Drood - Dan Simmons (2009 / Robert Laffont, 2011)
Tout commence par un accident de chemin de fer. Le 9 juin 1865, le train qui ramenait à Londres Charles Dickens et sa maîtresse déraille et s'écrase dans le lit marécageux d'une rivière. Alors que l'écrivain, quasi miraculeusement indemne, se porte au secours des victimes, il croise le chemin d'un homme étrange - un homme au teint livide et au nez tronqué, vêtu d'une improbable cape d'opéra, qui semble porter la mort à tous ceux qu'il visite mais permet à Dickens de porter secours à un certain Edmond Dickenson...
Du moins, est-ce là l'histoire que raconte le héros du jour à son vieil ami Wilkie Collins, avant de l'entraîner à travers les bas-fonds de Londres sur les traces du mystérieux Drood. Une quête qui ne va pas tarder à virer à l'obsession maladive et au pur cauchemar, quand s'en mêlent de troubles histoires de mesmérisme, d'antiques rituels égyptiens et une solide dépendance à l'opium.
Inspiré par le Mystère d'Edwin Drood de Dickens, solidement alimenté par l’œuvre et la vie des deux écrivains qu'il met en scène, Drood est un roman ambitieux où s'imbriquent l'histoire, la biographie, l'analyse littéraire, l'imaginaire gothique et le fantastique le plus noir. Ce fantastique qui nous fait plonger dans la part obscure des âmes, où les fantasmes, les obsessions et les terreurs des personnages s'emmêlent pour brouiller les frontières du surnaturel, où aucune explication n'est jamais certaine, où le trouble et les questions perdurent bien après la dernière page.
Du point de vue hautement subjectif et fortement camé de Collins, Dan Simmons retrace à la manière d'une enquête les cinq dernières années de la vie de Dickens - mort le jour anniversaire de l'accident. Il y explore les mécanisme de la création littéraire, la perte des repères entre réel et imaginaire, l'obsession et la jalousie dévorante dont Drood, ce personnage à demi fantasmé qui ronge l'âme et le corps du narrateur, peut être une métaphore.
En accord avec son sujet, le roman souffre de quelques longueurs et répétitions, mais il offre aussi quelques scènes parfaitement fascinantes (la longue descente dans la Ville-du-Dessous !) et, surtout, deux portraits d'auteurs ambigus et extrêmement réussis - quels que soient leurs rapports avec la réalité historique. Dickens (génie arrogant, gamin espiègle et romanesque, mystérieux, généreux, horripilant et irrésistible) et Collins (égocentrique, faible et geignard, mauvais ami et mauvais amant, camé jusqu'aux os, dévoré de complexes et de jalousie à l'égard de son trop brillant compère, trop torturé pour être exclusivement odieux) forment un superbe couple d'amis-ennemis, dont les rapports se tissent d'un complexe mélange de dépendance affective et de rivalité poussée jusqu'à la haine, d'émulation artistique et d'(auto)destruction.
Évidemment, je ressors de là avec l'envie de lire (voire relire) non seulement les trois quarts de l’œuvre des deux auteurs, mais aussi leurs biographies en prime.
Merci à
Cédric Ferrand et
Arakasi, dont les critiques alléchantes m'ont poussée vers cette belle découverte !