switch the language: N. Fedorova et D. Golynko, entretien pour Mediapart.fr

Mar 28, 2014 12:00

With this post we are continue new section (with the tag that will allow you to easily find its posts), in which we will publish foreign-language materials devoted to [Translit]. On the one hand, a lot of such materials have started appearing, on the other hand, they haven't been systematized on the blog at all but have just come through here and there as a one-off aberration.
We have never limited ourselves to a Russian-language audience, striving not only to translate Russian ad bring it into correspondence with other languages but also to serve as an apparatus for the transmission and re-coding of messages in foreign languages, in other words, a mechanism for the systematic defamiliarization of our own language in both the linguistic and poetic sense. The time has come to extend the metaphor of defamiliarizing translation ("translit") into the regular practice of publishing in foreign languages.
Here we will put poems and articles by the authors of [Translit] that have been translated and published in foreign languages (which will also allow us to study the infrastructure of foreign-language resources devoted to experimental literature), interviews from newspapers and journals of a wider profile, and also announcements and reports on [Translit] events that take place abroad. If you would like to limit your reading to the materials in this section, you can subscribe to the RSS-feed with the tag "switch the language.

La jeune poésie russe veut sortir des frontières de la tradition
par PATRICE BERAY


Dresser  un  état  des  lieux  de  la  poésie  russe  contemporaine  avec  la  poète  multimédia  Natalia  Fedorova et  l’auteur  de  poèmes  épiques  à  visée  « sociale appliquée », Dmitri Golynko, prend d’abord  la forme d’un constat, qui tombe de la bouche de ce  dernier : « La poésie russe actuelle est orpheline. » Et  Dmitri Golynko d’enfoncer le clou de ce qui ressemble  à un tocsin aux coups de plus en plus rapprochés, sur  un chemin sans retour : Joseph Brodsky, l’immense  exilé,  mort  en  1996  ;  Viktor  Krivouline,  en  2001  ;  Guennadi  Aïgui,  en  2006  ;  puis  Dmitri  Prigov,  en  2007,  Vsevolod  Nekrassov,  Alexeï  Parchtchichov,  en  2009  ;  et  enfin  Andreï  Voznessenski et  Elena  Schwarz, en 2010. Tous les grands noms ou presque  de la poésie russe ont disparu ces dernières années.  Il n’y aurait donc pour ainsi dire plus de chemin de  retour  possible  pour  ces  représentants  actuels  de  la  poésie  russe,  nés  dans  une  ville  appelée  Leningrad,  dont  « les fondations baignent dans le sang »(Elena  Schwarz)  d’un  des  plus  grands  sièges  de  l’histoire  moderne. À leurs yeux, les notions de poésie locale  ou  nationale  ne  revêtent  plus  le  même  sens  qu’y  attachaient certains de leurs grands aînés. À ce propos,  il  n’est  pas  indifférent  que  leur  regard  se  tourne  prioritairement vers la poésie américaine. Ils partagent  le même souci originel d’un « chant commun » qui  fut délivré, allié à une préoccupation formelle jamais  démentie, par ses grands précurseurs.  On verra aussi dans cet entretien avec ces poètes russes  combien leur perception du rapport d’une langue de  création  (volontiers  plurivoque)  à  notre  temps,  et  à  l’histoire  globale  qui  le  sous-tend,  est  d’une  grande  acuité critique. Et s’il n’est pour eux plus de chemin de  retour, c’est sans doute qu’ils nous invitent à anticiper  frontalement,  de  façon  poétique  et  politique,  notre  présent,  qu'ils  désignent  comme  étant  nos  «  années  00 ».

Depuis la fin des grands mouvements constitués (tel  le surréalisme), disons depuis les années 1960-70,  la  poésie  de  langue  française  est  composée  de  nombreux  courants  de  sensibilité  qui  paraissent  se  juxtaposer,  comme  des  couches  successives  ne  communiquant  pas  entre  elles.  Trouve-t-on  semblable situation en Russie ?

Dmitri  Golynko. Vous  voulez  dire  des  sensibilités  parallèles ou en position verticale comme d’étranges  rhizomes,  en  quelque  sorte,  qui  ne  seraient  pas  vraiment disposés l’un sur l’autre ?

Autonomes, parallèles, qui ne se croisent pas, mais  surtout des expressions qui ne communiquent pas  entre elles.

Natalia Fedorova. La poésie relève avant tout d’un  milieu  social.  La  poésie  reflète,  comme  la  parole,  différents  groupes  sociaux.  Bien  évidemment,  dans  une couche sociale, différentes modalités de la poésie  peuvent être représentées. Mais pour moi, au travers  de tout cela, la valeur primordiale doit être donnée au  formel.

Voilà qui est très en lien avec l'histoire de la poésie  russe...

N. F.C'est en lien avec l'histoire perdue de la poésie  russe. Personnellement, j’aspire dans la poésie russe à  accomplir ce qui n’a pas encore eu lieu. Je parle des  expérimentations qui n'ont pas eu lieu dans la poésie  russe, mais qui ont eu lieu dans d'autres pays. Je crois  en  effet  que  ce  qu'on  pourrait  reprocher  à  la  poésie  russe contemporaine, c'est son traditionalisme.

D. G.  Tout  d’abord,  ce  qui  m'embarrasse  le  plus  en  parlant  de  la  poésie  contemporaine  russe,  c'est  de  l'envisager  dans  le  cadre  de  la  poésie  nationale.  Tout  de  suite  surgit  donc  la  problématique  du  local  et du global, de l'impérial et du colonisé. En faisant  le  parallèle  avec  la  poésie  américaine,  on  voit  immédiatement que cette idée d’une possible histoire  homogène  de   la  poésie  russe  est  intenable.  Parce  que la poésie américaine est une sorte de construction  inversée par rapport à cela. C’est pourquoi je préfère  parler, d’une manière générale, en y incluant la poésie  russe, de poésie transnationale qui travaille les thèmes,  les motifs, les sujets, les narratifs globaux et locaux. Et le plus important à mes yeux, c’est que la poésie permette  de  révéler  la  demande  sociopolitique  de l'infrastructure mondiale globale. C'est pour cela que je pense que l'une des possibilités de dresser le portrait d'un poète russe contemporain est de le sortir de son propre cadre, de dépasser les frontières de la tradition russe. La deuxième question est de voir comment le champ de la poésie russe est structuré.

Alors justement, comment recouper une situation locale, diversifiée et particulière au regard de son histoire, et lui donner un sens global planétaire ?

D. G. On  peut  penser  le  global  et  le  planétaire  par l'idée de l'existence de zones, parce que c'est justement dans  un  contexte  planétaire  qu'on  voit  des  zones  de souffrance,  d'injustice,  d'expériences  traumatisantes qui  se  révèlent.  Par  exemple,  l'un  de  mes  textes publiés dans l'anthologie de la poésie russe éditée par la  revue  Bacchanales en  France  s'intitule  «  Zones d'ignorance »

Ce qui m'intéresse justement, c'est la découverte de ces zones d'ignorance, zones où l'homme moderne ne se reconnaît plus, n'arrive pas à s'identifier lui-même. Il me semble que ces zones d'ignorance sont communes à  la  littérature  russe  et  à  la  littérature  américaine, traversées  par  un  même  mode  narratif.  Voilà  aussi pourquoi cela m’intéresse d’être traduit en américain. Les  premiers  retours  que  j’ai  des  États-Unis,  c’est que cette expérience d'aliénation, de perte, d'abandon, d'impuissance  qui  est  présente  dans  mes  textes  est proche de l'expérience d'un jeune homme au fin fond de  quelque  coin  du  Massachusetts,  de  la  NouvelleAngleterre, l’expérience d’une génération perdue.

N. F. Et  donc,  le  langage  fait  partie  de  cette expérience.  Il  est  plus  important,  du  point  de  vue poétique, d'envisager ce langage que de parler de cette expérience elle-même, car cela ne veut rien dire en soi une expérience qui n’est pas réalisée formellement.

Reste à savoir comment on fait émerger ces zones d'ignorance...

D. G. Eh bien, oui, et justement, reste à savoir ce qui se passe, et Natalia l'a dit aussi, avec le langage. Parce qu’il me semble que nous vivons actuellement dans une époque qui est post-civilisatrice (post-Lumières), post-moderniste. Les catégories de la poésie nationale ne  marchent  plus,  parce  que  la  notion  de  poésie nationale  appartient  à  l'époque  des  Lumières.  Un nouveau paradigme global commence, mais il n'a pas encore  de  nom.  Cette  catégorie  de  national  passe donc  au  second  plan,  et  par  conséquent,  ce  qu’il m'intéresse de montrer, c'est que le langage poétique est maximalement aliéné de lui-même et par la figure de l'auteur. Cela veut dire qu'on doit passer la parole aux millions de personnes qui sont en souffrance, indigentes, qui n'ont  pas  trouvé  leur  place  dans  l'industrie  de  la production de la culture, dans l'industrie créative. Ainsi,  nous  avons  fait  il  y  a  à  peine  trois  jours  de cela un enregistrement aux États-Unis avec un poète américain très intéressant, Peter Gizzi, et nous avons trouvé un sujet commun : « le réfugié intérieur ». « Intérieur » non pas parce que le sujet serait pris dans sa propre subjectivité isolée, mais intérieur justement dans ces zones sociales où se passent les événements importants  liés  à  l'exploitation,  à  la  précarité,  à  la justice, etc. L'universalité apparaît au travers de cette absorption totale dans la parole des autres personnes.

N. F. Ce projet de passer la parole à l'opprimé, c'est un  projet  des  romantiques,  mais  quand  tu  as  parlé de  l'universel,  je  comprends  cela  non  pas  comme parler  pour  l'opprimé,  mais  projeter  cette  parole  sur l'opprimé. Mais en même temps la question de l'image, du portrait de l'opprimé apparaît ; et l'opprimé parle une langue nationale concrète. Il parle déjà sa langue, le russe, par exemple...

N’est-ce pas l'idée de témoignage qui resurgit là ? Au  sens  des  poètes  américains  de  l’objectivisme, Zukovsky,  Reznikoff  (je  pense  à  son  récitatif Testimony)...

D.  G. Personnellement,  c’est  de  William  Carlos Williams  que  je  me  sens  le  plus  proche.  Dans  sa préface à mon dernier livre traduit en américain, Kevin Platt  a  évoqué  un  «  nouvel  épique  ».

N. F.  l'opprimé  parle une langue nationale, et si on veut donner la parole aux  opprimés,  aux  marginaux,  ce  ne  peut  être  qu’à l'intérieur d’une nouvelle subjectivité. On doit passer de  la  subjectivité  bourgeoise  à  la  subjectivité  de  la protestation d'aujourd'hui.

Où se fait ce passage entre cette objectivité et cette subjectivité, en forme de dépassement de l’une et l’autre ?

D. G. Ces  catégories  de  l'objectif  et  de  subjectif s'effacent dans mes textes. Une désubjectivation totale a  lieu.  Comme  je  n'utilise  pas  les  prénoms  des personnes, on ne sait plus qui parle, qui s'adresse à qui, qui devient l'objet de cette parole, etc. Parallèlement, l'objet du discours se dissout. Et il y a certains quasiobjets qui apparaissent. Un de mes poèmes s'intitule «  Kluchi  ot  kraia  ».  Littéralement,  cela  signifie  : kraj - bout, rai - paradis : comme les clés du radis. C'est  un  palindrome  intraduisible.  Ce  qui  se  passe, c'est que toutes les relations sujet-objet se détruisent à l'intérieur de la parole, et c'est pourquoi apparaissent des  sujets  et  des  objets  éphémères  et  spontanés  qui n'ont pas d'essence ontologique. Mon  projet  actuel  s'intitule  «  La  poésie  sociale appliquée  ».  Je  veux  voir  comment  la  poésie  peut être  applicable  dans  les  sphères  sociale,  politique  et métaphysique.

Mais plus précisément, sur ce point de donner la parole à l’opprimé...

N. F.  Selon  moi,  la  méthode  de  transmission  de  la parole à autrui est celle du montage et de l’acte même de  passage  de  la  parole  à  autrui.  c'est  une  sorte  de miroir. Le problème de la traduction et le problème du langage, je m’en éloigne dans mon travail, parce que je mélange les langues, nationales et celles que j’utilise dans mes différents moyens d'expression.

Vu de Russie, quels sont, selon vous, les faits les plus marquants dans la poésie de ces dernières années ?

D. G. D’abord, il n'y a pratiquement plus de censure esthétique. Mais le problème le plus aigu, depuis le début  du  nouveau  millénaire  («  les  années  00  »), en  Russie,  pour  la  poésie,  c’est  de  savoir  comment on  peut  réagir  aux  changements  de  la  situation sociopolitique, avec l'apparition d'un nouveau système libéral  technocratique  de  gouvernement.  Il  a  fallu élaborer une réaction à la fois très active et très efficace à la mesure des changements de la société russe. Dans la seconde moitié des « années 00 » est apparu ce  qu'on  appelle  la  poésie  de  l'action  directe.  Cela consiste  à  prendre  en  considération  le  fait  qu’il  n'y a plus de distance entre l'information de l'événement de la vie politique, la réaction émotionnelle du poète et une certaine description esthétique, affective, qu’il peut en donner. De ce point de vue là, les travaux de Jacques  Rancière  sur  le  régime  esthétique  sont  très importants (sa théorie du dissensus). Cette poésie politique qui apparaît alors emprunte au plurilinguisme  et  la  plurisubjectivité.  L'un  des  plus remarquables représentants en est  Kirill Medvedev, surtout connu aux États-Unis. Dans ses poèmes, il y a un conflit permanent entre deux types de conscience : celle de  l'establishment  bourgeois (la classe créative « illuminée ») et le nouvel activisme des rues. Cette poésie politique essaie de devenir aussi efficace que l'activisme direct des rues. Exemple entre tous de cet activisme direct, l'action des Pussy Riot a permis en Russie de révéler tous les antagonismes latents de la société. Le problème de la poésie politique est qu'elle n'a pas encore trouvé les registres ou les mécanismes - peutêtre  formels  puisque  c'est  une  question  de  contenu et  d'idée  -  pour  devenir  aussi  efficace  que  l'action des Pussy Riot. Elle n'a pas encore trouvé de moyen esthétique idéologique le lui permettant. Par ailleurs, au niveau mondial, nous traversons une situation commune sur laquelle j'écris beaucoup en ce moment.  J'appelle  cela  la  vaporisation  de  l'histoire. Les pires des effets en étant la réduction,  l'involution de l'enthousiasme.  Et  la congélation du temps.  Et ça se passe comme ça parce que toutes les protestations qu'on  avait  observées  dans  les  années  2011-2012, d’Occupy  Wall  Street  au  Printemps  arabe  se  sont retrouvées  être  une  sorte  de  construction  historique inachevée. En  fait,  vu  de  Russie,  l'histoire  est  revenue  trop vite  -  Alain  Badiou  a  écrit  un  livre  sur  le  retour de  l'histoire  -  et,  très  vite,  l'histoire  s'est  comme vaporisée.  C'est  une  problématique  très  intéressante pour la poésie politique, même si c’est sur un fond de dépression très profonde. La question est de savoir si la poésie politique peut répondre à ce processus mondial. Pour l'instant on ne voit pas comment. C'est pour cela qu'on peut dire que la poésie politique se trouve dans un état congelé, suspendu. Ce n'est pas un processus uniquement russe, mais mondial aussi. En cela, on peut dire que c’est une cause qui nous est commune.

Entretien réalisé à Saint-Pétersbourg le 15 novembre 2013, traduit du russe par Elena Truuts. Voir  sous  l’onglet  Prolonger,  poèmes,  liens, présentations des protagonistes de cet entretien

http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/011213/la-jeune-poesie-russe-veut-sortir-des-frontieres-de-la-tradition

Федорова, Голынко, switch the language

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