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Ca avance, doucement mais sûrement. Je suis enfin arrivée à la partie concernant les essais. Et après ça... Après, ça va s'accélérer, pour arriver sur la partie à Edimbourg. Enfin, en théorie. Parce que si ça se trouve, je vais encore changer d'avis dans deux jours.
Journal de bord du HMS Edimbourg
19 janvier 1842
Entrée rédigée par Aidan Clarick, Commodore Vice-amiral
En ce jour de l’an de grâce 1842, l’équipage au grand complet a pris ses quartiers à bord du HMS Edimbourg, classe Lilienthal, version v. 1.5A, en partance pour l’ancienne ligne de frontière du Mur d’Hadrien. A dix (10) heures précises, heure du matin, l’estimé amiral…
« Il faut vraiment que j’écrive encore ces conneries ? Ca ne fera que la troisième fois, tu sais.
- C’est la coutume, Aidan, tu le sais bien.
- Oui, eh bien la coutume, j’ai très envie de leur dire où-
- Tant que tu n’écris pas ce que tu penses vraiment, tout ira bien. »
…Arthur Wellesley, Lord Wellington, a procédé à l’inauguration au sol du premier vol du bâtiment, en présence de Sa Majesté Impériale Charles V Stuart de Britannia et de la Reine Henrietta ; du Prince de Galles, Héritier Apparent, Charles Stuart, Duc de Cornouailles, et de son épouse la Princesse Katerine de Hanovre ; du Premier Ministre Lord Aberdeen ; du Cabinet au grand complet, comprenant notamment Mssrs. Sweeney, Maugham et Peters ; des représentants du…
« Tu crois que ce bâtard qu’on a dû embarquer avec nous ira fourrer son nez là-dedans ?
- A toi de garder tes livres sous clé pour ne pas que cela arrive, alors.
- Je n’aime vraiment pas ce… C’est quoi, son nom ? Yeats ? Oui, Yeats. Je n’aime pas ce type.
- Moi non plus. Si tu arrêtais de tergiverser, maintenant ?
- Non, mais franchement, je n’ai pas accepté de servir dans la Royal Air Force & Navy pour gratter du papier à longueur de journée ! Même sur l’Endeavour, il n’y en avait pas autant à faire.
- Allons, cesse de faire ta mauvaise tête, et remplis-moi ce journal de bord. Ou bien donne-le moi, que je m’en charge.
- Comment veux-tu t’en charger ? Tu es sur la… Attends un instant, si ni toi, ni moi ne sommes sur la passerelle, qui est aux commandes ?
- L’officier McCoy est des plus compétents, my dear. De plus, nous sommes en vol direct avec cap fixe pour le moment. Il n’y a aucune urgence. »
Une inspiration.
…Corps des Ingénieurs Royaux, organisés en charte militaire depuis…
« Très bien. Commandant en second Wilhelmina Wallenstein-Clarick, vous êtes priée de retourner sur la passerelle immédiatement.
- Est-ce un ordre, Capitaine Clarick ?
- Oui, c’est un ordre. Exécution, Capitaine Clarick. »
Deux regards bleu acier se croisèrent, se soutinrent un instant dans le silence de la pièce de travail des quartiers du capitaine. Deux sourires en coin furent échangés, à la fois amusés et destinés à transmettre de courtes excuses. Relevant le menton, Wilhelmina Clarick porta la main à sa tempe pour saluer, et tourna les talons. Alors qu’elle quittait la pièce de son habituel pas léger, Aidan se permit un haussement de sourcils, avant de reporter son attention sur le livre de bord qu’il avait saisi quelques minutes plus tôt sur l’une des étagères protégées par une porte qui ornaient une cloison de la cabine. L’ouvrage était lui aussi neuf, tout comme le reste du vaisseau, si neuf que l’odeur qui se dégageait de ses pages était presque entêtante.
…depuis 1776 ; et des honorés membres du Parlement dont le travail exemplaire contribue chaque jour à consolider notre grande nation.
« …Foutre et pisse, ça fait deux siècles que le Parlement n’a plus de véritable pouvoir. Qu’est-ce qu’ils viennent m’emmerder à écrire toutes ces formules consacrées, » grommela Clarick, sa plume encore pleine d’encre suspendue à mi-chemin de la page qu’il tentait de noircir aussi consciencieusement que possible.
Comme il était prévu dans le plan de vol qui nous a été remis à Londres, nous…
« Oh, et puis… »
Comme il était prévu dans le plan de vol qui nous a été remis à Londres, nous
Premier enregistrement dans le journal de bord : 13h25. Cap sur Culloden : comme prévu. Heure de départ : 12h45. Estimation du temps de trajet : environ quatre heures.
« Là. »
Et il reposa sa plume sur le support prévu à cet effet dans le bois même du bureau, laissant l’encre sur le registre sécher à l’air libre, tandis qu’il se levait déjà de son fauteuil pour se saisir de sa veste d’uniforme posée sur le dossier. La première chose qu’il avait faite en quittant la passerelle avait été de se débarrasser de son manteau d’apparat ; la deuxième, de ressortir celui qu’il portait d’ordinaire, et de le garder bien à portée de la main.
Je me demande à quoi ressemblent l’infirmerie et le réanimatorium, maintenant que Wolfram s’y est installé. Il paraît que l’assistant est un peu spécial. J’aimerais bien voir ça.
***
« Oui, M’sieur. Bien, M’sieur. Je fais ça tout de suite, M’sieur.
- Assistant-Réanimateur Home. Ne vous ai-je pas dit il y a cinq minutes de m’appeler ‘Docteur’, et pas ‘Monsieur’ ?
- Si, M’sieur.
- Et alors ?
- Désolé, M’sieur. Je veux dire, Doc. »
Wolfram McAlexander se promit de remettre les choses au point plus clairement encore par la suite, si cela était possible. Ce gamin aux cheveux bruns en bataille - il n’avait pas plus de vingt-deux ans, ce qui n’était rien comparé à son âge à lui - avait une façon de répondre qui lui tapait déjà sur les nerfs. Par certains côtés, c’était exactement le genre de réponses qu’aurait pu lui faire Aidan, à la différence près que ce qu’il était prêt à tolérer de la part de son capitaine et ami n’était pas du tout la même chose que le respect qu’était censé lui montrer un simple assistant.
Oui, oui. J’imagine d’ici ce que tu dirais. « On s’en moque, l’essentiel, c’est qu’il soit compétent. » Mais ce ne serait pas lui rendre service, Dan. Loin de là. Ils ne seront pas toujours sous tes ordres… du moins, j’espère pour toi et pour nous que nous ne resterons pas ici jusqu’à notre retraite.
Par l’unique hublot de la pièce principale de l’infirmerie, celle qui menait d’une part à l’aile de repos, d’autre part au réanimatorium, Wolfram pouvait voir l’immensité du ciel bleu, si clair et si pur qu’il savait d’ores et déjà que de redescendre, de repasser sous le plafond des nuages, serait un crève-coeur. L’Edimbourg, en dépit de sa masse et de son poids qui frôlaient le seuil critique, même pour des moteurs bi-fonctions, semblait curieusement plus taillé pour le vol en haute altitude qu’à quelques centaines de pieds seulement. Il soupçonnait que ceci avait à voir avec l’armement fort peu conventionnel installé au dernier pont inférieur
« M’sieur, pardon, Doc. J’aurais quand même une question.
- Oui, Aspirant Home ?
- Ce n’est un peu risqué d’avoir placé le réanimatorium aussi près de l’infirmerie ? En cas de risque d’infection, j’entends. »
Ce petit était loin d’être idiot, pour sûr.
« Aspirant Home, si vous comptez faire de vieux os dans la Navy, laissez-moi vous dire une bonne chose : ce genre de détails, oubliez-les. Parce que le jour où un marin mourra entre les mains du médecin de bord, vous serez content de l’avoir immédiatement sous la main pour rattacher son âme à son corps.
- Je vous ai entendu, Monsieur le Réanimateur en Chef Wolfram McAlexander, » lança depuis la pièce attenante celle qui était sa contrepartie pour les vivants - Head Doctor & Surgeon Christa Perkins, diplômée de la London School of Medicine, anciennement officier médical à bord du HMS Alecto.
- Voyons, Lieutenant-Commandant Perkins, je ne faisais qu’exposer à mon assistant ici présent ce que vous comme vos collègues avez forcément déjà pu constater sur le champ de bataille.
- Et fort malheureusement. Une petite tasse de vidange, estimés non-collègues ? » ajouta-t-elle en pénétrant dans la salle, une main dans la poche de sa blouse blanche ornée de la traditionnelle croix bleue des médecins. De l’autre, elle tenait presque du bout des doigts une tasse emplie de cet abominable breuvage vert sombre que tout soldat et tout aérostier avait appris à redouter autant qu’à appeler de ses vœux ; amoureusement surnommé à l’unanimité huile de vidange, le mélange à base d’herbes et d’autres composés auxquels on préférait ne pas s’intéresser de trop près avait la propriété de garder n’importe qui éveillé et alerte des heures durant. Christa Perkins semblait avoir l’habitude de recourir à ce genre d’expédient ; à son grand regret, Wolfram également.
« Bien volontiers.
- Il y a une cruche et des gobelets dans la salle de pause. Vous pouvez vous servir si vous le désirez. »
Le médecin-chef leur adressa à tous deux un agréable sourire avant de porter sa propre tasse à ses lèvres. D’un regard appuyé, Wolfram fit comprendre à son assistant qu’il ferait bien de s’exécuter rapidement, et d’aller à son tour servir le répugnant et néanmoins ô combien efficace breuvage.
« J’ai le sentiment que le personnel à bord de ce bâtiment n’est pas des plus… banals, commença le Réanimateur lorsqu’ils furent seuls pour un court moment dans la salle. McCoy, Home, et maintenant vous-même…
- Bien sûr que non. C’est un grand honneur que de servir sur l’Edimbourg, bien évidemment… mais toute l’Aéronavale sait bien que servir sous les ordres d’un Clarick est une entreprise des plus risquée. Surtout dans le cas d’un dirigeable aussi expérimental que celui-ci. »
Christa lui adressa un bref regard par-dessus sa tasse ; si elle n’était pas jolie à proprement parler, avec ses yeux d’un gris terne et ses cheveux filasses déjà partiellement gris relevés en un chignon strict, il se dégageait malgré tout d’elle une présence qui attirait immanquablement l’œil. Sa façon de se tenir et d’emplir tout l’espace autour d’elle en dépit de son corps menu, peut-être.
« Je ne peux pas vous donner tort sur ce point, soupira-t-il enfin ; puis, d’un signe de tête, il remercia Home qui lui apportait sa tasse.
- C’est d’Aidan Clarick dont nous parlons. Celui qui a ordonné la manœuvre d’approche filaire dans l’espace aérien de Dundee.
- Et qui a trouvé le moyen de la réussir.
- En perdant deux ailerons de stabilisation au passage.
- C’était un risque calculé.
- Ma parole, mais on dirait presque que vous prenez sa défense. »
En dépit de ses efforts, Wolfram ne trouva rien à répondre sur le moment à cette pique qui l’avait pris totalement au dépourvu. Christa se permit un autre sourire :
« Je plaisante. Si la seule chose que nous perdons jamais sur cet aérostat, ce sont deux ailerons et un volet de freinage, nous pourrons nous estimer très heureux. Ma première affectation, c’était sur le Titan, vous savez.
- Toutes mes condoléances, Officier Perkins. »
Wolfram s’accorda le loisir de consigner une autre note dans son esprit, au sujet du médecin-chef cette fois.
Elle n’était pas sans manquer d’un certain sens de l’humour.
***
***
La nuit recouvrait à présent la terre d’Ecosse.
En dépit des épais bancs de brouillard qui s’étendaient jusqu’à perte de vue, dissimulant le sol aux yeux des aérostiers du HMS Edimbourg, tous ceux qui n’étaient pas de quart en ce moment précis se pressaient aux hublots couverts de givre pour tenter d’apercevoir ne serait-ce qu’un maigre arpent de terre au travers de ces lourds voiles pâles - car bon nombre de marins à bord du dirigeable avaient qui de la famille, qui des amis, voire même leur propre sang et leurs propres origines en cette Ecosse qu’ils découvraient ou redécouvraient à présent
Debout sur la passerelle, face à la large verrière d’observation nécessaire aux pilotes et aux navigateurs pour manœuvrer le gigantesque vaisseau, Aidan et Wilhelmina Clarick se tenaient eux aussi immobiles, silencieux, s’efforçant de ne pas prêter attention à ce qui se présentait directement à leurs yeux : les dix fauteuils visant à accueillir les Elus nécessaires au fonctionnement optimal de l’Impulseur, ainsi que le onzième, placé au centre, encadré par une rangée de chaque côté. Le siège de contrôle, le Siège Périlleux, comme l’avait surnommé Aidan en son for intérieur, celui qui consumerait le sang de leur Lignée et déterminerait la réussite de toute frappe effectuée à l’aide de l’arme.
« Navigation, demanda Wilhelmina d’une voix qui pouvait passer pour normale aux oreilles de tous les membres de l’équipage, mais qui à celles d’Aidan sonnait comme étrangement voilée. A quelle latitude sommes-nous ?
- 57.382166 degrés nord, répondit une demi-seconde plus tard Hedrick, l’homme d’âge mûr en uniforme gris préposé durant ce quart à la lecture des instruments de mesure. A la hauteur de l’île de Moy.
- Je ne me souvenais pas que le Loch Moy était en si piteux état, » murmura Aidan, son regard absent fixé sur la nappe d’eau tout juste visible à la lumière de la lune gibbeuse, comme s’il ne parvenait pas à la voir.
A ses côtés, Wilhelmina esquissa un geste ; aux infimes changements dans son attitude, il devinait sans même avoir à tourner la tête qu’elle avait désiré lui prendre la main, puis s’était ravisée, incertaine quant à la manière dont cela serait perçu par cet équipage qu’ils ne connaissaient pas encore bien. Peut-être eût-il mieux valu ne pas chercher à en savoir plus, voler en droite ligne jusqu’aux ruines de Culloden, se charger là-bas des essais en situation réelle, sans prêter attention aux paysages qu’ils survolaient sur leur chemin… Mais comment - comment donc passer outre, laisser derrière eux ces landes qu’ils avaient jadis traversées à cheval ou en carrosse, lorsqu’ils voyageaient ensemble sous le tiède soleil d’été, avant les navires, avant les dirigeables, avant cette guerre dont l’ennemi n’avait même pas de visage ?
Il brûlait de lui prendre la main, lui aussi, pour pouvoir mieux dissimuler le trouble qui l’agitait, la tristesse qui lui nouait les entrailles. Ces terres du nord, leurs côtes battues par les vents venus de l’océan comme de la mer, ces montagnes si vastes aux pentes jadis verdoyantes, ce pays au travers duquel s’était disséminée sa famille, à la suite des nombreuses alliances qu’elle avait contractées, dans les Hautes Terres comme dans les basses… Ces terres étaient sa patrie, celle qu’il n’avait jamais oubliée, celle qu’il aurait aimé revoir telle qu’elle avait été jadis, tout en sachant que cela n’était plus possible, ne le serait plus jamais. Les infestations récurrentes qui avaient pris leur source le long des côtes de Skye pour ensuite pénétrer plus avant sur le territoire s’étaient assurées que l’espoir ne renaîtrait plus de ce sol ravagé. Ils avaient cru l’infection jugulée, oui, ou du moins ralentie au point que lesvilles et les villages puissent se défendre seuls. Pourtant, les rapports desderniers mois ne trompaient pas. L’activité des Dévorantes connaissait unerecrudescence sans précédent, et atteignait un pic encore jamais vu auparavant,ici, en Ecosse.
Donne-moi un peu de temps. Juste quelques minutes. Je ne te demande pas plus. Juste… une minute ou deux. Une minute.
Il sentit peser sur lui le regard d’acier de son épouse et second, tandis qu’elle gardait elle aussi le silence. Elle comprenait, bien sûr. Mina comprenait toujours. Ils étaient ensemble depuis si longtemps, après tout.
« Amorcez la descente.
- Capitaine, sauf votre respect, ce n’est pas à Loch Moy que nous devons nous rendre, intervint le même navigateur qui avait parlé tantôt.
- Oh ? Avons-nous un rendez-vous, peut-être ? Une tasse de tisane à prendre en compagnie du champ de bataille de Culloden ? »
Un silence lourd de sous-entendus s’abattit sur la passerelle ; ni les pilotes, ni les techniciens n’osaient émettre le moindre son, pas même le plus léger toussotement, tant sa voix avait fendu l’air, aussi tranchante qu’une lame affutée. Hedrick s’enfonça d’instinct dans son fauteuil, déglutissant avec peine face à cette présence soudain différente, à ce simple regard en coin qui suffisait à le crucifier sur place, et Aidan faillit regretter son éclat - faillit seulement.
« …Non, capitaine, finit-il par répondre, si faiblement que n’eût été le soudaine et anormal calme baignant la passerelle, personne ne l’aurait entendu.
- Bien. Dans ce cas, exécution.
- A quelle distance du sol devons-nous maintenir notre assiette ? intervint l’un des pilotes ; comme tous les autres, il portait lui aussi l’uniforme gris cendre qui indiquait son statut - ce n’était pas un Elu, et il ne disposait d’aucun pouvoir particulier.
- Restez à deux cents pieds pour le moment. Peut-être l’ignorez-vous, mais nous avons effectué un nettoyage ici l’hiver dernier. Je veux savoir pourquoi les terres n’ont pas été à nouveau ensemencées depuis. »
Les hommes s’exécutèrent sans un mot de plus.
Désormais, Hedrick ne lui poserait plus de problèmes.
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