Emily Brontë -
Les Hauts de Hurlevent (1847)
(410 pages, 8e titre pour le challenge XIXe siècle 2018)
Récemment installé dans une belle demeure isolée de la campagne anglaise, le brave M. Lockwook, aussi peu sociable soit-il, ne s'attendait guère à trouver pareil tableau en rendant visite à son nouveau propriétaire. Dans une grande salle sombre et mal tenue, un maître de maison abrupt, austère, qui ne cherche à enrober son évidente misanthropie d'aucune ébauche de politesse. Une jeune fille aux yeux éteints, jouant à la sorcière, trop enfermée dans son malheur pour prêter attention à quiconque. Un jeune rustre taciturne, prêt à envoyer le monde entier au diable, et un vieux serviteur désagréable, confit en mauvaise dévotion, vouant tout le monde à l'enfer. Chacun ici détestant l'autre et ne lui adressant guère la parole que comme on se cracherait dessus...
N'importe qui se le tiendrait pour dit et ne remettrait pas les pieds de sitôt en si sinistre compagnie, mais Monsieur Lockwood n'étant pas très fin, il a le mauvais goût de renouveler sa visite, à la veille d'une tempête de neige qui plus est, et ne peut rentrer chez lui qu'au matin, malade et à moitié traumatisé par une nuit épouvantable. Condamné, pour se remettre, à passer le reste de l'hiver au coin du feu, il en profite pour se faire raconter par sa domestique l'histoire des Hauts de Hurlevent et du ténébreux M. Heathcliff. Une histoire d'enfances maltraitées, de rivalités tournées à la haine, d'amour tourné à l'obsession et de vengeance implacable, marquée du sceau du malheur et de la mort jusque sur trois générations.
Etrange comme un livre peut entrer dans votre subconscient, y creuser profondément sa place sans pour autant vous laisser de souvenir précis. Je sais que j'ai lu ce roman à l'aube de l'adolescence (peut-être dans une version abrégée, édulcorée ?), il a de toute évidence contribué à façonner mon imagination, à commencer par mon goût pour les sombre bâtards torturés, mi-victimes, mi-salauds, et pourtant, même à la relecture, aucun écho de l'histoire ne m'est vraiment revenu, juste un sentiment de familiarité puissant avec l'ambiance et les caractères... dont la violence ambiguë m'a fascinée aujourd'hui encore autant que j'avais pu l'être autrefois.
Victime devenue bourreau, de lui-même tout autant que des autres, des innocents tout autant que des coupables, monstre d'orgueil mesquin, égoïste et cruel, et pourtant impossible à totalement haïr, assez susceptible même d'être follement aimé car capable lui-même d'aimer follement, avec toute l'abnégation du monde et la volonté d'un titan, Heathcliff mérite à merveille son statut de monstre sacré de la littérature. Et que dire des autres - la turbulente et capricieuse Catherine, qui causera sa perte à écouter sa vanité et les conventions sociales plutôt que son coeur. Hindley, le frère ennemi précipité d'un bref triomphe jusque dans la plus noire déchéance. Le frêle, veule et misérable Linton, qu'on peut difficilement ne pas plaindre et difficilement ne pas trouver plus haïssable encore que son père. Les naïves jeunes filles de bonne famille, confrontées à une violence qui les dépasse mais à laquelle elles apprennent à faire face de leur mieux. Et le rustre Hareton, gamin à l'enfance malmenée, à l'intelligence massacrée, qui dans sa sauvagerie ombrageuse devient peut-être le plus attachant de tous.
La fin de tout cela est un soulagement peut-être un peu facile, mais qui n'enlève rien à la puissance du roman, d'un romantisme noir magnifiquement échevelé !