[Original] Un homme anonyme

Oct 22, 2012 18:23

Disclaimer : Tout est à moi
Titre : Un homme anonyme
Personnages : Un homme dans la rue.
Rating : R
Nombre de mots : 3386
Genre : drame, biographie
Bêta : aucune
Note : Pour la journée mondiale du refus de la misère (même si c'est passé de quelques jours), un texte écrit il y a plusieurs mois

Un homme anonyme

Les premières lueurs de l'aube venaient éclairer son visage. Ses cheveux grisonnants, mi-longs, encadraient un visage tanné par le soleil où l'on pouvait voir de petites ridules au coin des yeux et de la commissure des lèvres. Il portait une veste en tweed usée, mais de bonne facture, avec des coudières. Son pantalon marron était un peu trop lâche sur lui et donnait l'impression qu'il portait un vêtement de deux tailles au-dessus de la sienne. Encore endormi, il sentait la chaleur des premiers rayons de soleil le réchauffer en une douce caresse. Peu à peu ses sens reprenaient contact avec la réalité : le clapotis de l'eau de la Garonne, doux son qu'il aimait entendre au réveil car il lui rappelait ces journées insouciantes de son ancienne vie au bord de l'océan, l'odeur des genêts en fleurs sous le pont près duquel il s'était endormi.

Il poussa un petit grognement de satisfaction, la nuit avait été clémente. Il ne s'était pas réveillé transi de froid comme le mois précédent. Dans ce petit lieu reculé des berges toulousaines, nul n'était venu troubler son repos. Il se leva, étira son corps accusant le début de cinquantaine, remit et relaça ses chaussures, saisit son baluchon et se dirigea vers le quartier de Rangueil.
A l'horloge de l'église avoisinante, il entendit sonner le carillon de six heures. Il commença sa longue marche d'un pas décidé, un peu ralenti par les aspérités des berges de la rivière mais pour rien au monde il ne serait monté sur la route avant de rejoindre l'avenue Jules Julien.

Il aimait bien commencer sa journée par cette petite promenade, il avait l'impression d'être un témoin privilégié des premiers réveils de la vie toulousaine. Les premiers bus commençaient leur office quotidien et les klaxons des impatients automobilistes résonnaient.
Il ralentit son allure car il savait qu'il ne devait pas arriver trop tôt là-bas. A une heure trop précoce, les premiers employés n'étaient pas encore arrivés et personne ne serait là pour surveiller ses maigres possessions. Il ferait sûrement une demi-heure de queue de plus, mais peu lui importait car sa journée n'était pas ponctuée par la montre mais par une succession d'activités à faire.

Comme il avait pu le prévoir, la file d'attente aux douches municipales était assez conséquente. Nombreux étaient ses compagnons d'infortune, mais depuis quelques années des travailleurs précaires venaient faire leurs ablutions matinales, n'ayant plus les moyens de payer un loyer.

Il salua certaines de ses connaissances d’un petit signe de la main. Nul ne s'approchait de l'autre pour le moindre contact physique, chacun attendait que son corps soit lavé de toute l'impureté de la rue pour reprendre un semblant de lien social.
Enfin, son tour vint. Il vit la petite nouvelle, une jeune étudiante en Histoire qui travaillait tous les mercredis pour compléter sa bourse d'études. Toujours avenante, avec le genre de petit sourire qui ensoleillait une journée souvent maussade. Il avait appris en conversant avec elle qu'elle entamait sa troisième année au Mirail et qu'elle envisageait de passer le concours national de bibliothécaire d'Etat.
Elle faisait partie de ces rares personnes qui avaient la conversation facile, peu leur importait qui se trouvait à leurs côtés. Elles aimaient tellement le contact humain qu'elles ne pouvaient s’empêcher de rompre la monotonie silencieuse par un bavardage quelque fois ennuyeux mais si rafraîchissant en ces temps où les gens ne faisaient que se croiser sans se rencontrer.

Il tendit sa piécette et prit la petite serviette qu'elle lui confia. Avant les élections, on ne leur distribuait pas de serviette, ils devaient faire usage de celles qui étaient à leur disposition dans les douches. Après le passage d'une dizaine de personnes, elles étaient souvent mouillées, sales, et nul n'osait vraiment les toucher, et elles finissaient par faire office de serpillère ou de tapis de douche. Aujourd'hui, chacun avait sa propre serviette qu'il rendait à l'accueil après en avoir fait usage. Une nouvelle mesure de la municipalité pour « redonner un peu de dignité humaine », mais surtout assurer l'emploi à plein temps de trois personnes.
Mais maintenant, il n'y avait plus de distribution de savon le lundi et chacun devait apporter le sien. Il avait fait l'achat d'une petite boîte en plastique pour le contenir, cela permettait de le conserver plus longtemps, et il n'était pas encrassé par les brindilles qui se trouvaient toujours au fond de son sac.

Il se dirigea vers le vestiaire, se déshabilla, mit toutes ses affaires dans le panier en métal, entoura la grande serviette autour de sa taille et confia le panier au jeune homme qui lui donna en échange un collier, composé d'une ficelle et d'un bout de plastique avec un numéro. L'employé municipal prit un crochet et accrocha le même numéro au panier.

Il prit de nouveau le couloir déjà emprunté et franchit le palier des douches. Collectives, chacune était séparée par une mince paroi en bois où l’on pouvait poser sa serviette à une patère. Tout le monde pouvait voir la nudité de l'autre, mais peu s'en souciaient. Chacun profitait de ce moment, savourant la fraîcheur de l'eau sur la peau, décrassant son corps des salissures de la vie dans la rue. Il aimait ces instants-là, appréciant ce petit plaisir de la vie qu'il s'offrait quotidiennement en semaine. Les douches étant fermées le week-end, il se contentait de brèves ablutions dans la Garonne. Il aurait aimé rester sous cette douche pendant des heures, mais chaque pommeau était équipé d'un minuteur qui arrêtait l'eau chaude au bout de vingt minutes; et si une douche tiède était plaisante, celle glacée le rappelait à l'ordre pour ses devoirs quotidiens.
Il prit la serviette, essuya son visage et son torse. Il refit le chemin en sens inverse, récupéra ses affaires, finit de se sécher, s'habilla, rendit la serviette et sortit tout frais dans la rue.

Il abandonna la terre des berges pour profiter de l'asphalte. Il se sentait enfin présentable pour se fondre dans la masse des gens. Bien sûr ses vêtements étaient élimés, ses cheveux bouclés pendouillaient autour de son visage et il avait l'allure d'un bohémien désargenté, mais il se sentait propre et bien dans sa peau. C'était cette petite différence-là qui faisait que chaque nouvelle journée entamée ainsi lui donnait du cœur pour accomplir ses tâches quotidiennes.
Tout au long du parcours, il pouvait sentir les arômes enivrants des chocolatines et du pain tout frais qui sortaient du fournil. Il ne déjeunait plus. Son estomac s'était si accoutumé aux premières privations qu'il ne pouvait s’empêcher d'avoir des hauts-le-cœur s'il ingurgitait la moindre victuaille avant l'heure de midi. Même le café noir matinal ne trouvait plus grâce à ses yeux, mais il aimait toujours autant l'odeur des viennoiseries.
Il marcha pendant plus d'une heure afin de rejoindre le centre de Toulouse. Il était maintenant près de huit heures, il s'approcha d'une maison, sonna et attendit que son ami Grégoire vienne lui ouvrir. Ancien copain de faculté, il exerçait la profession de photographe dans un petit journal local. Fidèle en amitié, il lui avait proposé de l'héberger gratuitement le temps qu'il puisse se remettre sur pied. Après trois nuits, l'homme de la rue avait fait sien l'adage « si tu veux conserver tes amis, ne reste pas plus de trois jours chez eux », et était parti.

Chaque jour ouvert, il venait chercher son violon, qu'il lui avait confié. La rue était trop dure pour qu'il puisse garder cet instrument en bon état, alors il avait accepté avec enthousiasme de confier son gagne-pain. En plus, il était sûr de pouvoir parler à une personne pendant sa journée qui ne le regarderait pas avec cette condescendance mêlée de mépris dont faisait preuve la plupart des gens qui croisaient son chemin.

Grégoire aimait bien discuter avec son vieil ami, il avait été peiné de le voir sombrer dans cet état après son licenciement. Il avait tenté de l'aider, mais celui-ci avait refusé par fierté ce qu'il considérait comme un acte de charité. Un amour-propre que Grégoire avait toujours eu un peu de mal à comprendre mais qu'il avait accepté, car il avait saisi que parfois c'est tout ce qui reste pour que l'être humain se sente digne d'en être un.
Il se contentait d'apprécier la compagnie de son ami chaque matin, parlant des échos de la ville, des tracas quotidiens, du temps présent et du passé. Jamais de l'avenir.
Lorsque neuf heures sonnèrent au coucou du salon, les deux amis se séparèrent pour vaquer à leurs occupations personnelles.

Le sans-abri se dirigea vers la gare Matabiau où il s'installa comme d'habitude devant le marchand de journaux de la rue Bayard. Il ouvrit son étui de violon, le mit bien en vue pour les passants et commença à jouer les premières notes de la sonate pour violon n°9 de Beethoven, un morceau classique qu'il avait appris lors de son adolescence. Son archet virevoltait avec grâce et maestria sur les cordes de l'instrument. C'était sa manière à lui de saluer la propriétaire du magasin qui aimait beaucoup ce morceau, et lui permettait de rester devant la devanture de son magasin. Bien sûr, le trottoir ne lui appartenait pas, mais il en avait été si souvent chassé par des propriétaires ne voulant pas ternir leur image par la présence d'un vagabond devant leur magasin car cela avait une influence sur le nombre de clients, qu'il éprouvait une forme de reconnaissance muette pour elle.

Pendant quelques heures, la rue résonna de la douce musique du violon. Il salua d'un signe de tête la propriétaire et partit en direction du marché des boulevards. Il connaissait un ou deux maraîchers qui lui donnaient des fruits invendus en échange d'une aide ponctuelle pour recharger le camion. Il aurait pu se contenter de ramasser les nombreux déchets consommables, comme la majorité de ceux qui écumaient la fin de marché : les étudiants fauchés ou partisans du mouvement anticonsumériste, les mères de familles aux revenus modestes et les compagnons d'infortune. Mais il voulait pouvoir recevoir de la main à la main sa nourriture et ne pas être obligé de la prendre sur le sol.

Ensuite, il se dirigea vers la petite boulangerie et prit un sandwich au jambon. Il n'allait à la soupe populaire que pendant les mois hivernaux, appréciant la douceur et la chaleur de la soupe servie. Il s'installait sur un banc et commençait son repas en observant les gens. L'étudiant qui faisait la queue pour avoir son Kebab, l'homme au costume noir qui patientait pour son café, la jeune mère qui essayait de maîtriser ses turbulents enfants tout en commandant un menu ; tous ces gens partageait sans le savoir le repas avec lui et c'est pour cette raison qu'il ne s'isolait pas pendant ce moment-là.

L’après-midi, il vagabondait dans la ville rose, s'engouffrant dans les dédales des rues piétonnes du centre-ville, sans aucun autre objectif que la flânerie. Il lui arrivait parfois de croiser des policiers en uniforme qui contrôlaient son identité. Il savait qu'ils lui demanderaient poliment ses papiers la première fois, mais s'énerveraient vite s'il faisait la moindre réflexion ou remarque qu'ils jugeraient déplacée. Alors, il obtempérait gentiment pour éviter les ennuis ou toute tension. Il avait la chance d'avoir une carte d'identité française, et les contrôles se soldaient toujours par un « bonne journée, Monsieur », ce dont ne bénéficiaient pas ceux qui avaient perdu leurs papiers ou n'en avaient pas, et qui étaient ramenés au poste. Le policier devait appliquer la loi, satisfaire aux quotas prônés par des politiques, et n’avait plus le temps, ni l'envie d’avoir une vision humaniste du problème.

Le troisième objet précieux qu'il possédait était un petit carnet, un livret A qu'il avait pu ouvrir dans une banque parce que l'un des centres d'hébergement avait accepté de lui fournir une adresse pérenne. Chaque jour, après avoir dépensé une partie de son argent en nourriture, tabac ou vin, il venait poser une bonne partie de la somme restante sur ce compte. La plupart du temps ça n'excédait pas la dizaine d'euros mais il était heureux de thésauriser cet argent, car ça lui permettrait de s'acheter de bonnes chaussures pour l'année ou d'envisager l'achat d'un bon sac de couchage pour cet hiver. Et surtout il n’était pas tenté de consommer plusieurs bouteilles de vin comme il en avait pris l'habitude pendant plusieurs années : le vin enivrait, faisait oublier momentanément les problèmes et avait une texture qui donnait l'impression de plâtrer les ventres vides. Il continuait à boire mais moins souvent.

Lorsque les premières lueurs du soleil commencèrent à décliner, il se dirigea vers son lieu préféré : les quais de la Daurade où il pouvait, installé confortablement sur un des bancs de pierre, observer le soleil faire sa révérence. Il fut un temps où il se promenait en ces lieux avec Aline, une charmante étudiante en anglais qui devint son épouse à la sortie de son doctorat. C'est peut-être pour cela qu'il aimait finir sa journée ici. Le lieu respirait de souvenirs heureux. Il était revenu dans la ville de ses études, la ville du temps de l'insouciance, la cité où tout était possible car baignée de cette jeunesse
triomphante dont il fit partie.

Il aimait cette ville parce qu'elle était le souvenir de ce qu'il estimait la meilleure partie de lui même. Il était perdu dans ces pensées quand un jeune homme d'une vingtaine d'anées attira son attention par son attitude singulière.
Vêtu d'un long manteau noir en cuir élimé, il était appuyé contre la rambarde du mur de pierre et semblait attendre impatiemment quelqu'un. Il allumait cigarette sur cigarette, aspirant deux fois et jetant le reste du mégot à peine entamé par terre.
Le vagabond regardait chaque bout de cigarette qui se consumait dans le vide avec envie, il en fumait rarement, se contentant de rouler les siennes avec le tabac le meilleur marché qui existait. Il hésitait à s'approcher, la journée avait été plutôt douce avec lui, aucun conflit ou remarque blessante, et il aimait marquer d'une pierre blanche ces journées-là car elles lui permettaient d'en garder un souvenir plaisant. Son esprit n’avait plus la capacité de rêver mais se nourrissait de ces échos précieux du passé. Il n’avait aucun désir de se faire insulter, de recevoir un regard où il pourrait lire ce mépris, alors il fit comme le jeune homme il attendit, tout en s'approchant un peu plus.

Une jeune fille brune aux yeux verts s'approcha du garçon, posa un baiser sur ses lèvres et se blottit contre lui en une tendre étreinte. Le clochard fixait intensément le bracelet en argent qu'elle portait au poignet droit. Il était composé d'une multitudes de breloques particulières. Il leva son regard sur elle, s'attardant sur les courbes de son visage, ses pommettes hautes, ses lèvres fines et rosées, son arcade sourcilière un peu en creux qui donnait l'impression que ses yeux s’enfonçaient légèrement en elle. Il ne pouvait cesser de poser son regard sur elle, si belle pour lui.

Le couple tendrement enlacé se dirigeait vers le chemin qui menait à l'escalier reliant le bord de la Garonne aux Quais. Ils passèrent devant lui, le jeune homme qui avait vu son manège lui tendit une cigarette non entamée en souriant brièvement. Sa compagne le tirait par le bras, ne prêtant aucune attention à l'homme âgé qui la dévisageait et avait bien confirmation de son identité.
Les amoureux s'éloignèrent. Sur le visage de cet homme anonyme, des larmes spontanément coulèrent.

Il y a sept ans, cette jeune fille l’appelait papa.

original, genre : drame, genre : biographie

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