Nouvelle - Les eaux noires (à moi et rien qu'à moi!)

Oct 26, 2011 21:15

­Diable, Octobre serait-il un mois faste ? Profitons en tant que ça dure en tout cas…

Bon, pour commencer : ceci n’est pas une fanfiction ! (Ni une pipe d’ailleurs, si vous me pardonnez cette blague foireuse). C’est un pur produit de mon imagination douteuse, laissé à pourrir quelques mois sur mon ordi avant que je ne retombe dessus par accident et que je ne me rende compte que - Diantre ! - j’en aimé beaucoup le début et que ce serait une pitié de ne pas essayer de le terminer.

Ceci dit, et pour les (très) éventuels lecteurs à jour dans leurs classiques, les noms propres sont pompés de « L’île au trésor » de Stevenson parce que :
  1. ça m’amusait.
  2. j’avais la flemme d’en trouver moi-même.
 
Mais tout le reste est à moi, promis juré !
Cette nouvelle n’est pas parfaite, mais je ne cherche pas non plus la perfection (quoique si, en fait, mais je fais de gros efforts pour soigner ce côté mono-maniaque de ma personnalité) et elle a au moins le mérite d’être terminée…

Pour résumé, ça parle de bateaux, de rêves et de toutes les choses étranges et obscures que l'on peut trouver sous le surface de l'eau si l'on a la bêtise d'aller y jeter un coup d'oeil.

Bonne lecture !


Les eaux noires

L’enfant rêvait.

Pas des rêves plaisants.

Pas non plus des cauchemars de petit garçon dont on se réveille, les joues humides et le nez dégoulinant, pour courir se fourrer sous les couvertures de sa mère. Ses rêves, il n’en parlait jamais. Ni à ses frères qui en auraient rit puis l’auraient renvoyé couiner tout seul dans ses draps. Ni à sa mère. Ni à son père. Et quand il s’éveillait au milieu de la nuit, le corps couvert de transpiration et les mains tremblantes, c’était sans un cri, sans une larme. De ses yeux terrorisés il fouillait les ténèbres, tordait entre ses doigts le tissu détrempé, mais il ne pleurait pas. Jamais. Et au matin, sa mère retirait en soupirant les draps trempés d’urine. Son père jurait, grondait et prenait le ciel à témoin - « Mais regarde, bon Dieu ! Regarde ! Sept ans et pas capable de se retenir deux nuits d’affilée. Tu parles d’une femmelette… ». Et Tom et Martin de glousser dans leurs bols, en échangeant des coups de coude en dessous de la table.

Le nez dans sa bouillie d’avoine, le petit se taisait. Car il est des choses dont on ne parle pas, ni à ses frères, ni à son père, ni même à sa mère, et les eaux noires en faisaient partie.
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Chaque nuit, elles revenaient.

Toute la soirée, elles attendaient, tapies à la porte de sa chambre. Et quand la dernière bougie avait été soufflée, quand la porte de ses parents s’était refermée avec un léger claquement, quand le souffle sonore et calme de ses frères s’élevait dans l’obscurité, alors les eaux noires venaient. Elles tombaient goutte à goutte du plafond. Elles s’infiltraient sous la porte, entre les fentes des volets. Sourdaient au travers des murs en fines gouttelettes. Se rependaient sur le sol, mare noire et stagnante, dépourvue de reflets mais grouillant pourtant d’une vie étrange, malveillante.

Puis les eaux se mettaient à monter. Monter. Monter. Monter jusqu’à recouvrir entièrement le plancher. Elles submergeaient bientôt le vieux coffre à vêtements près de la porte, escaladaient lentement les pieds des lits, jusqu’à lécher les orteils des petits dormeurs. Leur doux glougloutement emplissait la chambre, engloutissant tous les autres bruits nocturnes.

Et soudain, elles étaient autour de lui. Sur lui. En lui. L’eau glaciale refermait son étreinte sur lui, écrasait ses membres, comprimait sa poitrine. Elle pénétrait dans sa bouche, dans son nez, dans chaque pore de sa peau, étouffant ses cris de terreur. Il hurlait alors. Il hurlait dans les ténèbres aqueuses, hurlait à s’en déchirer la gorge. Mais quand il ouvrait les yeux, grelotant de fièvre, ses frères dormaient toujours profondément. Martin grommelait dans son sommeil, donnant de temps en temps un coup de pied qui faisait dégringoler ses couvertures au bas du lit. Tom ne disait rien.

Alors l’enfant se levait.

Vêtu de sa chemise de nuit de coton, il sortait de la pièce, pieds nus glissant sans bruit sur le sol froid de la maison endormie. Passait en catimini devant la chambre de ses parents. Tirait le verrou de la porte d’entrée et sortait dans la nuit. Parfois, quand un vent froid soufflait ou que la pluie tombait, il empruntait le manteau de son père abandonné sur une chaise. Parfois non.

Il traversait les rues sombres en marchant le plus rapidement possible, petite silhouette perdue dans l’immensité de la ville assoupie. Les pavés humides éraflaient la corne de ses pieds, couvraient ses orteils d’égratignures. Il avançait la tête enfoncée entre les épaules, sans regarder ni à droite, ni à gauche, comme si cette attitude pouvait le protéger des milles terreurs que renfermait l’obscurité. Il savait bien ce qui arrivait aux petits enfants qui se perdaient la nuit en ville… Avait entendu parlé de petites filles et de petits garçon disparus au coin d’une ruelle, sans compter les milles histoires plus macabres les unes que les autres que se racontaient les marins dans leurs tavernes enfumées et que sa mère se serait bien gardée de lui répéter. Mais aussi horribles soient-elles, elles étaient bien peu de choses comparées aux eaux noires.



Le port n’était qu’à quelques minutes de la maison et il s’y rendait presque chaque jour avec ses frères. Ils taquinaient les chats qui pullulaient entre les entrepôts à marchandises, lançaient des pierres aux chiens errants et aux mendiants, jouaient aux dés avec les mousses et mendiaient des histoires aux marins. Le port était un lieu rassurant, un lieu de vie et de bruit, où s’entremêlaient odeurs de poiscaille, de sueur et d’épices. Mais c’était une chose de courir avec Tom et Martin sous le soleil de midi parmi les étals à poissons, et une autre que de marcher seul la nuit tombée.

La nuit… La nuit, les quais étaient humides et froids. La nuit, les chats errants se muaient en ombres sournoises et rampantes. Les bateaux en géants noirs dont les longs bras faméliques grinçaient au moindre souffle de vent. Les marins rieurs laissaient place à des ivrognes titubants.

Et là-bas, tout là-bas, par delà les ombres déchiquetés des mats, les eaux noires attendaient.

Elles étaient partout.

Elles étaient tout.

Elles dévoraient le monde.

L’enfant terminait généralement les derniers mètres en rampant. Il glissait sur les pieds et les mains, s’agrippait de toutes ses forces aux planches gonflées par l’humidité. Puis arrivé au bout du quai, le ventre bien à plat sur le bois visqueux, il baissait les yeux. Et tout en bas, glougloutantes, frémissantes, les eaux noires lui rendaient son regard.

Les minutes passaient, les heures parfois, et couché sur le quai, le petit garçon regardait la mer. Il la peuplait en rêve d’obscurs monstres marins, aux écailles innombrables luisant au clair de lune, de Léviathans déroulant leurs anneaux sur le sable pâle, de poulpes, de tritons, d’étranges poissons diaphanes fouillant de leurs yeux aveugles la vase des profondeurs… Des milles autres fantasmes qui peuvent agiter l’esprit d’un enfant de sept ans. Mais aucune de ces visions n’était aussi terrifiante, aussi fascinante que les sombres eaux glacées.

Ce fut ainsi que Jimmy Bones le trouva.

Une pluie fine tombait et son clapotement régulier couvrait les pas du vieil homme. Mais le ciel eut-il été vierge de tous nuages que l’enfant n’aurait rien entendu. Ni la respiration lourde de l’ivrogne. Ni le claquement de sa canne sur les lattes du quai. Les yeux équarquillés, il regardait. Il écoutait. Il sentait. Des mains rugueuses se posèrent sur ses épaules et il tressaillit, s’arrachant dans un sursaut à la contemplation des flots. Et Bones était là. Avec ses yeux chassieux, ses longues dents jaunies par le tabac et ses cheveux gris raides de saleté. Bones le poivrot. Bones le fou. Le demeuré. À qui les gamins lançaient des excréments et qu’ils montraient du doigt, tandis que, dégoulinant de merde, il tentait de les chasser à grand renfort de cris et de moulinets.

Le vieillard lui sourit.

« Tu veux voir la mer, p’tit gars ? Tu veux la voir ? »

Et avant que l’enfant, bouche béante, ait pu dire un mot, il l’avait saisi par les aisselles et le soulevait. Ses pieds nus quittèrent le sol et brusquement il n’y eut plus rien.

Plus rien entre lui et l’océan que la poigne glissante de l’ivrogne.

La frayeur le submergea comme un raz-de-marée, lui coupant le souffle. Trop terrifié pour pleurer. Trop terrifié pour hurler. Trop terrifié même pour respirer. L’homme allait le lâcher. Sa main allait glisser. Et les eaux bondiraient à sa rencontre. Elles jailliraient. Elles l’emporteraient. En bas. Tout en bas. Dans la vase noire. Gluante. Au milieu des cadavres de galères, de steamers et de caravelles. Des squelettes rongés. Des poissons monstrueux aux longues dents aiguées. Et jamais - jamais ! - il n’en remonterait.

Mais Bones ne le lâcha pas. Il se pencha et son souffle tiède et empestant le cidre effleura la joue du petit garçon.

« Tu les vois ? demanda-t-il. Les lumières, tu les vois ? »

L’enfant ne voyait que cela.

Loin à l’horizon, les nuages s’étaient écartés, chassés par le vent marin. Le ciel étoilé se reflétait sur les flots, parsemant l’immensité mouvante d’une myriade d’étincelles, aussi pâles et fugaces que des feux follets.

« Tu sais ce que c’est ? »

Il ne le savait pas. Et, l’aurait-il su, qu’il aurait bien été incapable de produire un son. Le vieillard continua et sa voix rauque et avinée avait la douceur du velours :

« Certains te diront que c’est rien qu’la lumière des étoiles. Mais c’est des conneries tout ça, mon gars. Des conneries ! Ce sont les lumières des bateaux, p’tit. De tous ceux qui ont disparu. De tous ceux qu’elle a prise. Ils pourrissent là-bas, tu vois ? Marins et capitaines, pêcheurs et corsaires. Tous égaux. Tous morts. Mais les lumières brillent toujours. Elles brilleront toujours, car elle l’a voulu ainsi. Et tu sais quoi ? Tu sais quoi ? »

Les yeux de l’homme luisaient dans les ténèbres, aussi brillants que les flammes lointaines des bateaux fantômes.

« Elle te prendra aussi, souffla-t-il. Elle nous prendra tous. Mais tu le sais ça ? Tu le sais, hein ? »

Et c’était vrai, bien sur.

L’enfant savait que c’était vrai, comme il savait que le soleil se levait à l’est, que son père aimait Martin davantage que Tom et Tom davantage que lui, que sa mère pleurait chaque soir dissimulée dans la pénombre de la cuisine et que les petits garçons sages ne sortaient pas seuls la nuit tombée. Aussi hocha-t-il la tête. Et alors seulement, Bones le relâcha, lui permettant de se dégager. A peine les pieds de l’enfant avaient-ils touché terre, que sa gorge se dénoua brutalement. Il s’effondra, secoué de sanglots convulsifs, agrippant de ses petites mains le bord du quai. Bones le considéra un long moment en silence avant de murmurer, comme pour lui-même :

« De bien belles catacombes… »

Puis il se détourna et s’éloigna.

L’enfant pleura encore longtemps. Il pleurait de soulagement, d’horreur et d’épouvante. Il pleurait encore quand l’aube vint, quand les premiers marins émergèrent d’un pas vacillant des bordels de la ville pour le découvrir recroquevillé contre un amas de poissons pourrissants.

« C’est pas le fils de vieux Yan, ça ? »

« Putain, oui… »

« Hé petit ? Petit ? »

« Mais qu’est-ce qu’il fout là, ce môme ? Merde ! »

« Petit ? »

« Sais pas. Il a toujours été un peu bizarre… »

« Petit, tu viens ? On va te ramener chez toi ? »

« Petit…? »



Le capitaine Peter Flint rêvait.

Pas des rêves plaisants.

Il buvait et rêvait, ou plutôt buvait parce qu’il rêvait. Les deux activités étaient devenues si indissociables dans son esprit, qu’il n’aurait même pas songé à faire l’une sans l’autre. Un état de fait qui semblait contrarier un grand nombre de personnes, incluant son épouse, ce qui ne le troublait pas outre mesure. Flint avait cessé depuis des années de prêter attention aux états d’âme de sa femme. À bien y réfléchir, cette indifférence remontait aux premiers jours même de leur mariage, seize ans plus tôt.

Elle avait été pourtant bien jolie, la petite Annie !

Bien jolie quand il l’avait culbutée sur le comptoir de son père, dans l’atmosphère chaude et enfumée de la boulangerie. Jolie, tiède, consentante et il n’en avait pas demandé davantage. Mais voilà, les choses ne sont jamais aussi simples et la petite boulangère avait beaucoup perdu de son charme quand il l’avait distinguée debout sur le quai, huit mois plus tard, les bras bien serrés autour de son ventre trop volumineux, un sourire plaqué sur son petit minois soudain bien moins affriolant. En homme conciliant, Flint avait épousé la fille, avalant sans trop broncher les couleuvres dont l’avait affublé les amis et la famille de sa promise.

À sa façon, Annie avait été une épouse acceptable, pragmatique en affaires et charmante en société, deux qualités qui manquaient cruellement à son époux. Les scènes violentes et hystériques qu’elle lui infligeait dans les premiers temps de leur mariage s’étaient progressivement espacées, érodées par l’indifférence apathique de Flint et par ses absences répétées en mer. Avait suivi un statu quo qu’ils ne songeaient plus, ni l’un, ni l’autre, à remettre en cause. D’autres enfants étaient nés, des marmots au nez morveux que Flint reconnaissait obligeamment lors de ses brefs séjours au port. Annie lui était sans doute reconnaissante de cette complaisance, car elle le laissait en paix le temps de ces escales.

Pas toujours toutefois. Pas toujours. L’œil d’Annie s’enflammait alors brusquement - pour une bouteille de trop, un mot de travers, un geste maladroit - et le cirque recommençait. Une avalanche de reproches, ponctuée de crises de sanglots et de bris de vaisselle. Il buvait trop ! Parlait trop peu ! Il la ridiculisait ! Ivrogne ! Raté ! Cocu ! Et plus Annie parlait, plus elle criait, écumait et moins Flint l’écoutait. Les yeux vaguement fixés sur la silhouette boulotte de sa femme, il rêvait d’eaux.

D’une immense vague s’élevant au dessus de la mer, avant de s’écraser dans un grondement de fin du monde sur le rivage. Submergé, le port ! Disparus, les entrepôts puants et les étals croulants ! Broyés. Détruits. Réduits en miettes par la masse implacable, divine des flots. Et avec eux, Annie et ses reproches, Annie et son joli minois, Annie et son ventre rond, Annie hurlante, gesticulante…

Parfois, son épouse se taisait brutalement, alertée peut-être par son regard vaquant. Une lueur presque haineuse s’allumait dans ses yeux.

« Tu ne nous aimes pas. » lâchait-elle.

Et Flint revenait à la réalité dans un sursaut de culpabilité.

Non qu’il se reprocha de ne pas aimer sa femme. Bien des hommes faisaient de même et nul ne semblait leur reprocher ce péché véniel, en outre l’affection conjugale était un luxe dont Annie semblait se passer fort bien. Mais il lui semblait monstrueux, blasphématoire, qu’un père n’aima pas ses enfants. Ou ceux qu’on lui présentait comme tels. Oui, c’était surement un crime que de regarder ses fils, la chair de sa chair, et de n’éprouver qu’un vague sentiment de malaise, accompagné d’une pointe de dégout. Mais le capitaine Flint ne parvenait pas plus à aimer ses enfants, qu’à écouter son épouse ou à lier avec son prochain un rapport qui ne soit pas celui de poivrot à poivrot.

Car Peter Flint avait fait un rêve.

Et ce rêve s’était si bien ancré dans son esprit qu’il avait modelé toute son existence, s’imprimant dans chacun de ses actes, dans chacune de ses pensées. Il avait pris la mer dans l’espoir illusoire de se forger un talisman, de détruire les noirs fantasmes en les confrontant aux rudes réalités de la vie en mer : les veilles humides, les quarts exténuants… Rien n’y avait fait. Car le capitaine Flint savait. Il savait avec la certitude absolue des enfants et des ivrognes, une certitude que personne - et surtout pas Annie - ne pouvait comprendre ou partager.

Aussi buvait-il. Encore et encore. Et quand il avait trop bu, quand les contours de sa cabine se brouillaient devant ses yeux et que tituber jusqu’à sa couchette devenait un exploit insurmontable, il rêvait à nouveau des eaux noires.

De ces songes-là, il s’éveillait inondé de sueur et les yeux fous, pressant fiévreusement ses mains contre les parois de la cabine pour s’assurer de sa réalité. Recroquevillé contre le bord de sa couchette, les yeux clos, il attendait que le rugissement du sang dans ses tempes s’apaise.

À ces instants, Flint adorait son navire avec autant d’ardeur que d’autres consacrent à des icônes sculptées. Son navire, son refuge, le seul obstacle entre lui et les ténèbres huileuses. Le front pressé contre le bois tiède, il laissait l’odeur rance de l’humidité et de la toile usagée l’imprégnait, calmait les battements affolés de son cœur. Et la terreur - l’étouffante, l’abjecte terreur - refluait. Pas complètement, bien entendu. Jamais complètement. L’épouvante restait toujours là, tapie à la périphérie de son esprit. Tenter de la fuir équivalait à s’amputer de sa propre ombre, mais Flint parvenait parfois à la repousser pour un temps à coups de rasades de cidre et d’eau de vie, ce qui provoquait immanquablement la venue d’autres cauchemars aqueux. Un cercle vicieux dont il était incapable de se libérer.

Les rêves entrainaient l’ivresse.

L’ivresse entrainait les rêves.

Et jour après jour, patientes, les eaux noires attendaient.



Le rivage était apparu un peu avant le crépuscule, masse sombre et sinistre se découpant sur un ciel grisâtre. Tout l’équipage s’était aussitôt rué à la proue, délaissant leurs tâches. Ô liesse ! Ô joie ! Et chacun de parler de sa marmaille, de sa femme, de la jolie maitresse laissée dans un bordel du port… voire des deux à la fois. Le capitaine Peter Flint, qui avait une épouse mais hélas pas de maitresse, avait regardé ces célébrations sans broncher, avec au fond de la gorge un arrière-goût nauséeux trop familier. Les odeurs de la ville toujours dissimulée derrière les côtes dentelées - fumée, sueur, ordures en putréfaction - semblaient flotter au dessus des eaux, portées par le lent mouvement des vagues, pour venir lui caresser les narines.

Il s’était enfermé dans sa chambre tôt dans la soirée, emportant dans sa retraite deux bouteilles de cidre et une flasque d’eau de vie à peine entamée. Les voix des hommes résonnaient à l’extérieur, trop fortes, trop gaies. Le pont grinçait sous le martèlement des pieds bottés. On braillait. On s’engueulait. Un tonneau s’écrasa sur le sol et libéra son contenu dans une tonitruante clameur d’approbation. Le lendemain matin, le navire tout entier sentirait la vinasse et les intestins vidés.

Attablé seul devant sa table, Flint buvait.

Il avait débuté la soirée de façon méthodique, enchainant verre après verre avec une régularité de métronome. Au troisième verre, l’étau qui lui enserrait la gorge avait commencé à se desserrer. Au cinquième, il respirait à nouveau normalement. Au huitième, les bruits extérieurs lui parvenaient comme étouffés, adoucis par la moiteur compacte de l’alcool. Les lumières lui semblaient moins vives. Les formes plus floues. Les ombres plus sombres. Au douzième verre, le capitaine Peter Flint n’entendait plus rien, ne voyait plus rien.

Son monde se circonscrivait aux contours de son bureau, au bois humide couvert de tâches de vin et d’encre, au roulis monotone, familier du bateau qui le berçait sur sa chaise. Annie, ses fils, ses hommes se confondaient tous dans le même brouillard réconfortant, silhouettes anonymes qu’il pouvait ignorer sans difficulté. Il y avait Flint. Sa table. Son bateau.

Et tout autour…



L’obscurité était tombée quand Flint émergea de sa cabine, sa flasque à la main et la vessie douloureusement tendue. Le brouhaha de la fête s’était éteint depuis de longues heures, remplacé progressivement par les ronflements sonores des soulards assoupis. Le capitaine fit quelques pas sur le pont. Trébucha sur le corps d’un marin affalé en travers du passage, arrachant un gémissement plaintif à l’ivrogne, sans l’éveiller pour autant. Se rattrapa de justesse à un cordage, avant de s’immobiliser, les bras ballants.

La nuit était claire et étoilée.

La vaste étendue des terres se dessinait à sa gauche, parsemée ça et là d’étincelles jaunâtres. Une vague luminescence perçait entre deux falaises abruptes, laissant deviner la présence de la ville, tapie quelque part au sein des collines endormies, semblable à quelque énorme bête calfeutrée au fond de sa tanière. A droite, s’étendaient les flots.

Flint ne balança pas longtemps. Il tourna le dos au rivage et s’avança d’un pas aussi ferme que faire se pouvait vers la proue du navire. La rambarde de bois était rugueuse sous sa main, contact combien réconfortant, alors qu’il se hissait maladroitement sur un rouleau de cordage, délassait ses chausses de ses doigts hésitants et se penchait par dessus bord. Un souffle humide et salé vint caresser son visage enflammé, porté par les vents marins. La mer s’étendait à ses pieds, immense et piquetée d’étoiles, tout à fait semblable à ce qu’elle avait été vingt-cinq ans auparavant. Mais l’ivresse protégeait Flint de sa fascinante noirceur et ce fut d’un regard flou et placide qu’il suivit la trajectoire du jet de pisse s’élevant dans l’air nocturne et s’écrasant sur le coque bombée du navire, qui n’avait certes pas mérité un traitement aussi indigne.

À un peu moins d’un mètre sous ses talons, la figure de proue étendait ses longs bras sveltes au dessus des eaux.

Le capitaine lui sourit et avec la tendresse distraite que l’on accorde à une vieille maitresse :

« Bonsoir, ma chérie. »

Et les ombres frémirent. Les ombres s’animèrent. Les ombres murmurèrent :

« Bonsoir, mon capitaine. »

Et, tournant vers lui leur visage blanchi par le sel, les ombres lui sourirent en retour.

Si Flint n’avait pas été si soul, si Flint n’avait pas été si triste, si quelque part dans son esprit obscurci par alcool avait encore brillé la moindre flamme de lucidité, alors peut-être aurait-il fait la seule chose rationnelle à faire : reboutonner sa braguette, rentrer d’un pas chancelant dans sa cabine, s’effondrer sur sa couchette et oublier jusqu’aux derniers échos de cette voix de basse, aux accents rocailleux comme les récifs déchiquetés qui longent les mers du nord.

Mais Flint était soul. Flint était triste. Triste à pleurer. Et tous les verres qu’il avait avalé ce soir n’avaient pas suffi à ôter le goût de bile qui lui encrassait la gorge. Aussi se pencha-t-il à nouveau au dessus du bastingage et tressaillit-il à peine quand deux yeux pâles s’élevèrent vers lui, brillant comme la nacre à la faible lueur des lampes à huile.

Un rire s’éleva dans l’obscurité, aussi grave et rauque que celui d’un homme, mais pourtant si incontestablement féminin que les cheveux du marin s’en hérissèrent sur sa nuque. Des dents blanches étincelèrent dans les ténèbres quand la figure de proue se déhancha pour accrocher son regard.

La gorge de Flint se serra et sa main enserra convulsivement le goulot de la flasque, faisant gicler quelques gouttes d’alcool à ses pieds.

Impossible. Absurde. Délirant.

Un rêve de poivrot et mon Dieu, mon Dieu, comme Annie aurait ri, aurait ri, aurait ri, si elle avait su… Flint ferma les yeux, serrant étroitement les paupières. La flasque lui glissa des doigts et il s’agrippa des deux mains à la rambarde, comme l’ivrogne qu’il était.

« Tu n’existes pas… souffla-t-il. Mon Dieu. Mon Dieu. Tu ne peux pas exister. »

Un rire à nouveau, chantant comme le roulement des vagues sur une plage de galets.

« Je n’existe pas ? Alors où te trouves-tu, mon capitaine ? Voles-tu au dessus des flots, tel un esprit éthéré ou un oiseau des mers ? Flottes-tu comme un tonneau ou un poisson crevé ? Si je n’existe pas, Peter, pourquoi ne te noies tu pas ? »

Flint rouvrit les yeux et elle était toujours là, une moue tendre et ironique au coin des lèvres. De haut de son perchoir, il pouvait à peine distinguer sa silhouette longiligne, l’ombre de sa poitrine bombée aux mamelons incrustés de coquillages et d’algues desséchées et où s’enroulaient les boucles sombres de sa chevelure. Ses longs bras blanchis par le sel, habituellement allongés au dessus des vagues, étaient à présent repliés, mains posées sur les hanches, dans une posture joliment cavalière. Et son visage était tourné vers lui. Son beau visage de bois sculpté, aux lèvres peintes de résine et aux yeux pâles, si pâles…

« Mais jamais… Jamais… » balbutia-t-il.

Les mots lui manquèrent.

« Tu n’écoutais pas, répondit-elle comme si c’était-là la chose la plus naturelle du monde. Tu venais me voir chaque soir, me parler. Tu m’appelais mon ange, ma chérie, ma princesse, mon bijou... Mais tu ne m’écoutais pas.

- Je ne peux pas y croire…

- Touche-moi et tu croiras. Prends ma main et tu croiras. »

Elle tendit vers lui une main fuselée. Et c’était stupide, bien sur, terriblement stupide, mais Flint ne put se dérober. La figure de proue était fixée à plus d’un mètre sous le rebord du bastingage et aussi longs que fussent ses bras, elle ne pouvait en effleurer que le soutènement. Aussi Flint dut-il se courber de plus en plus, les talons de ses bottes touchant à peine le rouleau de cordages sur lequel il se tenait en équilibre - une position déjà fort imprudente pour un marin à jeun et en possession de tous ses moyens. Il se pencha et se pencha encore, tremblant de peur et de désir. Tendit le bras.

La main se referma sur son poignet et tira.

Flint bascula en avant et plongea son regard dans les eaux noires.

Sa respiration se bloqua. Quelque part tout au fond de son estomac, un hurlement enfla, enfla, enfla mais sa gorge était comme obstruée et il ne cria pas. Il glissait vers le vide, glissait et ses jambes impuissantes battaient frénétiquement l’air à la recherche d’un appui inexistant, mais il ne cria pas. La moitié de son corps pendait maintenant au dessus du bordage et une lourde chaine de métal s’enfonçait entre ses côtes, mais il était incapable de desserrer les dents, d’émettre le moindre son.

A quelques pas derrière lui, vautrés sur le sol spongieux du navire, affalés les uns sur les autres dans les postures les plus débridées, les membres son équipage dormaient et Flint allait mourir. Il allait mourir et la mer l’avalerait et entrainerait son corps si profondément dans les abysses que nul n’en saurait jamais rien.

La figure de proue souriait.

« Je t’en prie… » souffla-t-il.

Sa voix se brisa et il se mit à gémir comme un enfant terrorisé.

« Oh mon Dieu, je t’en prie. S’il te plaît. S’il te plaît…»

« Je t’en prie... »

Et elle lâcha prise.

Peu s’en fallut que l’homme n’éclata en sanglots comme il l’avait fait vingt cinq ans plus tôt quand les mains du vieux Bones l’avaient libéré sur le quai gorgé d’humidité. Ses mains tremblaient incontrôlablement et le soulagement soudain lui donnait le vertige. Il se tortilla violemment, comme un ver au bout du fil d’un pécheur, pour retrouver son assise puis se laissa glisser au bas du bastingage. Appuya son front contre le bois glacé. Mais le contact du navire ne lui accorda aucun réconfort et, pour la première fois en vingt ans de navigation, l’odeur d’iode qui incrustait chaque planche de l’embarcation lui donna la nausée.

Flint se sentait trahi, plus profondément qu’il ne l’avait été durant toute sa vie.

Flint aimait son navire. Il l’aimait comme seuls aiment les hommes qui n’ont depuis longtemps plus grand chose à chérir. Il l’aimait comme on aime son refuge, son talisman, comme un loup aime sa tanière ou comme un mendiant chérit la maigre cabane qui le protège de la pluie, du froid et des sombres horreurs du monde extérieur. Et voilà que l’abri n’était plus, le laissant exposé, sans défense, brisé…

« Pourquoi ? » supplia-t-il.

Et s’agrippant de nouveau au garde-fou :

« Pourquoi m’as-tu fait ça ? »

La figure de proue lui rendit sereinement son regard.

« Pourquoi n’es-tu pas venu ? » rétorqua-t-elle et la question était posée avec une telle innocence, une telle candeur attristée, que l’homme en resta bouche bée. Les yeux pâles le scrutaient, débordant de plus de tendresse que Flint n’en avait connu durant toutes ses longues et éprouvantes années de mariage.

« De quoi as-tu peur, mon capitaine ? » demanda-t-elle.

« Rejoins-moi. Rejoins-moi et je t’entrainerai avec moi à travers les mers et les océans. Nous plongerons ensemble au fond, tout au fond, sous la surface de l’onde et je te montrerai… »

« Je te montrerai les villes et les cités perdues, joyaux oubliés de civilisations depuis longtemps éteintes. Nous marcherons ensemble dans les temples aux murs dorés, aux colonnes luisantes où s’accrochent algues, coquillages et étoiles de mer comme autant de parures. Nous descendrons les escaliers aux innombrables marches, les ruelles pavées de pierres aux mille couleurs, aux mille textures. »

« Je te montrerai les abysses, là où dort le Léviathan, étendu sur la roche. Ses anneaux gigantesques entourent la terre et s’enroulent autour des îles et des continents que le moindre de ses souffles fait vaciller comme des plumes sous la brise. Chacune de ses écailles pourrait abrité un port et chaque recoin de son corps une cité. »

« Je te montrerai les palais des dieux des mers, où nul mortel n’a jamais mis les pieds et où tritons et sirènes folâtrent ensemble sous les portiques de marbre. Ils s’accouplent et dansent, rient et chantent, chassent et jouent, à longueur de journée. Je te montrerai les licornes aux cornes de nacre. Je te montrerai les dauphins, gardiens des âmes des morts. Je te montrerai… Je te montrerai…

« Et quand nous serons las, las de voyager, las de voir et d’apprendre, je t’emmènerai avec moi sur le sable noir où sont réunis à jamais navires et capitaines… Mais tu sais déjà cela, n’est ce pas ? »

« Tu le sais ? »

Et Flint le savait. Il le savait comme il savait que le soleil se levait à l’est, comme il savait que sa femme le haïssait, que son plus jeune fils - le petit Franck qui courait se cacher dès que son père entrait dans une pièce - avait les cheveux blonds et les yeux clairs du boucher et que les hommes se tournaient parfois en ricanant sur son passage quand il traversait la rue…

Flint savait tout cela.

Il l’avait toujours su.

La mer s’étendait devant lui. Immense. Terrifiante. Infiniment séductrice.

« Que dois-je faire ? » demanda-t-il.

La figure de proue lui sourit et il y avait dans ce sourire toute la bonté, toute la douceur, toute la compassion du monde.

« Sous le pont, il y a une hache. »



Flint était allongé sur sa couchette.

Autour de lui, le navire grinçait doucement. Une odeur de vinasse renversée flottait dans l’étroite cabine et imprégnait ses propres vêtements. En tournant légèrement la tête, il pouvait voir le bureau abandonné où trainaient encore quelques bouteilles à moitié vides. Un verre avait roulé à terre et s’était renversé sur le sol, couvrant de tâches brunes le parquet déjà fort maculé de la pièce. Les lampes à huile brulaient toujours. Dehors, sur le pont jonché de détritus et des reliefs des festivités, l’équipage dormait.

Flint avait mal au ventre. Mal aux yeux. Mal au cœur. Une humidité poisseuse imbibait ses chausses et collait le tissu rugueux à ses cuisses.

Bientôt, il devrait se lever. Bientôt, le navire entrerait au port. Bientôt, il poserait ses pieds sur les quais, marcherait au milieu des pêcheurs et des camelots, des marins et des badauds, humerait l’odeur détestable de la foule, de la ville, du monde. Puis il rentrerait chez lui, sourirait à Annie, serrerait ses enfants dans ses bras, échangerait quelques propos dénués de sens avec ses voisins… Bientôt. Bientôt. Bientôt.



Sous le pont, il y avait une hache.



Couché sur le dos, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, la capitaine Peter Flint écoutait le doux bruit des eaux noires s’infiltrer dans son esprit.

fanfic : originale

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