Herman Melville -
Moby Dick (1851 / Libretto 2011)
(944 pages. 5e titre pour le challenge XIXe siècle 2018)
En temps normal, Ishmael est plutôt un terrien - c'est là qu'il gagne sa vie, en tout cas. Mais comme tant d'entre nous, il est pris souvent par des accès d'humeur noire, de ceux qui peuvent conduire les hommes au pire. Son remède à la mélancolie, au dégoût, il l'a trouvé dans l'infini de l'océan, sur lequel il embarque régulièrement comme simple matelot pour de longues traversées. Fasciné par la baleine, ce monstre somptueux qu'on croirait sorti droit de l'Ancien Testament, il décide un beau jour (ou était-ce le destin ?) de s'engager à Nantuckett sur un navire de pêche au cachalot.
Le capitaine de ce navire met bien longtemps à sortir de sa cabine où il s'est d'abord retranché, malade à ce qu'on dit. Mais lorsqu'il apparaît enfin, tout le pont tremble sous le choc du pilon d'ivoire qui lui tient lieu de jambe. Tout l'équipage est comme subjugué par son regard où couve la flamme des grandes monomanies, l'éclat contagieux d'une toute puissante volonté. Ce qui motive le capitaine Achab n'est pas le butin habituel des chasseurs de cachalot, les litres d'huile et le précieux spermacetti, non, c'est la vengeance. La vengeance sur ce grand cachalot blanc aussi malin, aussi mauvais qu'un homme, puissant comme une montagne, qui a vaincu tous ses adversaires et emporté au fond des abîmes la jambe d'Achab.
Commence alors une longue quête qui mènera le Péquod et son équipage à l'autre bout du monde, vers un but démesuré où se reflète l'orgueil fou de l'homme poussé jusqu'à l'instinct d'autodestruction.
Rarement j'ai commencé un livre avec autant d'enthousiasme pour me laisser gagner ensuite par autant de lassitude, voire de franche exaspération. Le début, qui évoque superbement le pouvoir d'attraction de la mer, dresse un portrait coloré, plein de vie et de verdeur, de l'univers des chasseurs de baleine, est formidable. La rencontre dans un lit d'auberge entre le narrateur et Quiequeg, authentique sauvage du Pacifique au visage tatoué et aux dents limées en pointe, est un véritable moment d'anthologie, drôle, savoureux, intelligent, où l'auteur révèle sur les autres peuples du monde une ouverture d'esprit assez rare pour son temps. Et puis petit à petit, les briques commencent à s'acumuler. Passent encore plutôt bien à mon goût les descriptions très précises des techniques de pêche au cachalot, qui alourdissent peut-être un peu le rythme du récit mais m'ont intéressée, comme tous les détails de l'organisation de la vie en mer. Passent en revanche de plus en plus mal les interminables considérations philosophico-scientifiques sur la grandeur du cétacé, ses différents représentants, son histoire symbolique et littéraire depuis la Bible et la suprêmatie formidable du cachalot. Pas que le fond soit inintéressant, cette véritable anthologie de la baleine est d'une richesse impressionnante, mais la forme est lourde, péniblement emphatique et redondante, comme finit d'ailleurs par le devenir toute l'histoire au bout de quelques centaines de pages, surchargée encore à mes yeux par ses perpétuelles références (thématiques et stylistiques) à l'Ancien Testament, que je connais mal et dont le ton m'agace beaucoup plus qu'il ne me parle.
Cette démesure emphatique de la forme, l'auteur s'en revendique, il est à la mesure de son sujet. Ah oui, mais c'est qu'un cachalot, c'est d'une grandeur fascinante lorsque ça glisse entre deux eaux - mais essayez de vous le faire glisser dans le gosier, ça devient un plat de résistance assez lourd. Au bout d'un moment, il m'a fallu déclarer forfait, avaler en guise de trou normand deux titres au style plus épuré et digeste, avant de m'attaquer bravement aux quelques 200 dernières pages. Et à vrai dire, la fin, cette course forcenée, encore lucide pourtant et d'autant plus déchirantE, vers l'anéantissement, mérite qu'on s'accroche jusqu'à elle. Elle est superbe, elle est puissante, elle m'a raccommodée avec tout le texte dont j'avais commencé à sérieusement me dégoûter et fait assez bien comprendre son pouvoir de fascination.
Reste que la portée philosophique du roman est à mes yeux pas mal atténuée par sa lourdeur et ses perpétuelles digressions... même si ces dernières participent aussi de sa richesse. Au final, ce que j'ai préféré ici reste sans doute l'évocation précise et passionnante du monde de la chasse à la baleine, éclairée d'une belle lumière par l'esprit humaniste et anticonformiste de l'auteur.
Côté héros démesuré et profondeur existentielle, dans un univers comparable, mon coeur et mon esprit restent indubitablement au Loup des Mers de London, il est vrai plus moderne, et inspiré de sources qui me correspondent beaucoup mieux.