettes de soleil lui donnent l’air d’un garde du corps pour célébrités. Il a juste l’air un peu trop patibulaire, ce qui ne fait rien pour rassurer Dom.
Ils sortent de l’aéroport et montent dans une limousine. Rien que ça. Arthur le fait monter d’abord puis s’installe à côté de lui, avec un regard d’excuse qui lui glace le sang. Après une seconde de panique vaguement paranoïaque qu’il réprime avec effort, Dom relève les yeux et fait face à leur hôte.
« Monsieur Cobb, bienvenue à Hong Kong. »
La voix distinguée et l’accent purement britannique détonnent avec le costume d’inspiration traditionnelle chinoise de l’homme qui est assis face à eux. D’une cinquantaine d’années, les cheveux gris portés longs et le visage sec, comme taillé à la serpe, il ressemble à un oiseau de proie. Le garde du corps qui les suivait est assis à côté de lui, son expression neutre et visiblement travaillée. Dom jette un coup d’œil rapide à Arthur, mais ce dernier ne quitte pas l’homme des yeux.
« Je suis Monsieur Lao. Je suis ravi que vous ayez accepté de travailler pour moi.
- J’aimerais surtout en savoir plus sur ce que vous attendez exactement, avant de vous remercier pour votre proposition. »
Le gorille se penche en avant et Dom peut sentir Arthur se tendre à côté de lui. Lao se fend d’un sourire affable.
« Je suis certain que vous apprécierez mon hospitalité, Monsieur Cobb. Veuillez nous pardonner pour le mystère qui entoure la situation, mais ce n’est pas une chose que j’apprécie de savoir discutée au téléphone. Votre collaborateur n’est en rien à blâmer pour son silence. »
Sans desserrer la mâchoire, Dom hoche la tête pour l’inviter à continuer. Plus les secondes passent, plus il se rend compte à quel point la situation est délicate. La limousine roule en silence dans les rues de Hong Kong, les emmenant il ne sait où, et leur hôte ressemble un peu trop à une tête du grand banditisme pour qu’il se sente à l’aise.
« J’aimerais que vous obteniez quelque chose de très simple pour moi, Monsieur Cobb. Rien d’impossible pour un professionnel tel que vous, j’en suis sûr. J’imagine que vous avez été informé de la situation ?
- Dans les grandes lignes, uniquement. »
Il reste muet sur les tentatives maladroites d’Arthur de déguiser ce dont il ignore encore la nature en simple transaction commerciale.
« À ce stade, je crois qu’il devient inutile de vous mentir. La marchandise qui pose problème actuellement est de nature illégale, mais je vous donne ma parole que nous avons l’intérêt général en tête en vous demandant de nous aider à régler le problème.
- Monsieur Lao, venez-en au fait, s’il vous plaît. »
Lao marque une pause tandis que la voiture s’immobilise, certainement à un feu rouge. Le regard fixé sur lui, Dom se fait violence pour ne pas regarder vers Arthur, avec au fond de lui une colère froide qui augmente.
« Il y a un an, ma famille a passé un marché avec une autre famille pour distribuer à Hong Kong une cargaison d’héroïne de premier choix. Je vous passe les détails et les raisons qui ont mené à cet accord, votre collègue pourra vous éclairer sur le sujet. Disons simplement qu’il représentait un avantage financier et logistique intéressant pour tout le monde. Les premières livraisons ont eu lieu sans souci majeur. Mais il y a deux semaines, un de nos hommes a été retrouvé mort à son domicile. Il avait apparemment commis l’indélicatesse de se servir directement dans le stock.
- Une overdose ?
- Non, Monsieur Cobb. Un empoisonnement. L’autopsie a révélé que l’héroïne qu’il avait consommée avait été mélangée à d’autres substances jusqu’à la rendre mortelle. C’est un incident relativement courant dans le milieu, lorsqu’on traite l’héroïne, mais que cela arrive alors que les stocks étaient prêts à être écoulés... C’est beaucoup plus problématique et inquiétant. »
Dom hoche lentement la tête. Il est très mal placé pour critiquer l’usage de drogues, lui qui se rapproche dangereusement, chaque nuit un peu plus, du moment où seule une dose de Somnacin lui permettra de rêver et de s’évader un peu... de rejoindre Mal pour quelques instants trop brefs afin de ne pas devenir fou.
« Il va sans dire que nous avons fait le nécessaire pour trouver qui était à l’origine de ce mélange, et nous l’avons trouvé, mais nous n’avons en revanche pas réussi à obtenir de lui qu’il nous dise dans quel lot se trouve à présent l’héroïne contaminée. C’est là que vous intervenez.
- Je pensais que vous useriez de tous les moyens de persuasion à votre disposition pour obtenir votre réponse, s’étonne Dom.
- Les choses ne sont pas aussi simples. L’homme en question est un membre de la famille Zhou, ceux-là même avec qui nous faisons affaire. Si nous n’apportons pas de preuve tangible de sa responsabilité, nos rapports déjà rafraîchis avec les Zhou risquent d’être encore plus mis à mal. Pour cela, le mieux reste encore de trouver où se trouve l’héroïne posant problème.
- Et que lui arrivera-t-il une fois l’information obtenue ?
- Vous êtes un homme intelligent, Monsieur Cobb. Je suis certain que vous pouvez comprendre que certains choix naissent de la nécessité plus que du plaisir. J’aurais pu choisir de lancer les ventes sans me soucier des quelques malchanceux qui tomberaient sur de la mauvaise marchandise. »
Le silence tombe dans la voiture. Le trafic semble s’être densifié, car les pauses sont plus nombreuses. Dom rumine en silence les paroles de Lao. Il faudrait être stupide et naïf pour se laisser avoir à son petit numéro du commerçant soucieux pour ses clients. Il sait qu’Arthur ne s’est pas laissé abuser non plus, mais son silence depuis le début de la conversation, ainsi que les sous-entendus qu’il peut lire dans les propos de leur employeur le mettent mal à l’aise.
« Toutes les informations dont vous pourriez avoir besoin seront à votre disposition à l’hôtel. Prenez la nuit et la matinée de demain pour mettre en place un plan, nous en discuterons autour d’un déjeuner demain midi. Qu’en dites-vous ? »
Dom hésite, avant de hocher lentement la tête. Difficile de répondre autre chose alors qu’ils ont déjà le couteau sous la gorge.
La voiture roule encore quelques minutes puis s’arrête pour de bon. Le chauffeur vient leur ouvrir la porte, dévoilant un gratte-ciel imposant. Il lève un sourcil mais sort de la voiture sans un mot. Lao se penche en avant.
« Si je puis me permettre une dernière exigence… Si vous aviez besoin d’un troisième homme, inutile de chercher à recruter. J’emploie quelques hommes qui, bien qu’ils n’aient pas votre talent, seront certainement en mesure de vous seconder. »
Arthur rajuste son manteau une fois dehors, et Dom se contente d’un sourire qu’il espère aussi neutre que possible. Le chauffeur lui tend son sac et les abandonne sur l’esplanade devant le gratte-ciel. Il regarde la voiture s’éloigner dans la nuit, cale son sac sur l’épaule et avance sans regarder derrière lui. Arthur le suit, un pas derrière, comme toujours, mais cette certitude ne le réjouit pas.
------------
L’Hôtel Ritz-Carlton de Hong Kong est situé à presque 500 mètres de hauteur, dans un des plus hauts gratte-ciel de la ville. Le trajet en ascenseur jusqu’au 102e étage paraît long à Dom, et sa main se crispe sur la lanière de son sac. À côté de lui, Arthur regarde, impassible, les étages qui défilent. Lorsque les portes s’ouvrent, l’organisateur sort le premier et va chercher deux clés à la réception tandis que Dom regarde par la fenêtre la ville qui s’étale, dans son mélange de métal et de brume.
Ses yeux se perdent dans le ciel et les autres bâtiments démesurés pour ne pas regarder vers le bas.
« Cent quinzième étage. Ça ira ? »
Il hoche négligemment la tête, irrité de la sollicitude d’Arthur. Le deuxième trajet paraît presque aussi long que le premier, et quand Arthur lui donne sa clé, il n’a plus qu’une envie : s’enfermer dans sa chambre pour ne plus en bouger. Et surtout, sans regarder par la fenêtre. Il est bientôt quatre heures du matin, mais il sait pourtant que le sommeil ne viendra pas et il n’est pas sûr de vouloir essayer.
« Je crois qu’il faut qu’on parle, » murmure Arthur.
À peine la porte de la chambre est-elle refermée derrière eux que Dom jette son sac dans un coin puis se tourne vers son partenaire, l’air furieux.
« Mais à quoi tu pensais ? Bon sang, Arthur ! Pour qui on travaille, là, exactement ? La mafia chinoise ? »
Arthur hoche la tête de mauvaise grâce et Dom ne retient pas un grognement empli de colère.
« Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ? Tu sais que je ne veux pas travailler pour des types pareils !
- Parce que je savais que tu refuserais et que tu ne peux pas te permettre de faire la fine bouche. Écoute, je sais que les Triades ne sont pas exactement l’employeur qui laisse la meilleure impression sur un CV, mais ils ont le bras long dans la région. Personne ne viendra t’y chercher, ça nous laisse le temps de souffler un peu. »
Dom n’avait jamais vraiment compris, jusqu’à présent, pourquoi Arthur pouvait à ce point irriter ses interlocuteurs. Parmi leurs associés ponctuels, une bonne moitié cherche régulièrement à débaucher son organisateur réputé pour son efficacité, l’autre moitié passe son temps à lui chercher la petite bête. Mais à l’entendre lui répondre, avec ce calme si parfait qu’il en devient insultant et ce ton raisonnable qui semble lui dire que c’est lui qui en fait trop, pas étonnant que son capital sympathie soit parfois aussi réduit. À peine cette pensée lui vient-elle qu’il se sent coupable. Arthur a des défauts mais ses compétences et sa loyauté les compensent largement.
Il soupire et se laisse tomber sur le canapé.
« Je voudrais juste être sûr qu’on ne se mêle pas de quelque chose qui nous dépasse et qu’on ne va pas être à l’origine d’un bain de sang. »
Arthur s’avance lentement vers lui et s’assoit à son tour, penché en avant et les coudes appuyés sur les genoux.
« Lao nous a engagés pour diverses raisons, explique-t-il à voix basse. D’abord, nous sommes neutres. Les autres membres des Triades ne pourront rien y redire. Ensuite, il obtient ses réponses sans se salir les mains. Et puis... »
Le front d’Arthur se plisse légèrement et ses yeux se perdent dans le vague.
« Arthur ?
- Peu importe si Lao fait juste semblant de jouer les bons samaritains, le coupe-t-il sans se soucier de son intervention. Il a raison. S’il met cette drogue en vente, il y aura des morts. Une histoire comme ça, ça peut mettre une ville à feu et à sang. Et dans une ville de la taille de Hong Kong, ça peut vite devenir ingérable. »
Dom repense aux paroles de Lao, qui semblait sous-entendre qu’Arthur sait de quoi il parle. Cela aiguise sa curiosité. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de convaincre son partenaire de s’ouvrir à lui, mais il ignore encore presque tout de lui. Il sait qu’il vient de Californie et qu’il a rejoint l’Armée sitôt sa sortie du lycée, intégrant rapidement le Dreamscape, la cellule militaire d’exploration et d’exploitation onirique. Le reste, il l’a déduit de ce qu’il a pu étudier de ses projections, mais il ignore même jusqu’à son nom de famille. Même à Mal, il n’avait pas dit grand chose de plus. Et pourtant elle avait un don pour lire les gens. Ses doigts frémissent et il résiste à l’envie de sortir sa toupie. Arthur se tourne vers lui. Il faut vite qu’il pense à autre chose.
« Bon, autant commencer à réfléchir, les délais sont serrés. Qu’est-ce que tu sais de Zhou ? »
En un clin d’œil, le masque professionnel retombe sur le visage d’Arthur, et il se lève pour tirer d’une mallette posée dans un coin un dossier bien fourni.
« Zhou Yin Lau, 29 ans, un neveu du chef de famille, Zhou Seng. Célibataire, commence-t-il à présenter.
- Une idée de ses motivations ?
- Il faisait partie de ceux qui étaient contre l’alliance entre les Lao et les Zhou. Pas tant pour des raisons professionnelles, mais plutôt parce qu’il a une dent contre les Lao. Apparemment un lieutenant de Lao a épousé la fiancée de Zhou. »
Dom parcourt rapidement le dossier. Les bases de la violence sont toujours les mêmes : revanche et trahison.
« Est-ce qu’il a suivi un entraînement contre l’extraction ?
- Non. Les Zhou ne valident pas ce genre de méthodes, ou bien ils sont trop sûrs d’eux pour estimer avoir besoin de s’en protéger. C’est un homme dangereux et aux tendances violentes, mais on ne devrait pas attendre plus qu’une résistance classique de la part de son subconscient. »
Tournant quelques pages, il cherche quelque chose sur quoi baser le monde qu’il va devoir créer. Les déplacements passés de Zhou indiquent qu’il parcourt régulièrement les foires nautiques les plus prestigieuses. Dom sourit et tire une photo de yacht imposant qu’il tend à Arthur.
« J’espère que tu n’as pas le mal de mer. »
--------
Ils arrivent dans le restaurant panoramique au dernier étage de l’hôtel vers treize heures. Ils ont passé la nuit à mettre au point les plans du yacht où aura lieu l’extraction, afin d’avoir quelque chose de concret à présenter à leur employeur.
Le principal débat a concerné l’endroit où se trouverait le yacht. Le placer en pleine mer aurait été une solution pour s’assurer que la cible ne puisse pas s’échapper, mais le huis-clos serait trop dangereux. Le navire sera donc ancré dans le port d’une île tropicale. Quelques schémas ont été mis au point pour servir de base à l’élaboration à proprement parler de l’univers du rêve.
Quand ils arrivent pour voir leur employeur, Dom n’a pas dormi, mais, le décalage horaire aidant, il est encore frais et relativement satisfait de leurs progrès. Travailler avec Arthur est facile, presque naturel. Ce qui fait de lui un bon organisateur, c’est cet instinct qu’il possède et qui le rend si efficace, cette faculté à anticiper ce dont Dom pourrait avoir besoin. Arthur est l’appui qui le soutient là où Mal est... était le fil qui le tirait vers l’avant.
Lao est déjà attablé quand ils le rejoignent. À ses côtés est assis un jeune homme d’une vingtaine d’années au visage désespérément neutre, à tel point qu’il rappelle à Dom une de ces poupées qui font si peur à Philippa. Il les regarde arriver avec un intérêt mitigé et se contente d’incliner poliment la tête pour les accueillir tandis que Lao leur fait signe de s’installer.
Dom regarde autour de lui en s’asseyant. Le restaurant est vide à part trois serveurs qui sont visiblement là pour eux. La vue par les larges fenêtres est splendide, bien que la pluie qui s’abat sur la ville obscurcisse l’atmosphère.
« Comment avance notre affaire ? » leur demande Lao en désignant au serveur un vin sur la carte.
Après avoir échangé un coup d’œil avec Arthur, Dom entreprend de lui exposer leur plan : se faire passer pour des investisseurs qui souhaiteraient vendre leurs yachts à Hong Kong.
« L’idée me paraît excellente, reconnaît leur employeur. Les Zhou sont toujours à la recherche de marchés avec l’étranger. Les déplacements de Yin Lau sont une opportunité parfaite. »
Il les regarde longuement l’un après l’autre alors que les entrées arrivent. La cuisine est occidentale et raffinée, le vin, hors de prix, mais le luxe ne fait que souligner qui est leur hôte, sans arriver à mettre Dom à l’aise. Ce n’est pas l’opulence qui le gêne, mais plutôt d’où elle vient. S’il n’a aucun scrupule à travailler pour des entreprises aux méthodes plus ou moins douteuses, les pratiques des Triades lui déplaisent beaucoup plus. Il se rend compte qu’il a changé, depuis son départ des États-Unis. Le désespoir et la traque par les autorités ont élimé ses principes. Mal lui disait toujours que les Américains avaient trop de principes pour leur propre bien. Mais ce changement qui s’est effectué en lui ne lui plaît pas, et il doute qu’il aurait plu à sa femme.
« Pensez-vous pouvoir réussir cette extraction seuls ? » demande soudain Lao, le tirant de ses pensées.
Ils en ont discuté avant de venir, et même si la chose ne leur plaît pas, ils sont conscients qu’une équipe de deux hommes ne suffira sans doute pas. Arthur hésite avant de répondre.
« Un troisième homme pourrait être envisageable, ne serait-ce que pour nous laisser un peu plus de liberté. »
Il y a comme une question muette à la fin de sa phrase, et Lao y répond en désignant de la tête le jeune homme qui mange en silence.
« Tan vous assistera. Il parle anglais et chinois couramment, ce qui vous aidera certainement lors de vos conversations avec Zhou.
- Monsieur Lao, intervient soudain Dom, peu désireux d’abandonner le peu de contrôle qu’ils ont sur la situation. Il va sans dire qu’il va nous falloir plus que votre garantie. Si vous le permettez, Arthur et moi-même allons faire passer quelques tests à votre employé avant de décider si oui ou non nous pourrons travailler avec lui.
- Bien entendu. Je n’ai pas la prétention de vous apprendre à faire votre travail, Monsieur Cobb, mais j’espère que vous comprendrez les raisons de ma prudence et qu’elles compteront dans votre décision finale. »
Dom recule légèrement pour s’appuyer contre le dossier de sa chaise.
« Quelle serait votre réponse si je vous imposais un troisième équipier de mon choix ? demande-t-il après une seconde.
- Je refuserais, tout simplement. Je suis sûr que vous savez pourquoi.
- Vous avez une bien étrange confiance en nous, remarque Dom à mi-voix. Vous acceptez ma présence et celle d’Arthur, mais pas celle de quelqu’un que nous aurions choisi. »
Lao pointe sa fourchette vers lui.
« Vous et votre partenaire avez une réputation qui vous fait honneur, Monsieur Cobb. Ce n’est pas le cas de tous les extracteurs qui offrent actuellement leurs services. »
Dom a un petit rire sans joie et Arthur repose ses couverts en silence.
« Le travail que nous faisons n’a rien de légal ou de moral. Sur quels critères pouvez-vous bien vous baser pour juger si nous sommes plus dignes de confiance que d’autres ? »
Il observe un amusement perplexe naître sur le visage du chinois. Mal à l’aise, il jette un oeil à Arthur mais ce dernier le dévisage également. Finalement, Lao lui répond, comme s’il s’agissait d’une évidence.
« Comprenez bien, Monsieur Cobb : ce n’est pas ce que vous faites qui vous différencie des autres extracteurs, mais bien votre talent. Je ne peux pas me permettre un échec.
- Nous non plus, c’est ça ?
- Disons juste qu’une réussite serait beaucoup plus avantageuse pour tout le monde. Je laisserai Tan avec vous sitôt le repas terminé. Il a l’ordre d’obéir aux vôtres. »
Le chinois porte un morceau de pain frais à sa bouche, comme si la conversation était déjà terminée. Dom regarde son assiette, mais son appétit est passé. À côté de lui, Arthur a également délaissé son plat. Dans sa poche, la pointe de la toupie pique légèrement sa cuisse à travers le tissu. Il doit se faire violence pour ne pas y poser la main.
Une demi-heure plus tard et quelques étages plus bas, ils se préparent à la première séance d’entraînement. Dom n’est pas franchement heureux de devoir partager ses rêves avec un inconnu total, mais nécessité fait loi. Dans le pire des cas, si Arthur et lui ne sont vraiment pas convaincus, ils feront le travail à deux. Cela ne serait pas la première fois.
Arthur est en train d’installer le PASIV et de préparer les perfusions. Tan est installé dans un fauteuil et le regarde faire. Dom hésite à lui parler, mais décide finalement de laisser son subconscient faire le travail à sa place. Une fois que tout est prêt, il se tourne vers le chinois.
« Montrez-nous ce que vous savez faire. Ce que vous feriez si je vous demandais de construire le rêve pour Zhou. Arthur sera votre cible et je me contenterai de jouer les observateurs. »
Le jeune homme hoche la tête et Dom se surprend à trouver que comparé à lui, Arthur est extrêmement expressif. Il jette un regard amusé à son partenaire, et ce dernier lève un sourcil en une question muette qui n’attend pas vraiment de réponse.
« On est partis. »
--------------
L’endroit est chaleureusement éclairé. Le soleil de fin d’après-midi caresse son visage quand il ouvre les yeux. Dom découvre un ponton de bois clair sur lequel se promènent quelques couples tranquilles. La mer est claire et calme, et d’un simple coup d’œil, il détermine à quelle profondeur se trouve le fond sablonneux. L’air a le goût piquant de l’iode et il se surprend à prendre une grande inspiration. Un sourire appréciateur naît sur ses lèvres quand il découvre, un peu plus loin au large, un majestueux yacht de luxe. À défaut de prendre le risque de concevoir le yacht sans s’y être préparé, Tan a visiblement décidé de l’inclure dans le décor.
Arthur s’accoude à la balustrade du ponton et regarde vers la plage. Il a les yeux plissés à cause du soleil, mais Dom parvient à suivre son regard. Plus loin, des enfants jouent dans le sable. Son cœur manque un battement. Puis le petit garçon tourne la tête vers eux, et il réussit de nouveau à respirer. Les parents s’approchent et un rire enfantin retentit. Dom détourne les yeux et détaille leur architecte du moment. Il regarde autour de lui comme s’il découvrait les lieux lui aussi, puis Dom comprend qu’il examine plutôt les passants d’un air un peu trop méfiant. Il faudra travailler cela. Malgré tout, il retient un sourire face à cette appréhension visible.
Sa décision de faire d’Arthur la “cible” de ce rêve est motivée par deux raisons. La plus basique et la plus urgente est qu’il a encore des sueurs froides en repensant à la colère de Mal et au bout de verre recouvert du sang d’Arthur. Il préfère attendre de s’être habitué à la présence du chinois avant d’affronter de nouveau son propre subconscient. L’autre raison est plus professionnelle, et il se retient de jeter un regard autour de lui.
Le subconscient d’Arthur, Dom l’a appris très tôt, est dangereux. Cela pourrait être un pléonasme, mais c’est particulièrement vrai dans le cas de son organisateur. Pénétrer dans le subconscient d’Arthur, c’est comme gratter une allumette dans un local de poudre à canon. Tout paraît calme mais tout finit toujours par exploser, de façon si soudaine qu’on n’a jamais le temps de s’y préparer. Dom n’a qu’à fermer les yeux pour se souvenir de la première fois qu’il a partagé un rêve avec Arthur... mais il s’efforce de repousser ces souvenirs. Mal était là et son visage à la fois pâle et intrigué au réveil apparaît un instant devant ses yeux, puis s’efface comme du sable soufflé par le vent. Dans le ciel, un cerf-volant bleu comme celui de Philippa accroche son regard.
Dom veut savoir ce que donne Tan en situation d’urgence, et le mettre face aux projections d’Arthur est la méthode la plus efficace et la plus directe pour juger de ses capacités. Pour le moment, aucun problème en vue. Les passants leur sont complètement indifférents, bien qu’ils forment un trio assez disparate.
Derrière eux, le ponton rejoint une petite ville d’apparence touristique, aux inspirations asiatiques, avec ses maisons sur pilotis et ses pagodes se détachant des autres toits. Dom se laisse envahir par le contentement que fait naître chez lui le monde onirique en général. Cette beauté irréelle née de la seule imagination ne cesse de le surprendre et il apprécie ce bonheur tout simple, bien qu’éphémère. Au fond de son crâne, une envie de modeler le paysage, d’accentuer certains aspects et de corriger les erreurs que son œil d’architecte détecte se fait pressante, mais il y résiste. Ils ont encore le temps.
« Visitons un peu l’intérieur. Je veux voir ce que donnent les bâtiments de plus près. »
Ils s’acheminent tranquillement vers la ville, Tan à leur droite, visiblement concentré sur ce qui les attend. Arthur marche à son niveau, les mains dans les poches d’un pantalon en toile qui paraît coupé sur mesure. Un jour, Dom saura comment il se débrouille.
« J’aime vraiment l’idée du bateau mouillant à proximité d’un port, lance-t-il à son organisateur, avec un regard en arrière. Ça confirme bien ce que nous avons prévu.
- Ça offre une porte de sortie à Zhou, mais c’est également plus sûr que de nous isoler en pleine mer. Je suis d’accord.
- Je maintiens qu’il faudra travailler sur quelque chose de plus tropical. »
Pendant quelques minutes, ils se lancent des idées. Un yacht de luxe offre exactement ce qu’il faut pour une extraction : un lieu relativement confiné, suffisamment de couloirs pour y élaborer un labyrinthe et échapper aux projections et comme tout bon yacht qui se respecte, un coffre-fort où Zhou pourra, ils y comptent bien, déposer ses secrets, surtout celui qu’ils cherchent.
Tout en marchant, Dom regarde autour de lui, détaillant les murs salis par la fumée des échoppes, les lanternes abîmées par le vent. Tan a un certain talent. Il n’est pas sûr qu’Arthur arriverait à faire aussi bien sans qu’on lui présente des plans ou des idées. Son organisateur a après tout, et ce n’est pas un secret, toujours eu besoin d’un coup de pouce dans le domaine de la création pure. Fort heureusement, ce n’est pas pour cela que Dom travaille avec lui, ils le savent tous les deux.
Les rues sont fréquentées, mais calmes. Les projections d’Arthur marcheraient au pas militaire, si elles le pouvaient, Dom en est sûr. Ils arrivent sur une petite place au milieu de laquelle se dressent quatre statues d’animaux en métal : un tigre, une tortue, un dragon et un oiseau. Elles sont finement travaillées, plus ouvragées et plus détaillées que le reste du décor. Intéressé, Dom regarde autour de lui pour trouver des indices sur l’importance que peuvent avoir ces statues pour leur guide, quand son regard accroche quelqu’un et son estomac se noue.
Il est bien connu que les visages que prennent les projections ne sont pas des créations de l’esprit de la cible. Comme dans un rêve classique, chaque visage a déjà été vu une fois par le rêveur, même juste une seconde dans la rue. C’est pourquoi il n’est pas forcément étonnant de retrouver des visages récurrents parmi les projections. Dom en sait quelque chose. Mais parmi toutes les projections d’Arthur, certaines ont fini par devenir presque familières à l’extracteur. Il leur a même donné des noms. C’est par elles, généralement, qu’il en apprend plus sur l’état d’esprit de son organisateur.
Aujourd’hui, c’est l’Intello qui le regarde fixement à travers la place. C’est un adolescent aux cheveux blond sale, habillé de façon un peu ringarde, du genre à raser les murs dans les couloirs du lycée. Il est assis sur la margelle qui entoure les statues, et il joue sans même le regarder avec un Rubik’s cube, s’arrêtant à intervalles réguliers pour remonter ses lourdes lunettes sur son nez. Mais pas une seule seconde il ne cesse de le regarder. Pourtant, et c’est bien là ce qui inquiète Dom, ce n’est pas lui le rêveur et depuis leur arrivée, il n’a rien manipulé dans le rêve. Si les projections avaient détecté le travail subtil de Tan sur la réalité qui les entoure, elles auraient regardé le chinois. Or, il n’y a bien que l’Intello qui les regarde, et c’est sur lui que son attention est fixée.
À côté de lui, Arthur est en train de poser une question à Tan, mais Dom ne l’entend pas. Il n’arrive pas à détacher son regard de celui de l’adolescent. C’est comme si le garçon le surveillait, alors même qu’Arthur ne regarde pas dans sa direction. Au fond de lui, il est vaguement soulagé qu’il ne s’agisse que de l’Intello. Certains autres visages récurrents du subconscient d’Arthur sont bien plus vicieux que lui.
Il secoue la tête, mais l’Intello ne bronche pas. Dom sait qu’il faut qu’il détourne le regard, sous peine d’attirer réellement l’attention sur eux. Derrière lui, les deux autres discutent toujours, et l’adolescent plisse les yeux, la méfiance inscrite sur son visage. Quelque chose se dénoue en Dom, assez douloureusement, un peu comme une corde qui casse.
Est-ce qu’Arthur doute de lui à ce point ? Est-ce pour cela que cette projection, que Dom a toujours vue observer sans agir, ne le quitte pas des yeux ? Il sait pertinemment qu’Arthur a des raisons de se méfier, surtout avec Mal qui hante toujours ses rêves, mais cette constatation lui fait mal. Et puis, s’il se méfie, pourquoi reste-t-il ? Il doit y avoir quelque chose, et cette attention semble lui hurler quelque chose. C’est comme un murmure qui glisse directement dans son oreille, un souffle au parfum doux. Le souffle du doute.
« Et si on passait à la pratique ? » lance-t-il soudain.
Sa propre voix lui semble lointaine. Arthur se tourne vers lui, les sourcils froncés.
« On a encore le temps. J’étais en train de...
- Tan, secouez nous un peu tout ça. Je veux voir comment vous gérez les projections agressives. »
L’Intello se lève, mais les autres projections continuent d’évoluer comme si de rien n’était. Arthur a l’air furieux et Tan regarde successivement les deux partenaires comme s’il essayait de trouver un sens à la tension soudaine entre eux. Dom n’a pas pour habitude d’être aussi impulsif, mais il n’en peut soudain plus. Il veut sortir de là. Échapper au regard accusateur d’une projection anonyme. Échapper à la défiance qu’il lit dans les actes d’Arthur depuis son arrivée à Hong Kong. Échapper à la voix moqueuse qui lui souffle qu’Arthur a raison de se méfier, et également à celle, plus douce, qui lui demande pourquoi Arthur est là, à risquer sa vie et sa liberté pour lui. Il veut retrouver cette réalité qu’il déteste au lieu de rester dans un rêve où Mal n’est pas là non plus.
Arthur le dévisage, puis hoche lentement la tête, la mâchoire contractée. Réaliser que Tan attendait son autorisation irrite un peu plus Dom, et il se tourne vers le chinois pour le décider à agir.
« L’heure tourne. »
Tan fronce les sourcils, et un instant, rien ne se passe. Puis, avec un grincement assourdissant et sinistre, la statue du tigre descend de son socle. L’Intello fait un pas de côté mais son attention ne faillit pas. Dom apprécie brièvement l’idée de donner vie à une statue, mais il n’a guère le temps de plus. À peine la première patte du tigre est-elle au sol que le chinois doit se baisser pour éviter un pot de fleurs, lancé depuis une fenêtre. En une seconde, il y a tant de projections sur eux que Dom ne pense à rien d’autre qu’à survivre. Du coin de l’œil, il voit Arthur repousser méthodiquement ses projections. Un coup de poing sur la tempe fait voir des étoiles à l’extracteur, et le jette au sol. Quand il relève les yeux, aidé par un poing qui le prend par le col, il ne retient pas une grimace.
Si l’Intello symbolise la méfiance d’Arthur, alors la Brute coiffée de son sempiternel bonnet blanc qui se tient devant lui est sa colère. Son visage pourtant presque enfantin semble taillé pour la violence, et il lève un bras musclé pour le lui lancer dans le ventre. Le souffle coupé par le coup violent, Dom a un grognement étouffé. Quelqu’un tombe sur son agresseur et Dom se retrouve à genoux. Arthur assène plusieurs coups secs et précis à la Brute, mais plusieurs projections le traînent plus loin. Tan s’écroule au sol, à côté de Dom, mais réplique d’un coup de pied. Le genou de la projection la plus proche se brise avec un craquement sec, mais c’est là presque le seul bruit qu’ils entendent. La lutte est étrangement silencieuse, rythmée uniquement par le bruit sec des coups et des corps qui s’effondrent. Ils sont de plus en plus nombreux autour d’eux, et Dom a un instant de panique. Il frappe une femme armée d’une bouteille et Tan le débarrasse d’une manchette d’un enfant au regard meurtrier.
Puis Arthur est devant lui, une arme au poing. Il tend le bras et Dom se prépare à fermer les yeux. Mais au lieu de la détonation tant attendue, c’est une douleur au ventre qui le fait se plier en deux. Il regarde, bêtement incrédule, la jeune femme à la robe bleue lâcher le tesson de bouteille et reculer. Un coup de feu claque et Tan s’effondre.
Tout se met à trembler. Le tigre s’effondre sur le côté et Dom ferme les yeux.
-------------
Le retour à la réalité est désagréable. La pluie frappe toujours les vitres et le ciel s’est encore assombri. La chambre d’hôtel est plongée dans la pénombre de l’après-midi, mais Dom n’a pas besoin de lumière pour lire dans la silhouette d’Arthur une très profonde contrariété. Tan les observe l’un après l’autre en se redressant. Ses mouvements sont lents, trahissant une certaine difficulté à reprendre pied dans le présent. À se remettre peut-être aussi de la violence sur laquelle s’est conclu leur rêve. Le silence s’étend dans la pièce, et Dom comprend que ce sera à lui de le briser.
« Vous pouvez nous laisser, un moment ? » demande-t-il à voix basse à Tan.
Le chinois ne se fait pas prier. Avec un hochement de tête, il se lève raidement et quitte la pièce. Arthur vient de finir de ranger la mallette quand la porte se referme. Comme s’il répondait à un signal, il se retourne vers Dom, les traits contractés par la colère.
« Qu’est-ce que c’était, ça ? siffle-t-il.
- Je te retourne la question, Arthur, réplique Dom, piqué au vif. C’était quoi, cette projection qui me surveillait ?
- Quoi ?
- Il y avait un ado, sur la place, et il ne m’a pas lâché des yeux tout le temps qu’on est restés là. Moi. Pas Tan, mais moi. Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Arthur regarde autour de lui, mais ce n’est pas dans la pièce sobrement meublée qu’il trouvera une réponse. Il se masse la nuque d’une main et soupire.
« Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Je ne contrôle pas plus mon subconscient que toi, Cobb. Quand tu auras décidé de laisser tomber deux minutes la paranoïa, tu...
- Paranoïa ? Tu me fournis les infos au compte-gouttes depuis deux jours, à quoi tu t’attendais ? explose-t-il en se rapprochant d’Arthur. Si tu as un problème avec moi, ou si tu ne me fais pas confiance... »
Le téléphone d’Arthur sonne bruyamment, coupant net Dom dans son élan. L’organisateur le tire de sa poche et le regarde presque méchamment, de façon presque comique, et Dom est renvoyé dans le passé, à l’époque où Eames avait travaillé avec Mal et eux sur une affaire. Le britannique avait passé son temps à voler son téléphone à Arthur pour lui installer les sonneries les plus ridicules. Plusieurs mois après, Mal continuait à taquiner le jeune homme sur le sujet. Le souvenir ne parvient pas à lui arracher un sourire, et l’air mélancolique qui s’affiche sur le visage d’Arthur semble faire écho au sien.
« Je dois prendre cet appel, finit-il par lâcher en se dirigeant vers la porte.
- Tu trouves que la conversation est terminée ? s’irrite Dom, même s’il est, au fond, soulagé de cette coupure.
- Il faudra qu’elle le soit. Mais Cobb... Ne refais jamais ça. Mon subconscient n’est pas une arme que tu peux utiliser pour passer tes nerfs ou pour échapper à quelque chose. »
Il claque la porte derrière lui et Dom se retrouve seul. Il fait quelques pas dans la pièce jusqu’à se retrouver devant la fenêtre. Il regarde la ville sans la voir, et son reflet se trouble. Avec une inspiration tremblante, il se plaque une main sur les yeux, fuyant l’image de Mal qu’il croit voir une seconde. Il pose son front sur la vitre fraîche et laisse le bruit du vent dehors exprimer combien il se sent perdu. Son autre main, dans sa poche, s’est refermée sur la toupie, à en percer la peau.
Quelques minutes plus tard, le silence de la pièce s’est fait oppressant. Dom se laisse tomber sur le canapé et fait tourner la toupie. Le bruit régulier le rassure plus que le fait de la voir basculer et s’arrêter. À côté, posée sur une table, la mallette du PASIV lui paraît de plus en plus attirante. Il ne sait pas pour combien de temps Arthur en a avec son coup de téléphone, ni même pourquoi il n’est pas resté dans la pièce pour répondre. Cette soudaine timidité ne fait rien pour le rassurer, ni pour le dissuader. Il veut rêver, avec plus de clarté que les songes vagues et illogiques que son esprit arrive encore à créer de lui-même. Il veut la clarté familière que le Somnacin apporte aux rêves. Il veut que Mal s’arrête, se retourne et le regarde enfin. Il veut aimer le reflet du soleil dans ses yeux et sentir sa chaleur sous ses doigts.
Il tend la main vers la mallette. Le couvercle s’ouvre facilement et il observe le dispositif, ses doigts errant sur les touches du chronomètre. Il repense à cette après-midi d’été, où Mal et lui se sont endormis sur le sol de leur salon, réchauffés par les rayons du soleil.
Le couvercle retombe bruyamment quand il le lâche.
En quelques pas précipités, il est à la porte. Il l’ouvre et voit, plus loin dans le couloir, Arthur parler à Tan. Leurs voix basses sont un murmure indistinct, mais le chinois a l’air plus détendu. Quant à Arthur, il a toujours son téléphone à la main mais ses traits sont visiblement plus calmes.
C’est l’organisateur qui l’aperçoit le premier, et il range son téléphone.
« On reprend ? » demande Arthur, professionnel jusqu’au bout des ongles, l’incident visiblement derrière lui.
C’est une capacité que Dom ne peut qu’admirer et apprécier. Au fond de lui, pourtant, il sait qu’Arthur n’oublie pas réellement, qu’il ne fait que refouler, ravaler la contrariété et qu’un jour ou l’autre, il finira par craquer. Il prie pour être ce jour-là en mesure d’être là pour lui. Mais pour le moment, égoïstement et un peu lâchement, il se contente d’apprécier que son partenaire soit si conciliant.
Se sentant vaguement coupable, il leur tient la porte de la chambre ouverte et ils se glissent à l’intérieur.
« On a le temps de faire un nouvel essai. Je voudrais terminer de mettre l’île en place avant de passer au yacht en lui-même. »
Ce n’est qu’une fois sur le point de lancer le PASIV que la question se pose. Dom hésite.
« Je serai l’architecte. Tan, vous voulez bien être la cible ? Autant faire connaissance dès maintenant avec votre subconscient. »
Dom s’est efforcé de parler d’un ton léger et il voit Arthur se détendre presque imperceptiblement. Il se félicite intérieurement même si la tension ne l’a pas entièrement quitté. L’organisateur se concentre sur la machine, et Dom s’installe plus confortablement dans son fauteuil. Au moment où Arthur va déclencher le dispositif, leurs regards se croisent. Avec un vague malaise, il s’endort en se demandant si le sourire d’Arthur était censé avoir l’air aussi triste.
Deuxième partie.