Comte Cain - Alexis Hargreaves - #18. Mort de peur
Alexis se redressa brusquement dans son lit, éveillé en sursaut par l’horrible cauchemar qu’il venait de faire. Les draps étaient moites contre lui, et il ne voulait pas se rendormir immédiatement. Il préférait d’abord … souffler un peu. Le Cardmaster se passa une main sur le visage. Quelle nuit ! Il entendait même le vent souffler dans les branches à l’extérieur. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser où il se trouvait. Ce n’était que la chambre qui lui était réservée, comme d’habitude, dans l’une des nombreuses demeures secrètes de Delilah. Comme d’habitude, la pièce était meublée par du mobilier riche mais relativement sobre, par rapport à ce que l’on pouvait trouver dans n’importe quelle autre maison riche.
Dans l’intérieur sombre, l’homme ne pouvait distinguer que les silhouettes austères des meubles, noires formes se découpant sur un fond plus noir encore. Aucune lumière ne pénétrait dans la chambre. La faible lueur de la lune était stoppée par les épais rideaux qui bouchaient les fenêtres, et tout le monde devait dormir, à l’exception peut-être d’Ida, qui montait sûrement la garde, non loin de la porte du Cardmaster, immobile et silencieuse dans la nuit. Comme quoi, même le plus puissant des hommes pouvait encore avoir des craintes enfantines, comme celle de se réveiller dans l’obscurité après un cauchemar.
Alexis se pencha vers sa table de nuit, tâtonnant pour trouver ses lunettes. Dans les ténèbres environnantes, cela ne fit pas de différence. Il alluma une bougie, dont la lumière tremblotante éloigna les ombres de quelques pas. Il regarda autour de lui. Tout était dans son état normal, rien ne pouvait justifier clairement la sourde angoisse qui lui étreignait la poitrine depuis son réveil, à part bien sûr le mauvais rêve qui l’avait tiré brutalement des bras de Morphée.
Ainsi, assis dans son lit à la lumière d’une flamme, le Cardmaster essayait de se rappeler de son rêve pour identifier la cause de la peur qui faisait couler des sueurs froides le long de son front. Il ne se souvenait plus précisément de quoi il était question, mais plus il y réfléchissait et plus cela prenait forme dans son esprit, comme la plupart des rêves dont on ne se souvient que des sensations en se réveillant. Il s’en repassait le déroulement dans l’esprit.
Tout avait commencé dans un opéra. Comme tout comte digne de sa position, Alexis était assis au premier balcon de la grande salle, d’où on avait la meilleure vue. Il était installé entre une baronne et une duchesse, toutes deux habillées aussi élégamment que richement, leurs robes de satin et de velours parées de diamant, leurs étoles de brocart scintillant à la lumière des lampes. Il avait été conscient de la présence de Moon et d’un autre garde juste en dessous de son siège, dans l’orchestre, prêts à intervenir à la moindre alerte, comme d’habitude. Il revoyait de plus en plus nettement tous ces nobles et ces riches bourgeois, avec leurs sourires pastiches collés au visage par la bienséance.
Les lumières s’étaient éteintes, le rideau s’était ouvert, petit à petit les conversations avaient faibli pour s’éteindre et le spectacle avait commencé. Il ne se souvenait plus vraiment du spectacle, mais il savait avoir admiré le ballet. Ballet qui après quelques minutes lui avait paru étrange. En effet, parmi tous les petits rats aux coiffures nettes, impeccables, il y avait une jeune danseuse, assez grande, dont les longs cheveux blonds, détachés, flottaient au rythme de ses mouvements. Intrigué, il regarda de plus près, se servant de ses jumelles, pour mieux voir cette jeune fille qui brisait l’uniformité de la troupe.
Il la détailla. Elle était très grande pour une fille, ses mouvements étaient gracieux et accompagnaient à merveille la musique douce de l’opéra, ses yeux bleu clair reflétaient une grande tristesse. Un long cri s’échappa de la gorge du Cardmaster quand il reconnut son fils Jezabel. Un hurlement qui s’arrêta en même temps que les battements de son cœur alors qu’il s’effondrait sur la rambarde du balcon. Il s’était réveillé à ce moment-là, en sueur, une angoisse terrible lui enserrant la poitrine.
Faire le point sur ce rêve traumatisant l’avait aidé à se calmer. Pas vraiment rassuré, il souffla tout de même la bougie et s’apprêta à se rendormir, songeant que le lendemain, il devrait prévenir Jezabel qu’il avait désormais l’interdiction formelle de s’approcher, pour quelque raison que ce soit, du moindre corps de ballet.