Ignacio del Valle -
Les Démons de Berlin (Los Demonios de Berlín) - (2009 / Libretto, 2012)
Berlin, 1945. La ville peu à peu s'anéantit dans le feu et les bombes. Les Russes approchent, précédés de rumeurs de pillage, de meurtre et de viol. Le grand rêve inhumain du Troisième Reich s'apprête à s'effondrer. Dans cette apocalypse en devenir, Arturo Andrade, ancien de la División Azul désormais dissoute, a choisi de rester, fasciné par le désastre en devenir, investi aussi de deux missions. Pour l'ambassade espagnole : renseigner. Hitler a-t-il encore une chance, ou la diplomatie doit-elle pour de bon se tourner vers les Alliés ? Pour les autorités allemandes : élucider. Le corps d'un savant de renom vient d'être retrouvé à la chancellerie, poignardé sur une grande maquette de Berlin. On suspecte un commando américain infiltré, qu'il faudrait retrouver, mais dans ce contexte les jeux d'alliance sont plus complexes que jamais. Les fidèles indéfectibles, modelés jusqu'au fond de l'âme par la propagande du régime, ceux qui mourront plutôt que d'abdiquer, sont faciles à reconnaitre - mais les autres, tous les autres, que ne feraient-ils pas pour sauver leur peau, leurs proches, leur pays ?
Seulement, se murmure dans l'ombre ce mot : Wunderwaffe, l'arme miraculeuse promise par Goebbels, qui pourrait anéantir l'armée russe, renverser la situation, assurer la victoire. Le savant mort à la chancellerie travaillait justement là-dessus, il a certainement été tué pour ça... mais pourquoi et par qui ? Cette promesse ultime de victoire n'est-elle qu'une illusion ou faut-il la prendre au sérieux ? Jusqu'où pourront aller les Furies, les démons du chaos qui étendent leurs ailes noires sur Berlin ?
Les Démons de Berlin est de ces romans où l'intrigue criminelle, bien que tout sauf inintéressante, vaut surtout pour ce qu'elle permet d'évoquer. Cette ambiance de ville en guerre, ravagée, où tout se délite peu à peu, les bâtiments, les hommes, les repères, les espoirs, de plus en plus fascinante à mesure que se précise l'apocalypse. Cette grande tragédie de l'histoire, mille fois répétée : la chute de quelque chose qui s'est voulu immense et s'effondre à la profondeur de sa démesure. Une réflexion très intéressante sur les ressorts et la banalité du mal, l'éternelle dualité du désespoir et de l'illusion, les outils fabuleux qu'y trouve la manipulation politique, les ferments du fanatisme, la difficulté immense à trouver sa voie face à la tentation du nihilisme... L'intrigue criminelle se perd un peu là-derrière, oui, c'est voulu et c'est tant mieux, c'est ce qui donne au roman sa profondeur et sa force percutante.
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Au début, nous nous sommes servis du besoin et de la terreur, mais seulement au début. Après, nous avons utilisé l'amour, la camaraderie, la confiance, la loyauté, le soutien, toute la joie que procure l'appartenance au groupe et qui, utilisée d'une façon appropriée, est l'instrument de déshumanisation le plus terrible. Armée, SS, SA, Lebensborn, KdF, le Front du travail, BDM, Jeunesses Hitlériennes, NSDAP, des colonies, des fédérations, des associations... des groupes, des groupes et encore des groupes qui empêchent de réfléchir ou d'être "je", seulement "nous", des groupes pour lesquels se sacrifier, des groupes qui donnent du plaisir, étourdissent et annulent toute responsabilité individuelle, rachètent le péché, permettent d'être absolu et de ne pas affronter la mort seul, mein Herr. Une masse qui ne réfléchit pas, désinhibée, dissoute en Adolf Hitler, le nom d'un dieu qui recouvre ce que recouvrent tous les dieux : le besoin de sens, car tous étaient lui et il était tous les autres.
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(Avant d'arriver là, Arturo Andrade a déjà été le héros de deux romans : El Arte de matar dragones, qui apparemment n'a pas été traduit en français, et Empereur des Ténèbres, qu'il faut que je me procure sans tarder pour éclaircir quelques allusions au passé du personnage. Les Démons se lit néanmoins fort bien sans ce background.)