[par N.
N., pp. 53-67]
C’est avec bien du plaisir, Monsieur, que je me rends à votre obligeante invitation, et prends la plume pour dire quelques mots sur notre littérature, que vous voulez bien supposer digne de l’attention de vos lecteurs.
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…c'est un Bogatir, un Chevalier errant, qui scelle de son sang le serment d'amitie…
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Nous avons aussi de bien vieux romans de chevalerie (dont les héros sont, pour la plûpart, des Généraux de prince Wladimir, notre Charlemagne) et des contes de fées, dont plusieurs méritent le nom des poëmes. Mais ce qui vous surprendra peut-être davantage, Monsieur, c'est qu'on a déterré, il y a deux ans, dans nos archives, le fragment d'un poëme, intitulé le Chant des guerriers d'Igor, qui peut être mis à côté des plus beaux morceaux d'Ossian, et qui a été fait dans le douzième [p. 56] siècle par un auteur inconnu.
Un style énergique, des sentiments d’un héroïsme sublime, des images frappantes, puisées dans les horreurs de la nature, font le mérite de ce fragment, où le poëte, traçant le tableau d’un combat sanglant, s’écrie: « ah! je sens que mon pinceau est foible et languissant; je n’ai pas le talent du grand Bayan, ce rossignol des tems passés. « Il y a avoit donc en Russie, avant lui, des grands poëtes, dont les ouvrages sont engloutis par les siècles! Nos annales ne nomment point ce Bayan; nous ne savons, ni quand il a vécu, ni ce qu’il a chanté. Mais ce hommage, rendu a son génie par un tel poëte, fait vivement regretter la perte de ses ouvrages.
Quand Pierre le Grand déchira le rideau qui cachoit à nos yeux les nations civilisées de l’Europe et les progrès de leur arts, le Russe, humilié par le sentiment de son infériorité, mais se sentant capable d’instruction, voulut imiter les étrangers en tout, dans la façon de vivre comme dans le costume, dans les moeurs comme dans les arts; il modéla sa langue sur celle des Allemands, des Français; et notre poësie, notre littérature devinrent l’écho et la copie des leurs.
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Depuis ce tems, nous nous sommes essayés, avec assez de succès, dans presque tous les genres de littérature. Nous avons des poëmes épiques qui présentent les beautés d’Homère, de Virgile, du Tasse; nous avons des tragédies qui font pleurer, des comédies qui font rire, des romans qu’on lit quelquefois sans bailler, des contes faits avec esprit, etc. etc. La sensibilité, l’imagination, les talens enfin ne nous manquent point; mais le temple du goût, mais le sanctuaire de l’art s’ouvrent rarement devant nos auteurs. C’est que nous écrivons par boutades; c’est que le peu d’encouragement ne nous invite point à une étude assidue; c’est que, par la même raison, les critiques judicieuses sont rares en Russie; c’est que dans un pays, où le rang fait tout, la renommée a peu de charmes.