Titre = Filiation
Auteur = Aélane
Jour/Thème = 30 août / grandir
Fandom = Supernatural
Disclaimer : pas à moi, série créée & inventée par E. Kripke et son équipe (diffusion US : CW - diffusion française : M6 & cie)
Personnages = OCs + Caleb
Rating = PG-13
Participation au vote de fin de mois = non
Note : complètement à l'arrach', un bout a déjà été posté sur
6variations L’arme passa lentement d’une main flétrie à l’autre, tournoya un instant entre ses doigts gourds, intacte, pure. Ce brave petit ne l’avait jamais failli, c’était bien le seul, si on y réfléchissait un peu. Il n’avait pas l’habitude de réfléchir comme ça, pourtant.
L’âge le rendait peu à peu gâteux, y avait pas à dire. Jouer au docteur Phil, ça n’avait pas été son genre. Jamais. Il avait laissé les atermoiements derrière lui, le jour où sa famille avait dû abandonner ses jouets, son lit, sa chambre, sa maison, pour mieux fuir vers l'Ouest, toujours plus loin vers l'Ouest. Il avançait. Il créait. Il fonçait. Et qui m’aime me suive. Sa Ruth en riait toujours avec cette expression d’indulgence qui lui adoucissait les traits, la rendant presque aussi belle que les Madones adorées de son enfance, sauvées in extremis des fureurs apocalyptiques de ces satanés Rouges. Sa Ruth qui, après tant d’années, n’avait finalement jamais été sienne, s’il fallait en croire les lettres qu’il avait retrouvées à sa mort dans ces cartons de la cave dont il ignorait jusqu’à l’existence.
L’arme vint se reposer un temps sur ses genoux, trop lourde désormais pour ses bras amaigris. Même s'il devenait difficile de la manipuler, elle était toujours là, elle, immuable, fiable comme au premier jour.
Ses potes ? Peuh... Quand il ne semblait pas les enterrer les uns après les autres, ces derniers temps, il les voyait plus souvent autour d’un cercueil que d’un verre, tous à se lamenter sur ce fichu corps qui tombait peu à peu en ruines, tous à ânonner les vertus de tel médicament-miracle, de tel charlatan de médecin, lui renvoyant une image si horrible qu’il se surprenait à s’inventer des excuses pour ne pas aller présenter une nième fois ses condoléances. Comment le temps avait-il pu faire de lui ce genre de vieillard chevrotant dont il se moquait étant jeune ?
Le canon luisant se souleva millimètres par millimètres, se rapprocha de son poignet. Oui, c’était bien le seul être à être resté à ses côtés. C’était tellement dur, d’être seul. D’être seul à comprendre ce que c’était que d’être ainsi abandonné par tous, trahi par tous, jusqu’à soi-même.
Les enfants ? Tous éparpillés à droite et à gauche, trop occupés par leur vie pour songer à téléphoner les premiers. C’était leur tour, après tout. Avait-il inondé sa mère de lettres, jadis ? Non, pas vraiment. Noël. Une ou deux fois cartes postales, quand ils avaient pu économiser pour des vacances exotiques. Anniversaire. Thanksgiving. Et encore, c’était cette pauvre Ruth qui écrivait les petits riens tant répétés qu’il ne s’en souvenait plus devant la pesante blancheur du papier. Il n’avait fait que parafer le tout. Dany téléphonait déjà davantage qu’il n’avait parafé à son époque. Oui, mais Dany n’était pas son enfant. Juste l’ex de son fils. Elle avait dû lire quelque part que c’était bon de garder le contact avec la génération d’avant ou quelque chose du genre. Ce n'était pas comme s'ils avaient toujours vécu ensemble. Rien de personnel. Rien d’amical. Rien de… Et son propre sang n’avait pas reçu le mémo, fallait croire.
Fallait croire que c’était un soir à ressasser ce genre d’idées, oui, qu’tout foutait le camp, un jour ou l’autre. Sauf ça, sauf elle… Cette arme sera ton meilleur ami, quelqu’un lui avait dit, il ne savait plus qui, pas Joshua, non, ni son père qui la lui avait confié il y a si longtemps. C’était une voix de garçon, jeune, encore pointue, qui lui avait chuchoté ça, comme un secret. Peut-être bien son cousin, la première fois qu'il l'avait eue en main, plus fier qu'un martyr de sa foi, le jour où ils avaient accompagné leurs pères à la chasse. Sa mémoire lui faisait soudain défaut, comme le reste, comme tout le reste, sauf ELLE, sa dernière amie, son…
Le bois poli par les ans trompa sa paume rugueuse, sèche, crevassée par les années, échappa à ses mains maladroites, cassées par l’arthrite. Le pistolet heurta la moquette d’un son sourd, presque plaintif, comme si un reproche lui avait échappé au dernier moment, malgré lui.
*
Des tas de gens poussaient la porte de la boutique paternelle.
Il y avait ceux qui entraient d’un air bravache, vous claquaient leur pognon et leur licence sur le comptoir. Ceux-là déclamaient très souvent à la cantonade qu’ils achèteraient cash le dernier cri ou ce que vous aviez de plus costaud en stock, de préférence les deux à la fois, sans jamais vous laisser pour autant le moindre pourboire.
Il y avait les gars qui ne venaient qu’accompagnés. Experts, potes, petite femme du moment, peu leur importait, tant qu’ils pouvaient se sentir confortés dans leur bravoure ou dans leurs connaissances, dans leur ego. Ces bœufs-là étaient les plus nombreux, et ils discutaient chaque commande sans fin.
Il y avait ceux qui se faufilaient en poussant la porte de guingois, se contorsionnaient le plus possible dans l’interstice comme si une seconde de carillon supplémentaire allait brûler leur conscience au fer rouge. Ceux-là ne vous regardait jamais dans les yeux. Vous pouviez leur refiler de la merde, ils ne trouvaient jamais rien à redire.
Il y avait les tout intimidés qui bredouillaient des noms gribouillés sur un bout de papier illisible. Eux vous laissaient toujours un pourboire plus généreux qu’ils n’auraient dû, comme pour compenser.
Il y avait les durs à cuire, anciens flics, chasseurs de prime, retraités de l’armée qui en entrant saluaient son père d’un « sergent-chef », ou mecs des équipes de sécurité qui lorgnaient toujours les nouveaux Tasers. Portique ou pas, ces clients-là entraient rarement désarmés. Et son père grognait toujours lorsqu’un nouveau qu’il ne connaissait pas l’obligeait à prendre une photo zoomée avec la caméra de surveillance. Ça grognait mille fois plus fort, toutefois, si c’était un civil qui entrait armé : soit c’était les emmerdes - une grosse pas piquée des vers même s’il ne fallait surtout pas répéter ça aussi à la maison, soit il allait falloir faire des réparations puis perdre un temps fou à expliquer à un incompétent comment nettoyer correctement son arme enrayée au lieu de vendre du matos.
Ce n’était pas juste amusant, ce n’était pas juste pour passer le temps ou renflouer son argent de poche - un type bon, un quarter ! C'était important de savoir à qui on avait affaire. Extrêmement important. Ca-pi-tal. « Car on ne vend pas n'importe quoi à n'importe qui, répétait son père à qui voulait l'entendre, c'est des foutaises de pacifistes, ça, mon bonhomme. »
Encore plus divers étaient leurs motifs. Chasse. Stand de tir. Sécurité. Bien sûr, c'est ce qu'ils avouaient tous à voix haute. Seulement, leurs yeux, leurs mots, leurs gestes, leurs rires, leurs pleurs, leurs choix, vous contaient souvent une histoire un petit peu différente.
Il devenait très fort avec les types. Il n’y avait pas eu besoin de le motiver beaucoup pour rajouter les raisons à leur petit jeu, bien qu'il eût marchandé aussitôt un autre quarter. De plus en plus, c’était ce que Pip préférait essayer de deviner. Pour apprendre à mieux faire tourner la boutique, mais pas que pour ça. Pas vraiment que pour aider son père. Son père savait déjà tout, de toute façon. C'était le plus fort.
Pip aimait en savoir toujours un peu plus. Discuter. Fouiner. Dénicher les histoires cachées. S’il fallait en croire sa mère, tout le rendait curieux. C’était l’âge qui voulait ça, ajoutait-elle immanquablement en levant les yeux au ciel. « Ce gosse peut vous taper la bavette à un chien avec un chapeau », s’excusait parfois son père lorsqu’il craignait qu’il n’ait ennuyé un client ombrageux. « Philip ! continuait-il immanquablement, fiche donc la paix au monde ! Va jouer dehors ! Ou va aider ta mère ! »
Ce n’était pas vrai. Ce n'était pas juste. Il fallait bien qu’il s’entraîne à être aussi bon vendeur que son père ! Et il n’avait jamais houspillé le monde pour savoir comment certains arbres restaient verts ou pourquoi l’on mettait les gens en terre, si le Père Noël existait. C’était pour les bébés, des questions pareilles. Lui, c’était juste les gens qui l’intriguaient, tout pareil que les grands.
Il y avait le petit vieux qui tremblait dès qu’on frappait à sa porte et qui voulait vous acheter tout un arsenal en refusant d'entendre qu'il ne pourrait jamais en soulever le tiers du quart. Il y avait la grenouille de bénitier qui pensait encore craindre pour sa vertu et croyait dur comme au Seigneur qu'elle pouvait toujours prendre le recul de la carabine reçue des mains de son oncle favori il y a Mathusalem, sans se fracasser l’omoplate. Il y avait le bon père de famille qui craignait moins les squatteurs du centre-ville que le gamin qu’il soupçonnait de sauter sa fille. Il y avait le petit col blanc stressé qui achetait cent cartouches pour le ball-trap du club en rêvant secrètement d’aller tirer un carton un jour sur son connard de patron. Il y avait le gars qui voulait descendre du gros avec ses potes, sauf que par gros il s’imaginait souvent son porc de voisin du dessus qui balançait ses mégots sur sa terrasse. Il y avait ces libéraux du Maine, si fiers d'être si modernes, si moins barbares que les péquenots du sud ou du centre ou d’ailleurs, et qui n’avaient pas besoin d’un tas de paperasses ici pour se sentir libres de prendre leurs bus sans jeter des regards inquiets aux dépenaillés de la gare routière par-dessus leur épaule.
« Tous armés, tous en sécurité », aimait affirmer son père aux clients en tapant du doigt sur la maxime accrochée à côté des écriteaux louant les remises exceptionnelles du jour. Pip n’ignorait pas que ce n’était pas vrai. Pas faux, vu tous ceux qui l’attestaient, mais pas vrai non plus. Brian avait eu beau apprendre à tirer avec les cartouches à blanc que Pip lui avait filées en douce, Pip avait dû aller à la chambre mortuaire fixer ses pieds, fixer le plafond, fixer le dos de ses parents, sans jamais voir le cadavre de son ami tout joliment arrangé qu'il ait été au milieu des fleurs et des pleurs.
Les motifs étaient importants, eux aussi, parce qu’il y avait la toute dernière catégorie, ceux qu’il n’osait plus regarder dans les yeux, ceux dont il aurait refusé l’argent si de lui avait dépendu la caisse. Les martyrs, il les appelait en son for intérieur, un peu comme les saints dans la Bible sauf que, eux, Dieu ne venait jamais les réconforter à la dernière minute. Les gens comme Brian, ceux que la vie avait traînés une fois de trop dans la boue, ceux qu’on avait couvert de goudrons et de plumes, ceux qui croyaient qu’une arme allait miraculeusement les changer, les rendre forts, les rendre puissants, faire fuir les méchants et résoudre tous les problèmes.
Puis, il y avait Caleb.
Le vieux Caleb qu’il se faisait appeler, parce qu’il y avait un jeune Caleb, dont le vieux donnait parfois des nouvelles en vérifiant l’alignement du canon, sans que nul n'en demande. Son père ne demandait jamais rien à Caleb. Ni pourquoi tel calibre, ni s'il avait fait bonne impression au ball-trap, ni s'il avait enfin abattu ce sacré cerf rouge avec ses potes, ni s'il se sentait bien mieux maintenant avec ce .36 dans son tiroir, ni s'il avait des problèmes avec le matos, ni quels nouveaux voisins il avait, ni ce qu'il avait mangé, ni s'il comptait voyager sur la côte Est, ni où il pensait donner un petit coup de jeune à sa caisse, ni comment allait sa femme. Rien.
Le bonhomme avait beau réclamer les trucs les plus inquiétants qui soient - « seuls les pires illuminés voudraient de quoi fondre leurs propres balles, chéri, des balles en argent en plus ! » avait protesté sa mère à table, une fois, une seule fois - son père qui pour tout autre quidam aurait aussitôt appuyé sur le bouton les reliant au shérif, son père opinait juste sans mot dire, et allongeait la marchandise.
Il aurait bien voulu poser lui-même toutes ces questions, puis tout un tas d’autres, mais cet homme avait le don pour venir rarement le week-end, toujours quand il n’y avait plus personne ou pas encore quelqu’un. Très souvent, pile le jour où sa mère voulait qu’il aille faire les courses avec elle, qu’il termine ses devoirs, range sa chambre, ramasse les feuilles mortes, aille à tout prix s'amuser avec son copain Tom quand ce n'était même pas son copain.
S’il arrivait à se faufiler jusqu’à l’armurerie malgré tout, dès qu’il s’approchait trop près, son père avait, lui, le chic pour avoir alors un carton à déplacer, un truc débile à vérifier en réserve, une commission à aller porter, un téléphone à décrocher, n’importe quoi pour l’occuper en l’envoyant le plus loin possible. On lui interdisait de rencontrer réellement Caleb, sans le lui interdire ouvertement, pour qu’il n’embarrasse pas les adultes avec des pourquoi et des revendications. C’était horriblement frustrant.
Il n’y avait plus qu’à tendre l’oreille, de loin, à son grand déplaisir. La nuit, tout au fond de son lit, il aurait bien caressé l’idée de se procurer les bandes de surveillance avant leur destruction ou de fouiller la comptabilité en douce, tel James Bond, il aurait concocté des plans mirobolants pour apaiser sa curiosité dévorante, planqué sous ses couvertures, s’il n’était pas déjà certain que son père ne questionnait pas plus Caleb qu’il ne le laissait marquer la moindre trace de son passage où que ce soit. Les caméras ne tournaient pas quand Caleb était là. La caisse ne s'ouvrait pas quand Caleb était là.
Son vœu le plus cher sembla s'exaucer toutefois lorsque le vieux s'installa soudain en ville, enfin, presque. Mais, où qu'il logeât, nul ne pouvait le rater aux heures fraîches, attablé qu’il était à la terrasse du bar que les garçons de son âge lorgnaient d'un air aussi envieux que bravache. Un jour, eux aussi, s'attableraient là, c'était leur désir le plus cher. Ce n'était pas celui de Pip.
Il voulait comprendre. Il voulait savoir. Il voulait être dans le secret. Il était grand. Il était suffisamment grand. Il rassembla tout son courage pour s’installer l'après-midi du cinquième jour en face du bonhomme occupé à griffonner quelque chose sur un carnet aussi abîmé et crevassé et usé que lui.
Intimidé par la proximité du trésor des trésors, enfin à portée de voix, enfin à portée d'oreilles, prêt à livrer tous ses secrets, Pip attendit si longtemps sans oser parler qu'il prit peur que Marty ou l'une des serveuses ne viennent le chasser manu-militari. Il avait bien une histoire de commission toute faite, une histoire qui ne voulait pas franchir ses lèvres, tout occupé qu'il était à dévorer le mystérieux Caleb, s'imprégnant de sa présence, prêt à boire la moindre de ses paroles.
« T'es le petit à Josh, toi. Ton père a pas un mot pour moi, n'est-ce pas », énonça soudain l'homme d’une voix égale, sans relever les yeux.
Ce n’était pas vraiment une question, mais ce ne fut pas ce qui fit sursauter Pip. L’homme avait une voix plus jeune que sa tête, puis pas le moindre accent d'ici ni pas franchement californien non plus. Pas d'au-dessus non plus. Il avait eu une maîtresse du Kansa. C'était pas ça. D'où ? D'où donc ? C'est à cet instant qu’il comprit à quel point il ne connaissait pas Caleb, même s'il lui semblait avoir passé son temps à l'imaginer et à l'observer de loin.
« Qu’est-ce que vous faîtes ? Ici, je veux dire, finit-il par répliquer, démangé par la curiosité.
- J’écoute les gens me raconter leurs histoires.
- Vous ne ressemblez pas aux reporters de la télé… ni à ceux de notre Gazette. Et vous n’êtes pas de la Gazette de la ville, sinon vous…
- J’ai pas dit que j’en étais un.
- ... et vous ne seriez pas tout le temps ici chez Mar… Oh. Alors, alors… qu'est-ce que vous faites ?
- J’enquête. Sur des accidents…
- Vous n’êtes pas flic !? Vous seriez chez le shérif !
- Ah, t’es un savant, toi. Mais faut pas croire ce que tu vois sur ton petit écran. Ça raccourcit toujours tout, ça…
- Je lis aussi beaucoup ! Et je regarde ! Je sais que si vous étiez un flic, vous achèteriez vos armes avec une carte. Et Papa vous aurait sur sa caméra !
- … T’as de bons yeux… Ton paternel sait que tu l’espionnes ?
- C’est Papa qui veut que j’observe ! C’est un jeu entre nous, je gagne tout le temps… presque, presque toujours…, et ça vous regarde pas !
- Yep, pour sûr. Et toi, p’tit, tu f’rais mieux d’…
- Je peux vous aider ! Vous avez dit que j’avais de bons yeux ! Puis je connais tout le monde. Je connais la ville. Je connais les histoires. Beaucoup. Même celles que les adultes croient qu’on connaît pas.
- Ah.
- Quel accident ? Sur quel accident vous enquêtez ? Un accident, c’est la faute de personne !
- Comme toi quand tu casses quelque chose ?
- Oh… Mais quel accident ?
- Y a quelqu’un qui pense que non.
- Qui ? Et non, quoi non ?
- Te précipite pas. Même en ayant l’œil, si tu te précipites sur le premier truc évident…
- Je sais ça !
- … sûr...
- Excusez-moi. Mais c’est vrai que je peux vous…
- Pas des accidents ou pas des suicides pour appeler un chat un chat.
- Oh. Le vieil Arthus ?! C’est ça ? Le petit Tom en parlait sous cape à la récré parce que les adultes veulent pas qu’on en parle, et…
- Moi.
- Euh, vous ?
- Moi, je crois pas que ce soit si simple.
- Simple ? Mais si vous êtes détective privé, c’est que quelqu’un vous a engagé. Donc, vous êtes deux à pas y croire. Ou plus.
- Ton vieux.
- … Mon... ?
- Ton paternel croit pas que ce pauvre Arthus se soit fourré l’canon dans la gueule, pas tout seul en tout cas.
- Oh, mais y avait personne ! Pas d’autres empreintes. Le shérif, c’est le papa de Tom, vous savez, et ils ont bien regardé partout, z’ont même envoyé à un labo de la grande ville, comme Deux flics à Miami…
- L’shérif a dit ça ?
- Oui. … Croix de boix, croix de fer.
- Ok. Ton paternel, lui, dit qu’il en est sûr, que c’était pas l’genre du brave vieux. Qu’sinon, il lui aurait jamais vendu ces cartouches toutes neuves.
- Mon père sait toujours qui… !
- Tout le monde fait des erreurs,
- Non, il… !
- …sauf que c’est la troisième, en six mois. Et ça, ça lui a mis la puce à l’oreille. Ou la trouille, plutôt.
- Papa n’est pas un… !
- Ai-je dit ça ? Mets pas tes mots dans la bouche des autres. Ton paternel est un homme… raisonnable. Personne n’aime reconnaître qu’il est dépassé, mais c’est un adulte, il sait appeler à l’aide au lieu de s’obstiner à s’dépatouiller tout seul. Pas comme certains crétins de ma connaissance…
- Alors, pourquoi vous ne logez pas à la maison ? Pourquoi vous n’êtes pas au moins passé manger ou un barbecue ou juste prendre une bière au lieu d’en prendre ici et pourquoi…
- Ton paternel nous a appelés, mais c’est tout. L’aime pas mon boulot. L’a jamais aimé.
- … oh...
- Tu disais les adultes aiment pas qu’on parle de certains sujets. Bein, ce boulot. Cette enquête. Ton paternel, il aime pas. Serait furieux même qu’on en discute tous les deux, bonhomme. Alors, tout ça reste entre nous, d’accord ? Et tu vas rentrer chez toi. T’as déjà bien aidé avec le shérif.
- Nous ?
- … Toi et moi. Rien que toi et m…
- Non. Je sais, je sais, je suis pas idiot ! Papa VOUS a appelés, vous avez dit.
- Mon partenaire et moi.
- Oh, oh. … Oh. L’autre Caleb ?
- … Oui.
- Il est où ? C’est votre fils ? Caleb le Jeune, Caleb Junior ? Vous travaillez avec votre fils, vous aussi !
- T’es vraiment un curieux, toi. T’me rappelles bien quelqu’un, tiens.
- … ah ?
- Fais pas cette tête indignée. Arf, quand on parle du loup… Tu vois l’costaud un peu rablé qui rapplique à grands pas ? Sur ta gauche.
- Vu ! Oula, il a pas l’air content ! Il vous ressemble pas beaucoup non plus…
- L’apprécie pas l’coin. Pas des masses. Rien contre ton état natal, petit… Il est du Texas, lui aussi. Préfère les grandes villes, oui, il préfère... un peu plus d’anonymat. C’est dur d’être l’étranger.
- Mais… s’il est texan.
- Tu peux être un étranger chez toi. Suffit d’être toujours en vadrouille. Notre boulot, tu comprends. Et non, pas mon fils. Pas le mien. On fait équipe. Voilà tout. Une sacrée bonne équipe.
- Encore heureux, l’interrompit Pas-son-fils-donc qui avait déboulé comme un taureau, bien plus vite que Pip ne l’aurait cru, t’aurais jamais survécu à ma crise d’ado, mon pauvre vieux. Et à qui tu blablates aux quatre vents des secrets d’état comme ça ? Je blague, petit. Pas de quoi s’émerveiller ni ouvrir des yeux si ronds, je t’assure. Privés. Bas de gamme en plus. C’est surtout très ennuyeux. Le moindre roman est plus amusant, crois-moi. Toi, tu m’as l’air du genre à lire non ? Va donc relire tes Hardy Boys, bien plus chouette. »
Le mystère était tout éclairci, trancha-t-il, en arpentant d'un pas rageur le plus long chemin possible pour rentrer chez lui. Voilà pourquoi son père faisait toujours la sourde oreille dès que le jeune Caleb était mentionné ! Personne ne voudrait avoir de nouvelles d'un... d'un connard pareil ! Voilà pourquoi on ne parlait pas aux Caleb tout court ! Car Caleb le Vieux s'était bien gardé de faire autre chose que de hocher la tête d'un air presque attendri. Quelle bande de... ! de... méchants. Fils de...
Il regretta soudain très fort de n'avoir pas été plus attentif lorsque le vieux Don venait acheter du 5 millimètres en jurant comme un charretier. Il aurait dû rester planqué un peu plus souvent dans la réserve en ouvrant grand ses oreilles ! Il manquait de mots. Les mamans pouvaient bien dire ce qu'elles voulaient. Les vrais hommes, ça jurait. Il n'était plus un petit ! Il pouvait jurer ! Quand l'occasion s'y prêtait, parfois il valait mieux ça, comme disaient les clients pour s'excuser d'avoir laisser échapper quelques gros mots en sa présence. Et quoi de pire qu'on le tourne en ridicule ? qu'on le traite comme un bébé ? une nuisance ? qu'on finisse même par l'éjecter manu-militari de la table devant tout le monde ! Sale en... en-quelquechose. Connard ! Gros connard ! Sale connard ! Salaud de connard ! Qui ne valait pas mieux que le grand Tom, celui qui bousculait toujours plus petit que lui à la récréation pour rien, sauf le petit Tom, parce que son papa était le shériff. Et sa maman n'avait que le plus grand mépris pour le grand Tom, comme pour ses parents, enfin c'était pas ses vrais parents mais c'était des adultes qui ne lui avaient pas appris à bien faire, alors ça comptait quand même. Cela ne l'étonnait plus que sa maman non plus ne voulait pas recevoir les Caleb chez elle. Elle ne tolérerait jamais leur comportement. Odieux. Elle appelait ça, « être odieux ».
Ce n'était pas de vrais détectives. Des héros venus résoudre un mystère. C'étaient des Imposteurs, conclut-il. Les vrais écoutaient toujours ceux qui voulaient aider. Hardy Boys... Il allait leur montrer, marmonna-t-il au fond de son lit. Demain, dès que les cours seraient finis, il serait sur le pied de guerre !
Le lendemain midi, le grand Tom, qui avait retenue, découvrit le cadavre d'une maîtresse. Ce qui aurait pu être inespéré, car l'école ferma, si, du moins, sa mère n’était pas venu le chercher à la cantine pour l'enfermer à la maison entre ses bras. Elle parla de médecin, de prendre des vacances, de partir, de vendre le magasin, de changer de ville, ce qui était un milliard de fois plus horrifiant qu'un cadavre, même de quelqu'un qu'il avait connu, promit-il. Ce n'était pas tout à fait comme Brian. C’était même pas du tout pareil. Là, il ne pleurait pas, n'est-ce pas ? Puis, ce n'était pas une maîtresse très gentille. En tout cas, son copain, à la maîtresse, n'était pas gentil du tout. Et elle était tout le temps stressée, énervée, horrible même. Elle aurait mieux fait de le quitter, énonça-t-il de sa voix la plus adulte possible. Si maman pleurait, c'était à lui d'être adulte, non ? Sa mère refusa de l'écouter. Son père refusa d'écouter sa mère. Il finit par refuser de les écouter tous les deux se disputer.
Elle dormit cette nuit-là avec lui, comme quand il était malade. Pip était sûr de ne pas en avoir dormi de la nuit,. Ce n'était pas lui qui était malade, bien sûr. Ce n'était pas sa mère non plus. Mais quelque chose l'était. Quelque chose ne tournait pas rond, décida-t-il. Avant-avant-hier, tout allait encore très bien ! Avant-avant-avant-hier, les deux Caleb n’étaient pas encore arrivés en ville.
Toutefois, lorsqu'il se leva en douce pour aller poser des questions sur les Caleb au grand Tom qui habitait en contrebas de leur rue et qui se vantait toujours de se coucher à l'aube tous les jours, lorsqu'il essaya de passer par derrière, il y avait un rai de lumière sous la porte de la cuisine. Et des voix. Graves. Qui chuchotaient. Les voix des Caleb.
« Pourquoi t’as rien dit, Josh ? hurla soudain le jeune, me baratine pas ! »
Terrifié, Pip resta saisi, se cramponnant de justesse au guéridon posté juste à côté de la porte de la cuisine pour ne pas tomber. C’était horrible, son papa ne pouvait pas s’être trompé à ce point sur des clients. Les Caleb ne pouvaient pas être des… des… tueurs ? De maîtresse et de… vieil homme. Sauf qu’ils étaient arrivés après… après Arthus…
« Cal, se contenta de soupirer son père dans le silence hostile.
- Me dis pas t’avais pas fait l’rapport ! Toutes sorties de chez toi ! »
Que c’étaient tous deux des suicides, d’après le shériff ! Le shériff ! Il devait appeler le shériff ! Ce n’était pas un bon plan. Le téléphone le plus proche était en cuisine, l’autre à l’étage. Or, il ne se sentait pas capable de remonter les marches sans les faire grincer. Il tremblait trop.
« Je suis le seul armurier du secteur ! Bien sûr que tous les gens du coin achètent ici ! Ils ne vont pas aller faire trois heures jusqu’à Denver ou je ne sais où ! Pas si la qualité est ici ! Et elle est ici. Dois-je te rappeler d’où vient ce qui garnit ton coffre ??
- La Winchester, le Benelli, le S&W Bodyguard et… continuait à gronder le peut-être vrai détective, mais pas vraiment futé, sans écouter les arguments absolument imparables du meilleur vendeur du Texas !
- C’que c’t idiot devrait dire, intervint le vieux, à voix si basse que Pip dut s’avancer un peu plus pour comprendre, c’est qu’les cinq armes sont pas d’mathusalem. Vendues récemment… comme d’puis deux mois, max. On a consulté les registres au magasin pendant qu’étais occupé avec ta femme. L’y a passé un bon bout d’temps. Et, ça, ça c’est un putain d’lien. Le seul qu’l’on ait.
- Ouais, ça fréquentait pas les mêmes lieux, les mêmes gens. Et zéro côté background. L’instit avait un gus violent, qui a un alibi long comme d’ici au Maine où il cuvait en taule. Le vieil Arthus ? Pas d’ennemi connu, pas de dettes, pas d’assurance-vie, pas de maladie en stade terminal, des enfants qui passaient assez régulièrement. La femme de Matthias Ford le rendait cocu. Stan était chasseur et blanc comme neige… Que dalle de que dalle. Le seul point commun, c’est ton magasin. »
Quoi !? Menteurs ! Son papa ne pouvait pas être responsable. Pouvait pas ! Pouvait pas ! Non, non, non, non !
« Mon dieu, murmura son père, effaré. Mon dieu, répéta-t-il, file-moi une rasade de ça. Tu aurais pu alerter le shériff ! L’alarme est directement reliée chez lui. Crétin ! Comment as-tu désamorcé... ?
- Tu devrais arrêter d’utiliser la date de ta premier rencart, c’était déjà le code de ton cadenas au lycée », répondit en gloussant le jeune Caleb, qui n’était peut-être pas complètement mauvais alors, s’il était un ancien ami de son père, et qui ne devait pas être si jeune, alors, s’il avait connu son père au lycée ! Pourtant il avait l’air au moins huit ans plus jeune. C’était peut-être parce qu’il avait l’air beaucoup moins respectable...
« Cal ! protesta aussitôt son père. Cal, reprit-il, je jure que je n’avais pas remarqué. Ce n’est pas... Le shériff a parlé de suicides. Ce pauvre gosse a même vu sa maîtresse se faire sauter la cervelle devant lui. Je n’ai pas pensé une seule seconde… Je savais même pas que tu étais… que vous étiez… dans le coin. Pourquoi vous n’êtes pas venus tout de suite me voir ?
- …
- Ah, oui. Je n’ai jamais compris, tu sais. Tu sais bien
- Au moins tu n’as jamais essayé de me faire sauter la cervelle, comme…
- J’étais là, moi aussi. J’étais là, Cal. »
Pip était là, lui aussi. Et jamais il ne s’était senti aussi perdu. Trahi par son père, la seule personne en qui il avait toute confiance. Accroupi derrière la porte entrebaillée. Blotti dans un coin. Frissonnant. La chair de poule. Terrorrisé par les éclats de voix.
« Pour ça qu’tu m’as traité d’menteur ? Qu’c’était… que c’était quoi déjà ? Que j’hallucinais le fantôme qui avais tué ton rencart ? Qui avait failli TE tuer ?! Que je devais prendre des médocs pour dormir ! Fermer ma gueule !
- J’étais persuadé que tu oublierais. J’avais presque oublié moi-même. Pourquoi tu n’as pas pu oublier ! J’aurais pu te payer le lycée, puis la fac. Ou on aurait pu gérer le magasin ensemble ! Ce n’est pas une vie !
- Ma vie. D’toute façon. C’était déjà trop tard. Et Anne-Lise… Anne-Lise ne sait toujours rien… Tu ne mets même pas de lignes de sel chez toi ! Ton gosse, mon putain d’neveu, il pourrait… !
- Mêle pas mon fils à tout ça. Il n’a rien à voir avec tout ça ! Je t’interdis de…
- Ton fils, tu sais qu’il est venu nous trouver ? Qu’il se pose des questions ? Les bonnes questions ! Celles auxquelles tu m’as jamais donné de réponses ! Est-ce qu’il te les pose à toi ? Est-ce que tu lui mens tout pareil ! Est-ce que tu lui promets aussi qu’il sera protégé par ces putains d’armes que tu vends comme des chapelets, qu’tu lui donnes !!!
- Jamais je… !!!!
- Vos gueules !! L’fiston, l’est juste curieux comme un jeune chat. L’est pas toi, Cal. L’est pas toi, Josh. Et surtout, l’est pas sourd.
- …
- …
- Qu’est-ce qui vous prend ?… Bordel ! Oui. Ça tend même les deux oreilles. Toutes grandes ouvertes pour vos conn’ries. Tenez. »
Et joignant le geste à la parole, le vieux Caleb fit pivoter la porte sur ses gonds d’un grand coup sec.
Pip se sentit basculer la tête en avant, s’écrouler sur le carrelage, trop engourdi pour réagir, pour fuir.