En finir avec Eddy Bellegueule - Edouard Louis

May 10, 2017 14:23


Edouard Louis - En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014)
(220 pages, soit 50 km de plus pour le challenge Tour du Monde. Total : 11 275 km et 46 060 pages pour 123 livres)

Eddy Bellegueule : ça fait très personnage de cinéma, ce nom, vous ne trouvez pas ? Type western à truands charismatiques ou héros légendaire du bayou. Non ? Eh bien non, pas du tout. Eddy Bellegueule, c'est un gamin bien français, et pas de la France qu'on vend à Hollywood : la France rurale du Nord, pauvre, guettée par le chômage, rongée par l'alcoolisme, pour qui la virilité est un modèle indépassable impliquant la violence, pour qui l'ouverture au monde, aux autres, à la différence, n'est pas même une option envisageable. La version picarde des Petits Blancs du bayou, en somme - ou les héritiers pas si lointains des ouvriers de Zola, dont on oublie si facilement la survivance. Des gens qui aiment leurs gosses, pourtant, ni plus ni moins que tous les autres, qui les protègent, font de leur mieux avec le peu dont ils disposent. Des gens qui ont pu avoir un jour d'autres rêves, d'autres espoirs, mais trop vite résignés, rattrapés par ces mécanismes sociaux qui broient inexorablement tout individu autre qu'exceptionnel.
Exceptionnel, il l'est justement Eddy - même s'il fait longtemps de son mieux, ou de son pire, pour paraître comme les autres. Sans jamais réellement donner le change, ni aux autres ni à lui-même. Son corps en a décidé autrement - son corps qui malgré lui se déhanche, exprime une voix trop aiguë, s'extravertit en gestes de fille, refuse malgré tous ses efforts de rentrer dans le moule.
Depuis tout gamin, parce qu'il paraît déjà ce qu'il ne sait pas être encore, Eddy est le pédé - avec tout ce que cela implique dans ce milieu de honte, d'humiliation, de brimades, de violences. Alors un jour, évidemment, il faudra en finir avec ce rejet de soi-même, ce conditionnement malsain, fuir ceux qui furent les siens pour un autre univers, où se trouver enfin. Puis écrire, des années plus tard, pour tenter de saisir les mécanismes sociaux à l'oeuvre derrière tant de souffrance.

En grande partie autobiographique malgré son étiquette de roman, En finir avec Eddy Bellegueule est un récit foncièrement ambigu. Frontières fines, trop peut-être, entre le réel et la fiction - il a fallu sans doute des journalistes plus ou moins bien intentionnés pour gratouiller l'une sous l'autre mais les masques sont minces, assez faciles à faire tomber, et le lecteur peut assez difficilement se défendre d'un sentiment de voyeurisme assez gênant en lisant ces tristes histoires de famille.
Autre ambiguïté, découlant plus ou moins de la première : cet atypique mélange de témoignage intime et de prise de distance sociologique. La souffrance est centrale ici. Dès la première page, l'auteur la reconnait comme un filtre noir qui détermine ses souvenirs - et de fait, à peu près rien d'heureux, de léger, de poétique, ne vient jamais nuancer cet univers sordide dans lequel il nous plonge. On peut trouver ce point de vue trop plombant, trop objectif - sa violence, pourtant, est pertinente. D'autant plus que la souffrance elle-même ne s'épanche jamais, l'auteur l'épingle plutôt comme un fait parmi tant d'autres qui participent au processus analysé. D'autant plus que ce qui est décrit, aussi révoltant ou consternant soit-il, n'est pas jugé - ces hommes et ces femmes qui font de l'enfance d'Eddy un calvaire sont aussi, avant tout, les victimes de leur propre milieu, de mécanismes sociaux qui les écrasent et les dépassent, du silence vertigineux dans lequel on les oublie.

Le résultat est nécessairement dérangeant, peut-être imparfait mais très intéressant et riche, au fond, de ses ambiguités.

A compléter par ce récent billet de blog où l'auteur parle du monde de son enfance, de la manière dont son effacement politique et médiatique profite au FN.

challenge tour du monde, bouquins

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