Your voice.
J’ai rencontré Jim le 7 Décembre 2114.
Ce jour-là il avait beaucoup neigé sur Londres, tant et si bien que nous craignions que bon nombre des invités à notre meeting ne puissent faire le déplacement.
A l’époque, les bureaux londoniens de la Ligue Homosexuelle étaient situés à Soho, au sous-sol d’un vieux bâtiment délabré qui avait abrité autrefois le « Madame Jojo’s », un des cabarets les plus réputés de Londres.
Pour la faire courte, et comme vous le savez déjà sans doute, à partir des années 2040, tous les pays occidentaux avaient succombés au Nationalisme extrémiste. L’Europe d’abord avec le Front National en France, le British National Party en Grande Bretagne et la Ligue du Nord en Italie pour ne citer qu’eux. La Russie n’avait pas résisté longtemps à cette vague menaçante et c’est en 2064 que le Parti Libéral-Démocrate prit le pouvoir. L’Australie ainsi que tout l’Océanie avant rejoint le macabre rang. Ne restaient plus que le Canada et les Etats-Unis pour venir compléter le triste tableau. En 2086 le Parti National Social Chrétien prit la colline du Parlement à Ottawa et en 2098, c’est l’American Heritage Party qui envahit le Capitole à Washington.
Fermetures des frontières, Etats policiers, Rétablissement de la peine de mort, maitrise des médias, censure, répressions en tout genre et j’en passe…
Bien entendu, il ne faisait pas bon être homosexuel en Occident à cette époque. A 30 ans, je militais pour la ligue homosexuelle depuis des années déjà. Les quelques tours en prison, les tabassages en règle et autres menaces gouvernementales ne m’avaient pas vraiment calmés. Au contraire, j’étais l’un des plus violents de notre groupe. J’étais en colère. En colère contre ce monde qui ne cessait de me frapper par son injustice et sa violence perpétuelle. Refusant de vivre le même sort que mon père qui était mort à la mine de ne s’être jamais rebellé, j’étais devenu violent moi-même. Me faisant, au passage, quelques amis mais surtout beaucoup d’ennemis.
Ce soir-là, donc, il neigeait encore beaucoup quand nous commençâmes la réunion. Les « Etats Généraux des Répressions Homosexuelles » avaient lieux chaque année. Cette année, c’était nous, la Ligue Homosexuelle de Grande Bretagne qui étions en charge d’organiser la rencontre. Nous devions être une petite centaine de personnes entassées dans cet ancien cabaret. Seul les fondateurs et délégués de chaque organisations étaient conviés, les militants lambda ne participaient pas cette fois ci. Pour tout dire, je n’étais ni fondateur ni délégué mais à cette époque, je savais user de persuasion pour arriver à mes fins, je crevais d’envie d’assister à cette assemblée. Le leader de la LH étant un de mes proches amis, je n’avais eu aucun mal à m’y incruster.
Les délégations françaises, espagnoles, suédoises et grecques avaient pu nous rejoindre ainsi que les délégations australiennes et brésiliennes. Ne manquaient à l’appel que les délégations américaine et portugaise qui avaient annoncé pouvoir venir mais qui n’étaient toujours pas là.
Ne pouvant pas les attendre indéfiniment, nous commençâmes sans eux.
« Des gens se font tuer à l’heure qu’il est. Voici la situation à l’heure actuelle en Australie et si nous ne faisons rien, ce sera la communauté gay entière qui se fera décimer.
-C’est un génocide !
-Du calme s’il vous plait, on ne règlera rien en vociférant de la sorte… Nous devons décider à présent ce que nous voulons faire et je…
-On sait ce que tu veux, Oliver, rester le cul dans ton vieux cabaret !!
-La ferme Joe ! »
Joe c’est moi et je n’en pouvais plus de rester visser à ma chaise en pensant à la situation à l’extérieur. Oliver avait beau être mon ami et le directeur de la Ligue, je ne supportais plus son calme apparent et sa neutralité feinte.
« Qu’est-ce qu’on fout là ? Tu m’explique ? Organiser une putain de partouze serait plus efficace !!
-Joe ! T’es pas censé être là, ferme la… » Ça c’était Muhammed, un autre de mes amis, qui lui, était un des fondateurs. Assis à côté de moi, il me donna un coup dans les côtes en espérant sans doute me calmer.
« Tout ça c’est que des conneries ! On passe des siècles à discutailler ! On attend quoi ?! Que les flics nous trouvent et nous foutent en taules avant qu’on n’ait fait quoique ce soit ?!
-Hey toi ! Si tu es si courageux, tu peux sortir et écrire « je suis une grosse pédale » sur ton sweat shirt, ça fera peut-être avancer la cause ! » Me répondit un délégué espagnol dans un anglais approximatif.
« Tu sais quoi ? Ouais je vais faire ça, ça sera toujours plus… » Ma réplique acerbe fut interrompu par quelques coups à travers la porte d’entrée. Aussitôt, l’assistance se raidit. On aurait pu entendre une mouche voler. Tout le monde était plus que conscients du caractère illégal de cette réunion. Si la police venait à entendre parler de ce rassemblement de pervers sexuels (l’homosexualité étant redescendu officiellement au rang de perversion), tous les participants finiraient sans aucun doute en prison sans passer par la case tribunal voire pire...
Oliver se dirigea vers la porte d’un pas hésitant et l’ouvrit. C’est à ce moment que je l’aperçus. Derrière la porte se tenait deux hommes. Un qui avait de toute évidence la quarantaine bien tassée, bedonnant à l’air jovial malgré un visage fermé par un stress apparent. Un jeune homme bien plus grand que lui, tentait tout de même de se cacher derrière lui. Son physique dégingandé lui donnait une apparence d’adolescent. Il portait un polo bleu clair et une cravate rayée bleue et rouge, il avait l’air effrayé et surtout mort de froid. Je ne pus m’empêcher de sourire en le voyant, le trouvant parfaitement ridicule.
« Bonsoir » Dit le petit homme avec un accent américain à couper au couteau. « On est un peu en retard, je suis Ethan Lewis, vice-président de l’association Fight Out Loud. Et lui c’est Jim Parsons. » Déclara-t-il en s’écartant un peu pour laisser parler le dénommé Jim.
« Bonsoir. » Dit-il timidement.
« Bienvenue » Reprit Oliver. « Entrez je vous en prie, on ne vous a pas attendu mais prenez place, merci d’avoir fait le déplacement. »
Ils se frayèrent un chemin entre toutes les chaises pour en rejoindre deux qui étaient restées inoccupées à leur attention. Alors qu’ils passaient à proximité, j’attrapai mon manteau et le lança au plus jeune.
« Hey ! Prends ça tu vas choper la mort ! »
Ce dernier, qui était en train d’enlever le reste de neige sur ses courts cheveux bruns, l’attrapa au vol, me fit un petit signe de remerciement et l’enfila aussitôt.
La réunion reprit son cours. Au bout d’un couple d’heures, Oliver reprit la parole pour clôturer les débats et ensuite inviter les participants à prendre part au buffet proposé et leur donner rendez-vous le lendemain, même heure, même endroit. Alors que j’allumai une de mes nombreuses cigarettes de la soirée, j’entendis quelqu’un se racler la gorge derrière moi. Je me retournai et aperçu le jeune américain.
« Hey.
-Hey. Merci pour ça, je crois qu’il m’a sauvé la vie ce soir. » Me dit-il à me tendant mon vieux blouson en jean troué et délavé. Alors que je l’attrapai, je vis sur son biceps un énorme bleu violacé.
« Wow comment tu t’es fait ce truc ?
-Oh… C’est… C’est rien. Juste quelques types que j’ai croisé la semaine dernière dans la rue… Tu comprends sans doute de quoi je parle.
-Pas vraiment. Jamais personne ne m’a fait chier dans la rue à propos de ça. Faut dire que y’a pas écrit « pédé » sur mon front.
-Contrairement à moi tu veux dire ?
-T’es un putain d’efféminé on peut pas dire le contraire ! »
Oui, à l’époque, j’avais une certaine tendance à la provocation gratuite, puérile et désobligeante. Malgré tout, je vis apparaitre un léger sourire sur ses lèvres avant qu’il ne me tende la main.
« Enchanté, James Joseph Parsons mais tout le monde m’appelle Jim.
-Salut Jim, moi c’est Joseph William Gilgun mais le premier qui m’appelle autrement que par Joe je le culbute violent. » Lui répondis-je en lui serrant la main en retour.
« Joe… Oui, c’est bien. » Puis il se tût. Il baissa les yeux et croisa ses bras trop long.
« Je vais manger… » Me dit-il comme si ça me concernait avant de se diriger vers le buffet sans oser bousculer qui que ce soit. Le temps que je finisse ma clope, il n’avait toujours pas atteint les premiers plats. Je le rejoignis, me frayai un chemin pour lui et moi jusqu’à la table et me servis une énorme assiette de Shepherd's Pie.
Après quelques invectives d’Oliver qui décidément n’aimait toujours pas mes tentatives d’embrasement des débats et quelques discussions politiques animées avec quelques types plus ou moins sexys et/ou intéressants, je décidai d’aller m’asseoir à l’écart de la foule. Une fois installé, je surpris Jim me regarder depuis le buffet. D’un signe de tête, je l’invitai à me rejoindre, ce qu’il fit aussitôt.
« D’après ce que j’ai compris, tu n’es ni fondateur ni délégué de la Ligue Homosexuelle de Grande-Bretagne ?
-Nop.
-Je ne savais pas que tous les militants avaient accès à ce genre de réunions.
-On n’y a pas accès.
-Mais… Alors…
-Je sais me montrer très persuasif quand on me refuse l’accès à un endroit qui m’attire… » Rétorquai-je aussitôt, non sans user d’un regard sous-entendu très appuyé et d’un sourire qui lui révéla mes dents mal alignées et abimées. Je crus le voir alors rougir. « Et toi ? T’es un des fondateurs de Fight Out Loud c’est ça ?
-Oui.
-T’en n’a pas l’air…
-J’ai l’air de quoi ?
-D’une jolie petite distributrice de tracts. »
Je pensais qu’il se vexerait mais non, il eut un petit rire, mit sa main devant sa bouche et me regarda avec des yeux amusés.
« Bein non, tu vois, j’ai créé la Fight Out Loud avec trois de mes amis en 2094, y’a 20 ans.
-Quoi ? Attends… T’étais un gamin quand t’a créé toute cette merde c’est ça ?
-Quel âge tu me donne ? »
Je n’y réfléchis pas longtemps tellement tout chez lui me rappelait l’enfance.
« J’sais pas moi… 23 ? 25 ?
-J’ai 41 ans. » Dit-il très sérieusement avec un petit air moqueur. Moi, j’en restai sur le cul.
A cette révélation, je le regardai d’un peu plus près. Des cheveux noirs et fin légèrement en désordre, un front dégagé avec une seule toute petite ride au milieu quasi invisible. De grands yeux bleus perçants surmontés par d’épais sourcils en bataille. Des pommettes légèrement rosées, un petit nez, une moustache naissante qui annonçait une pilosité sous développée. Il avait le visage d’un enfant ! Tout chez lui était empreint de naïveté et de douceur. Tout le contraire de moi en quelques sortes. Moi qui avec mes 30 piges au compteur déplorais déjà nombre de rides, un teint maladif, des dents pourries, une barbe mal rasée, des cheveux sales et moult tatouages.
La discussion continua encore durant une petite heure. Je me surpris à apprécier ce garçon, son accent, son air timide et vif à la fois. J’appris entre autre que lui et son ami Lewis avaient eu des problèmes à leur arrivée à Londres, leurs bagages leur avait été saisit ainsi que leurs passeports. Ils étaient donc ici pour une durée indéterminée le temps de trouver une solution pour rentrer dans leur Californie natale.
« Joe ! On bouge au Blind Tiger, tu viens ?! » Cria Muhammed à mon encontre alors que Jim me racontait pourquoi il avait toujours rêvé de visiter notre saleté de capitale. Le Blind Tiger était un club gay clandestin dans lequel nous avions l’habitude passer de nombreuses nuits.
Je lançai alors un regard à Jim dans une invitation implicite.
« Je… Je ne sais pas… Je vais voir avec Ethan… » C’est à ce moment précis que ce dernier surgit dans son dos et le fit sursauter.
« Je me suis arrangé, Oliver propose de nous héberger. Il a raison, trop dangereux d’essayer de trouver un hôtel dans notre situation. Nous on rentre, toi tu vois ce que tu veux faire… »
Jim jeta un coup d’œil dans ma direction.
« J’aimerais bien sortir histoire de me changer les idées un peu mais… Je sais pas où habite Oliver, il me faut son adresse pour que je puisse rentrer plus tard.
-T’emmerdes pas va. Je sais où il habite moi, je te raccompagnerai… C’est pas loin, cet enfoiré a encore assez de tune pour se payer Soho. » Lui dis-je.
Ethan et Oliver se dirigèrent alors vers la sortie, en passant derrière moi, ce dernier se pencha à mon oreille.
« T’as intérêt de te la boucler, les flics son tendus en ce moment, ce matin ils ont tabassé à mort un pauvre chin’ sans papiers en plein Picadilly. Le mot d’ordre pour toi ce soir c’est discrétion…
-Mais enfin Oliver ! Discrétion c’est mon second prénom, tu me connais ! Joseph Discrétion William Gilgun ! »