19 Octobre 2005, Madrid, Espagne…
Elle attendait. Quoi, elle n’en savait toujours rien, alors qu’elle se tenait assise là, sur le rebord d’un fauteuil étranger qu’elle ne souhaitait absolument pas voir lui devenir familier. Parce qu’elle n’avait pas l’intention de rester. Parce qu’elle n’avait pas envie de connaître les lieux. Parce qu’elle ne voulait pas imaginer ce qui avait pu s’y dérouler. Même si elle le savait.
Le jour s’était levé sur un ciel sans saveur si bien que cette fois encore, elle prenait conscience que la nuit passée, et le jour précédent, et la nuit d’avant n’avaient été qu’un seul et même moment qui s’étirait indéfiniment derrière une parenthèse dont elle se demandait si elle avait bien fait de l’ouvrir. Et surtout de l’empêcher de se refermer.
Shura ne se réveillait pas. La veille, elle se serait sans doute tenue debout, près du lit, à la fois avide de voir ses paupières se soulever et désireuse qu’il demeure endormi à jamais. Aujourd’hui, ce dilemme ne se posait plus. Le frissonnement d’un cosmos certes épuisé mais tout ce qu’il y avait de plus vivant ne l’obligeait pas à se lever pour aller veiller celui qu’elle avait sauvé.
Et dans ce cas, pourquoi attendre ? Elle jeta un coup d’œil méfiant dans la pièce qui servait à la fois de salon et de cuisine. Chaque chose était à sa place, méticuleusement rangée dans le seul endroit fait pour la contenir. De grain de poussière, nulle trace sur les meubles. Les cendriers étaient vides. La cuisine impeccable. Quelqu’un vivait ici, quelqu’un… qui n’avait pourtant pas de chez soi. Une telle absence de vie aurait dû alléger ses épaules du malaise larvé qui l’avait accompagnée jusqu’ici. Néanmoins, le poids de la décision qu’elle avait cru prendre deux jours plus tôt demeurait, et sa crainte d’être confrontée à ce qu’elle était venue essayer de comprendre restait tenace.
Une mauvaise idée. Voilà ce qu’elle avait eu. Que croyait-elle trouver en venant jusqu’à Madrid ? Des réponses ? Un ricanement désespéré gronda au fond de sa gorge, qu’elle refoula tandis que l’écho du silence d’Angelo résonnait sous son crâne. Lui-même n’avait pas été fichu de fournir la moindre explication. « Je ne sais pas » avait-il répété à de si nombreuses reprises qu’elle en avait perdu le compte. Je ne sais pas… Et ce n’était pas celui qui gisait, à mi-chemin entre le sommeil et le coma dans la pièce d’à-côté, qui se montrerait plus prolixe. Pas tant, en tout cas, que son corps n’aurait pas récupéré de son suicide raté, n’est-ce pas ?
Ne plus attendre était la meilleure solution. Elle ne saurait rien, parce qu’au fond, elle n’avait pas envie de savoir. Plus elle détaillait ce qui l’environnait, et plus ce qu’elle redoutait de connaître creusait un chemin brûlant dans ses entrailles. Parce que tout était trop propre, trop parfait, elle n’avait pas beaucoup d’effort à fournir pour deviner les souvenirs dont une vie - non, deux vies - avaient peuplé l’endroit en l’espace de quelques mois. Ce qui en restait, Shura les avait renfermés par devers lui, en les arrachant à cette pièce. Et les aurait emmenés avec lui si Marine n’avait pas fait irruption sur le lieu de son suicide programmé. Si elle n’avait pas arrêté le sang qui quittait un corps déjà inconscient. Si elle n’avait pas agi, mais plutôt pris le temps de la réflexion.
Elle finit par se lever, cette dernière écharde plantée dans le cœur. Les choses seraient-elles soudainement devenues plus simples si elle l’avait regardé mourir ? Elle aurait payé cher pour se bercer d’une telle espérance, mais elle savait depuis longtemps que la frontière entre espoir et illusion n’était qu’une vue de l’esprit. Elle aurait dû s’en rappeler.
Elle aurait aimé les détester. Tous les deux. Une bonne haine, bien confortable, à l’image de celle qu’elle avait entretenue des années durant à l’égard du Sanctuaire. Elle s’en serait alors retournée, une fois de plus, et se serait raccrochée à ses griefs comme elle savait si bien le faire. Mais l’impuissance dans le regard de celui qu’elle aimait, le désespoir dans la voix brisée de celui qu’elle avait sauvé malgré elle, ce tournoiement de cosmos qu’elle devinait confusément à défaut de le comprendre… Ce n’était pas la haine qu’appelait cette force étrange. Elle était tout bonne incapable de l’éprouver.
Elle ne put réprimer un dernier regard en direction de la chambre derrière elle, toujours plongée dans la pénombre des rideaux tirés. Il se rappellerait qu’elle avait été là, mais ne saurait jamais pourquoi. Et c’était sans doute mieux ainsi.
Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte d’entrée, une anomalie dans cette pièce monacale entra dans son champ de vision. Et plus précisément ce qui apparaissait comme étant un vieil ouvrage à la couverture fanée, ouvert en son milieu et retourné à cheval sur une chaise, à côté de la porte. Elle n’y avait pas fait attention jusqu’ici, trop occupée tout d’abord à sauver l’espagnol, trop absorbée par la suite dans ses pensées. Selon la logique qui semblait présider à l’agencement des lieux, un livre esseulé et aussi négligemment abandonné n’aurait pas dû se trouver là. Son existence elle-même était un non-sens.
Délaissant son sac sur la console derrière la porte, elle s’en saisit, avec précaution. L’ouvrage paraissait si ancien qu’il risquait de… La couverture lui resta dans la main. Une couverture en carton et papier, usée jusqu’à la trame et qui visiblement, n’avait pour seule vocation que de masquer celle, véritable, du livre, on ne pouvait plus neuve et soignée. Et dont la tranche en cuir s’ornait du symbole familier du Sanctuaire.
Elle sut alors de quoi il s’agissait, avant même de poser les yeux sur le texte imprimé en petits caractères. Ce livre, ou l’un de ses jumeaux, elle l’avait déjà vu. Il circulait entre les chevaliers d’or encore quelques mois plus tôt, Angelo en avait eu un exemplaire à l’instar de ses semblables, un exemplaire qu’il avait emmené avec lui à Paris, mais qu’il n’avait jamais ouvert. Parce qu’il était le seul à en connaître le contenu de bout en bout. Le seul, avec Shura
[1].
Fin de journée…
Le mal de tête battait sous son crâne, au moment où l’ouvrage se referma entre ses mains. De prime abord, elle aurait volontiers incriminé le crépuscule qui s’était imposé derrière les fenêtres sans qu’elle ne s’en rende compte, mais cette douleur sourde était plus vraisemblablement à mettre sur le compte de la somme d’informations qu’elle avait ingurgitée tout au long de la journée.
Son sac était resté là où elle l’avait abandonné, ses horaires de vol dépassant encore entre les anses. Les deux tasses de café vides posées sur la table basse devant elle résumaient le contenu de son estomac. Quant à l’endroit où elle se trouvait, elle en avait tout oublié jusqu’à ce qu’elle relève la tête… et se retrouve face à face avec le Capricorne.
Depuis combien de temps l’observait-il ainsi, debout, le corps à demi-masqué par l’obscurité qui grignotait l’appartement, elle n’aurait su le dire. Elle se détourna, pour poser avec soin le livre sur le guéridon à côté du fauteuil - et récupérer un semblant de contenance par la même occasion - avant de pivoter vers l’espagnol. De ce dernier, elle ne distinguait que le visage ; blafard et creusé par la fatigue et la douleur, il n’exprimait rien, jusqu’à ses yeux étroits et insondables qui s’enfonçaient dans les ombres. Il porta lentement une cigarette jusqu’à ses lèvres et dans le halo orangé de la flamme du briquet, elle aperçut les longues estafilades à l’intérieur des avant-bras, qu’elle avait tant bien que mal cautérisées deux nuits plus tôt. Il lui sembla qu’elles étaient prêtes à s’ouvrir de nouveau pour laisser le sang s’en échapper.
Elle tressaillit lorsqu’une voix râpeuse d’un trop-plein de silence brisa le silence attentiste :
« J’imagine que tu as tes réponses, maintenant ?
- Est-ce que ce sont celles que tu m’aurais données ? »
La riposte de Marine eut le mérite d’étirer imperceptiblement les lèvres minces et exsangues du Capricorne, un ersatz de sourire qui disparut cependant si vite qu’elle doutât de l’avoir entrevu lorsqu’il répondit, d’un ton las :
« J’aurais aimé que ce soit aussi simple.
- Bien sûr. »
Et le pire, c’est qu’elle savait qu’il disait vrai. Un point de plus contre cette haine qui s’ingéniait à se dérober. En dépit des mois qui semblaient avoir passé tels des années sur les traits de Shura, elle retrouvait dans son attitude et dans ses mots tout ce dont il s’était ingénié à la persuader - à se persuader - près d’un an plus tôt. Il n’était pas ce dont Angelo avait besoin pour mener l’existence qu’il avait si chèrement payée. Marine était celle qu’il fallait au Cancer, celle qui l’avait ramené définitivement vers les vivants, celle qu’il aimait et dont la présence avait ancré l’italien dans un monde certes imparfait, mais qui l’acceptait, lui. Avec son passé. Avec ses blessures. Un monde où la culpabilité, l’angoisse et les cauchemars n’avaient plus leur place. Un monde sans douleur. Un monde sans Shura.
« J’ai cru que ce serait possible, reprit l’espagnol comme s’il répondait aux pensées de la jeune femme. Bien entendu, je savais - nous savions, tous - que les liens qui se sont créés devant les Portes seraient… difficiles à gérer. » D’un geste vague, la cigarette fumante coincée entre son index et son majeur, il désigna les mémoires de l’ancien Scorpion. « Mais aucun d’entre nous, et moi le premier, n’aurait pensé un jour devoir s’identifier à ceux qui nous ont précédés.
- La dernière génération de chevaliers d’or, celle qui se considère comme la plus puissante n’ayant jamais existé… rétorqua Marine, sarcastique.
- … Et c’est peut-être bien à cause de cet état de fait que les liens sont impossibles à briser. »
L’espagnol était demeuré imperturbable, en dépit de la pique qui venait de lui être adressée. Il ne faisait qu’énoncer une vérité.
« Dans ce cas, tu as singulièrement manqué d’humilité.
- Je voulais qu’il soit heureux.
- Il aurait pu l’être. »
Pourtant, elle n’en était plus si sûre tout à coup. Glissant un regard en biais au livre refermé sur le guéridon, elle eut l’impression qu’il la narguait. Oui, elle avait trouvé des réponses dans le journal de ce chevalier d’or mort depuis des siècles, plus d’ailleurs qu’elle n’en espérait. Ou le redoutait ce qui en tout état de cause revenait exactement au même, en cet instant précis. Le cosmos. Tout ce qu’on avait pu lui enseigner à ce sujet, tout ce qu’elle avait pu expérimenter par elle-même tout au long de sa vie - y compris tâcher de subsister en se privant de son précieux concours et ce, pendant des années - trouvait dans les mots parfois maladroits de Bartolomeo du Scorpion son aboutissement ultime. Un et indivisible, une figuration théorique que cette ancienne génération, et la nouvelle à présent, étaient parvenus à rendre tangible. Presque palpable reconnut-elle tandis que les sensations confuses qu’elle avait éprouvées pendant les quelques mois passés au Sanctuaire lui revenaient en mémoire. Si chacun avait conservé son individualité, force était de constater que tous exsudaient une aura devenue unique et indiscernable. Une aura qui se nourrissait d’elle-même. Et si un seul venait à manquer... L’indicible souffrance qui sourdait sous les mots de Bartolomeo revint gifler la jeune femme. Dans ce qu’il croyait être le journal intime d’une vie anonyme, l’ancien Scorpion avait laissé déborder sa douleur, hurlant sa détresse d’avoir perdu Tòmas, son Tòmas, son compagnon d’arme, de vie, mais aussi et surtout de cosmos. Tòmas du Verseau.
« Comment as-tu pu… !
- Toi. » L’espagnol jeta son mégot par la fenêtre et finit par s’asseoir à son tour, sur le canapé défraîchi en face de la jeune femme. « Tu es là. Je l’ai renvoyé vers toi. J’ai pensé que…
- Tu as mal pensé. Tu penses mal, depuis le début. Bon sang, Shura, tu voulais donc le tuer ?! »
Il cilla. Les doigts crispés sur ses genoux, Marine le regardait, les yeux agrandis, partagée entre la colère et l’impuissance. Un instant, une envie dévorante de lui coller une gifle la saisit jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’il accusait un coup bien plus violent. Elle vit ses épaules se creuser, tandis qu’il reprenait dans un murmure désespéré qui ne lui ressemblait pas :
« Je pensais… Je pensais que… Il t’aime. Que ça suffirait. Que ça le sauverait, lui.
- Je sais qu’il m’aime. Mais je sais aussi… - elle prit une inspiration, laquelle la brûla à l’intérieur - … qu’il t’aime tout autant. Shura, je ne te savais pas aussi lâche. »
Le chevalier du Capricorne qu’elle connaissait ne lui aurait pas laissé ne serait-ce qu’une demi seconde pour regretter ce qu’elle venait de lui asséner. Celui qu’elle avait en face d’elle n’en était plus que l’ombre brisée.
« Quant à parler d’amour, poursuivit-elle implacablement, j’avais compris, tu sais. Et c’est ça qui n’est pas simple, je me trompe ? Si encore tu avais pu tout mettre sur le compte de ce foutu cosmos doré que vous traînez derrière vous avec autant de fierté, mais non, il a fallu que tu manques de courage au point de…
- Je ne voulais pas. Je n’ai jamais voulu ça. Marine, je sais que ce n’est pas une excuse acceptable, mais c’est la raison pour laquelle j’ai coupé les ponts. Je le connais, j’avais deviné sa culpabilité, et j’avais aussi conscience de mon état. De ma… faiblesse. Je n’étais pas sûr d’être capable de le repousser loin de moi, une fois encore.
- Et bien, sur ce point-là au moins, tu ne t’es pas trompé, fit-elle avec amertume. Il a essayé de te ramener au Sanctuaire, de te sauver, tu le sais aussi bien que moi. Et j’imagine qu’au-delà de ce qui s’est… passé ici, il demeure ton ami. Ce que tu as voulu faire, c’est une trahison, ni plus, ni moins.
- Je ne peux pas faire ce qu’il me demande.
- Et tu ne peux pas mourir non plus, à moins que tu ne veuilles qu’il t’accompagne dans la tombe. Et ce n’est pas ce que tu veux, de ça au moins, j’en suis certaine. Alors quoi ? Il faudrait savoir, Shura - elle saisit le livre et le brandit sous le nez de l’espagnol. Soit tu te laisses dicter le reste de ton existence, soit tu agis pour que ça ne se reproduise plus.
- Marine… » De ses mains nerveuses, il se frotta le visage avant de la regarder, avec un air de commisération qui la hérissa. Elle eut l’impression que ses paroles avaient eu le même effet qu’une goutte d’eau sur la plume d’un canard. L’avait-il écoutée, seulement ? L’espace d’un instant, elle comprit ce qu’Angelo avait tenté de lui expliquer, lorsqu’il décrivait toute l’impuissance qu’il avait pu ressentir face au mur de douleur et d’aveuglement qu’était devenu le Capricorne. Mais alors qu’elle s’apprêtait à hausser le ton, Shura se leva à demi, et saisit ses mains entre les siennes, le livre posé sur les genoux de la jeune femme tombant avec un bruit mat sur le tapis élimé:
« … Et toi, qu’est-ce que tu veux ?
- Moi ? »
Elle hésita. Elle aurait bien aimé ne pas se confronter à lui d’aussi près, lui qui avait crocheté ses yeux sans faire mine de vouloir la libérer. Elle l’avait découvert mourant. Elle avait hésité, de longues minutes, tandis qu’il se vidait de son sang devant elle qui demeurait immobile. Et à présent, elle avait le sentiment d’être devenue le seul être humain duquel l’espagnol attendait véritablement une réponse.
Ses poings se fermèrent, l’étreinte se déplaçant sur ses poignets. Il y avait encore de la force dans les doigts du Capricorne.
« Moi, je veux la même chose que toi. » Une lueur de vie traversa alors le regard fatigué de l’homme qui la surplombait et la gorge de la jeune femme se serra, inexplicablement : « Je veux qu’il soit heureux. »
[1] Il s’agit bien entendu des mémoires de Bartolomeo du Scorpion (XVIème siècle), traduites par Angelo et Shura, dans UDC.