With this post we are continue new section (with the tag that will allow you to easily find its posts), in which we will publish foreign-language materials devoted to [Translit]. On the one hand, a lot of such materials have started appearing, on the other hand, they haven't been systematized on the blog at all but have just come through here and there as a one-off aberration.
We have never limited ourselves to a Russian-language audience, striving not only to translate Russian ad bring it into correspondence with other languages but also to serve as an apparatus for the transmission and re-coding of messages in foreign languages, in other words, a mechanism for the systematic defamiliarization of our own language in both the linguistic and poetic sense. The time has come to extend the metaphor of defamiliarizing translation ("translit") into the regular practice of publishing in foreign languages.
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La jeune poésie russe veut sortir des frontières de la tradition
par PATRICE BERAY
Dresser un état des lieux de la poésie russe contemporaine avec la poète multimédia Natalia Fedorova et l’auteur de poèmes épiques à visée « sociale appliquée », Dmitri Golynko, prend d’abord la forme d’un constat, qui tombe de la bouche de ce dernier : « La poésie russe actuelle est orpheline. » Et Dmitri Golynko d’enfoncer le clou de ce qui ressemble à un tocsin aux coups de plus en plus rapprochés, sur un chemin sans retour : Joseph Brodsky, l’immense exilé, mort en 1996 ; Viktor Krivouline, en 2001 ; Guennadi Aïgui, en 2006 ; puis Dmitri Prigov, en 2007, Vsevolod Nekrassov, Alexeï Parchtchichov, en 2009 ; et enfin Andreï Voznessenski et Elena Schwarz, en 2010. Tous les grands noms ou presque de la poésie russe ont disparu ces dernières années. Il n’y aurait donc pour ainsi dire plus de chemin de retour possible pour ces représentants actuels de la poésie russe, nés dans une ville appelée Leningrad, dont « les fondations baignent dans le sang »(Elena Schwarz) d’un des plus grands sièges de l’histoire moderne. À leurs yeux, les notions de poésie locale ou nationale ne revêtent plus le même sens qu’y attachaient certains de leurs grands aînés. À ce propos, il n’est pas indifférent que leur regard se tourne prioritairement vers la poésie américaine. Ils partagent le même souci originel d’un « chant commun » qui fut délivré, allié à une préoccupation formelle jamais démentie, par ses grands précurseurs. On verra aussi dans cet entretien avec ces poètes russes combien leur perception du rapport d’une langue de création (volontiers plurivoque) à notre temps, et à l’histoire globale qui le sous-tend, est d’une grande acuité critique. Et s’il n’est pour eux plus de chemin de retour, c’est sans doute qu’ils nous invitent à anticiper frontalement, de façon poétique et politique, notre présent, qu'ils désignent comme étant nos « années 00 ».
Depuis la fin des grands mouvements constitués (tel le surréalisme), disons depuis les années 1960-70, la poésie de langue française est composée de nombreux courants de sensibilité qui paraissent se juxtaposer, comme des couches successives ne communiquant pas entre elles. Trouve-t-on semblable situation en Russie ?
Dmitri Golynko. Vous voulez dire des sensibilités parallèles ou en position verticale comme d’étranges rhizomes, en quelque sorte, qui ne seraient pas vraiment disposés l’un sur l’autre ?
Autonomes, parallèles, qui ne se croisent pas, mais surtout des expressions qui ne communiquent pas entre elles.
Natalia Fedorova. La poésie relève avant tout d’un milieu social. La poésie reflète, comme la parole, différents groupes sociaux. Bien évidemment, dans une couche sociale, différentes modalités de la poésie peuvent être représentées. Mais pour moi, au travers de tout cela, la valeur primordiale doit être donnée au formel.
Voilà qui est très en lien avec l'histoire de la poésie russe...
N. F.C'est en lien avec l'histoire perdue de la poésie russe. Personnellement, j’aspire dans la poésie russe à accomplir ce qui n’a pas encore eu lieu. Je parle des expérimentations qui n'ont pas eu lieu dans la poésie russe, mais qui ont eu lieu dans d'autres pays. Je crois en effet que ce qu'on pourrait reprocher à la poésie russe contemporaine, c'est son traditionalisme.
D. G. Tout d’abord, ce qui m'embarrasse le plus en parlant de la poésie contemporaine russe, c'est de l'envisager dans le cadre de la poésie nationale. Tout de suite surgit donc la problématique du local et du global, de l'impérial et du colonisé. En faisant le parallèle avec la poésie américaine, on voit immédiatement que cette idée d’une possible histoire homogène de la poésie russe est intenable. Parce que la poésie américaine est une sorte de construction inversée par rapport à cela. C’est pourquoi je préfère parler, d’une manière générale, en y incluant la poésie russe, de poésie transnationale qui travaille les thèmes, les motifs, les sujets, les narratifs globaux et locaux. Et le plus important à mes yeux, c’est que la poésie permette de révéler la demande sociopolitique de l'infrastructure mondiale globale. C'est pour cela que je pense que l'une des possibilités de dresser le portrait d'un poète russe contemporain est de le sortir de son propre cadre, de dépasser les frontières de la tradition russe. La deuxième question est de voir comment le champ de la poésie russe est structuré.
Alors justement, comment recouper une situation locale, diversifiée et particulière au regard de son histoire, et lui donner un sens global planétaire ?
D. G. On peut penser le global et le planétaire par l'idée de l'existence de zones, parce que c'est justement dans un contexte planétaire qu'on voit des zones de souffrance, d'injustice, d'expériences traumatisantes qui se révèlent. Par exemple, l'un de mes textes publiés dans l'anthologie de la poésie russe éditée par la revue Bacchanales en France s'intitule « Zones d'ignorance »
Ce qui m'intéresse justement, c'est la découverte de ces zones d'ignorance, zones où l'homme moderne ne se reconnaît plus, n'arrive pas à s'identifier lui-même. Il me semble que ces zones d'ignorance sont communes à la littérature russe et à la littérature américaine, traversées par un même mode narratif. Voilà aussi pourquoi cela m’intéresse d’être traduit en américain. Les premiers retours que j’ai des États-Unis, c’est que cette expérience d'aliénation, de perte, d'abandon, d'impuissance qui est présente dans mes textes est proche de l'expérience d'un jeune homme au fin fond de quelque coin du Massachusetts, de la NouvelleAngleterre, l’expérience d’une génération perdue.
N. F. Et donc, le langage fait partie de cette expérience. Il est plus important, du point de vue poétique, d'envisager ce langage que de parler de cette expérience elle-même, car cela ne veut rien dire en soi une expérience qui n’est pas réalisée formellement.
Reste à savoir comment on fait émerger ces zones d'ignorance...
D. G. Eh bien, oui, et justement, reste à savoir ce qui se passe, et Natalia l'a dit aussi, avec le langage. Parce qu’il me semble que nous vivons actuellement dans une époque qui est post-civilisatrice (post-Lumières), post-moderniste. Les catégories de la poésie nationale ne marchent plus, parce que la notion de poésie nationale appartient à l'époque des Lumières. Un nouveau paradigme global commence, mais il n'a pas encore de nom. Cette catégorie de national passe donc au second plan, et par conséquent, ce qu’il m'intéresse de montrer, c'est que le langage poétique est maximalement aliéné de lui-même et par la figure de l'auteur. Cela veut dire qu'on doit passer la parole aux millions de personnes qui sont en souffrance, indigentes, qui n'ont pas trouvé leur place dans l'industrie de la production de la culture, dans l'industrie créative. Ainsi, nous avons fait il y a à peine trois jours de cela un enregistrement aux États-Unis avec un poète américain très intéressant, Peter Gizzi, et nous avons trouvé un sujet commun : « le réfugié intérieur ». « Intérieur » non pas parce que le sujet serait pris dans sa propre subjectivité isolée, mais intérieur justement dans ces zones sociales où se passent les événements importants liés à l'exploitation, à la précarité, à la justice, etc. L'universalité apparaît au travers de cette absorption totale dans la parole des autres personnes.
N. F. Ce projet de passer la parole à l'opprimé, c'est un projet des romantiques, mais quand tu as parlé de l'universel, je comprends cela non pas comme parler pour l'opprimé, mais projeter cette parole sur l'opprimé. Mais en même temps la question de l'image, du portrait de l'opprimé apparaît ; et l'opprimé parle une langue nationale concrète. Il parle déjà sa langue, le russe, par exemple...
N’est-ce pas l'idée de témoignage qui resurgit là ? Au sens des poètes américains de l’objectivisme, Zukovsky, Reznikoff (je pense à son récitatif Testimony)...
D. G. Personnellement, c’est de William Carlos Williams que je me sens le plus proche. Dans sa préface à mon dernier livre traduit en américain, Kevin Platt a évoqué un « nouvel épique ».
N. F. l'opprimé parle une langue nationale, et si on veut donner la parole aux opprimés, aux marginaux, ce ne peut être qu’à l'intérieur d’une nouvelle subjectivité. On doit passer de la subjectivité bourgeoise à la subjectivité de la protestation d'aujourd'hui.
Où se fait ce passage entre cette objectivité et cette subjectivité, en forme de dépassement de l’une et l’autre ?
D. G. Ces catégories de l'objectif et de subjectif s'effacent dans mes textes. Une désubjectivation totale a lieu. Comme je n'utilise pas les prénoms des personnes, on ne sait plus qui parle, qui s'adresse à qui, qui devient l'objet de cette parole, etc. Parallèlement, l'objet du discours se dissout. Et il y a certains quasiobjets qui apparaissent. Un de mes poèmes s'intitule « Kluchi ot kraia ». Littéralement, cela signifie : kraj - bout, rai - paradis : comme les clés du radis. C'est un palindrome intraduisible. Ce qui se passe, c'est que toutes les relations sujet-objet se détruisent à l'intérieur de la parole, et c'est pourquoi apparaissent des sujets et des objets éphémères et spontanés qui n'ont pas d'essence ontologique. Mon projet actuel s'intitule « La poésie sociale appliquée ». Je veux voir comment la poésie peut être applicable dans les sphères sociale, politique et métaphysique.
Mais plus précisément, sur ce point de donner la parole à l’opprimé...
N. F. Selon moi, la méthode de transmission de la parole à autrui est celle du montage et de l’acte même de passage de la parole à autrui. c'est une sorte de miroir. Le problème de la traduction et le problème du langage, je m’en éloigne dans mon travail, parce que je mélange les langues, nationales et celles que j’utilise dans mes différents moyens d'expression.
Vu de Russie, quels sont, selon vous, les faits les plus marquants dans la poésie de ces dernières années ?
D. G. D’abord, il n'y a pratiquement plus de censure esthétique. Mais le problème le plus aigu, depuis le début du nouveau millénaire (« les années 00 »), en Russie, pour la poésie, c’est de savoir comment on peut réagir aux changements de la situation sociopolitique, avec l'apparition d'un nouveau système libéral technocratique de gouvernement. Il a fallu élaborer une réaction à la fois très active et très efficace à la mesure des changements de la société russe. Dans la seconde moitié des « années 00 » est apparu ce qu'on appelle la poésie de l'action directe. Cela consiste à prendre en considération le fait qu’il n'y a plus de distance entre l'information de l'événement de la vie politique, la réaction émotionnelle du poète et une certaine description esthétique, affective, qu’il peut en donner. De ce point de vue là, les travaux de Jacques Rancière sur le régime esthétique sont très importants (sa théorie du dissensus). Cette poésie politique qui apparaît alors emprunte au plurilinguisme et la plurisubjectivité. L'un des plus remarquables représentants en est Kirill Medvedev, surtout connu aux États-Unis. Dans ses poèmes, il y a un conflit permanent entre deux types de conscience : celle de l'establishment bourgeois (la classe créative « illuminée ») et le nouvel activisme des rues. Cette poésie politique essaie de devenir aussi efficace que l'activisme direct des rues. Exemple entre tous de cet activisme direct, l'action des Pussy Riot a permis en Russie de révéler tous les antagonismes latents de la société. Le problème de la poésie politique est qu'elle n'a pas encore trouvé les registres ou les mécanismes - peutêtre formels puisque c'est une question de contenu et d'idée - pour devenir aussi efficace que l'action des Pussy Riot. Elle n'a pas encore trouvé de moyen esthétique idéologique le lui permettant. Par ailleurs, au niveau mondial, nous traversons une situation commune sur laquelle j'écris beaucoup en ce moment. J'appelle cela la vaporisation de l'histoire. Les pires des effets en étant la réduction, l'involution de l'enthousiasme. Et la congélation du temps. Et ça se passe comme ça parce que toutes les protestations qu'on avait observées dans les années 2011-2012, d’Occupy Wall Street au Printemps arabe se sont retrouvées être une sorte de construction historique inachevée. En fait, vu de Russie, l'histoire est revenue trop vite - Alain Badiou a écrit un livre sur le retour de l'histoire - et, très vite, l'histoire s'est comme vaporisée. C'est une problématique très intéressante pour la poésie politique, même si c’est sur un fond de dépression très profonde. La question est de savoir si la poésie politique peut répondre à ce processus mondial. Pour l'instant on ne voit pas comment. C'est pour cela qu'on peut dire que la poésie politique se trouve dans un état congelé, suspendu. Ce n'est pas un processus uniquement russe, mais mondial aussi. En cela, on peut dire que c’est une cause qui nous est commune.
Entretien réalisé à Saint-Pétersbourg le 15 novembre 2013, traduit du russe par Elena Truuts. Voir sous l’onglet Prolonger, poèmes, liens, présentations des protagonistes de cet entretien
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/011213/la-jeune-poesie-russe-veut-sortir-des-frontieres-de-la-tradition