Titre : Des leçons de vie que peut donner une petite sœur
Auteur : Lorelei (Participant.e 18)
Pour : Lilange (Participant.e 4)
Fandom : Enola Holmes
Persos/Couple : Enola, Sherlock
Rating : R
Disclaimer : Enola Holmes appartient à Nancy Springer, Sherlock Holmes à Sir Arthur Conan Doyle
Prompt : Ce que l’apparition d’Enola implique pour son frère Sherlock, l’éternel solitaire, en particulier le fait de se soucier de quelqu’un.
- Cela peut amener Sherlock à réfléchir sur la raison pour laquelle il ne lui a jamais rendu visite jusque-là (trop monopolisé par sa vie pour y penser ?) et ce qu’il ressent à cet égard (certaine gêne, culpabilité… ?). Possible clin d’œil à sa future rencontre avec Watson et l’importance que prendra leur relation pour lui, alors qu’il a toujours fait cavalier seul.
C'était une évidence, Sherlock Holmes était un homme que son extraordinaire cerveau plaçait au-dessus des autres. Il était difficile de frayer avec ses contemporains quand même ses sois-disant pairs n'étaient rien d'autres qu'une bande d'idiots congénitaux satisfaits de leur petitesse, dans le pire des cas, ou des gens probablement fort biens, mais d'un ennui qui l'aurait bientôt poussé à se jeter par la fenêtre si Sherlock n'avait pu s'amuser en déduisant le moindre de leurs secrets. Son frère Mycroft avait décidé de mettre son brillant intellect au service de la politique, grand bien lui fasse. Sherlock avait mis le sien à son propre service, et concomitamment, au service du public qu'il aidait en résolvant les mystères impénétrables à la police.
Jamais il n'avait réalisé le corollaire à cette évidence : il était un homme seul. Un intellect comme le sien mettait les autres sur la défensive. Au début de sa carrière, les gens de leur monde l'avaient invité à leurs thés et leurs soirées pour s'afficher à ses côtés, mais ils avaient vite réalisé qu'une invitation ne les mettait pas à l'abri de son regard pénétrant. La police se sentait menacée par ses réussites. Le reste de ses relations était constituée essentiellement de clients, d'informateurs et de criminels. Quand à la famille... Sherlock n'avait pas choisi d'en avoir une. Mycroft et lui ne se supportaient qu'en raison de ce lien dont il était difficile de se débarrasser. Sa mère était une femme dont il reconnaissait la valeur et l'intelligence, à qui il était reconnaissant d'avoir développé son érudition et sa curiosité, mais son affection pour elle s'arrêtait là. Des faits nouveaux le poussaient à questionner l'amour qu'elle même lui avait porté. Enfin, il y avait Enola, dont l'anagramme signifiait « Alone ».
Enola. Son arrivée fracassante à Londres forçait Sherlock à l'introspection. Un exercice qu'il avait toujours trouvé désagréable et, dans son cas, inutile. Sherlock savait qui il était et ce qu'il était, c'est à dire, par ordre d'importance, un intellect brillant, un détective, un gentleman, un homme de goût et d'éducation, un célibataire endurci, un solitaire. Elona le forçait à rajouter plusieurs mots à cette description.
Seul. Sherlock ne devait pas être si bon détective pour ne pas réaliser qu'il l'était autant qu'Enola si ce n'est plus, et particulièrement pour avoir pensé que c'était un choix de vie de sa part. Certes, il aimait mener une vie solitaire, mais les gens ne se pressaient pas à sa porte pour prendre de ses nouvelles. Mycroft ne venait que quand il avait une faveur à lui demander, en général pour éviter un scandale au parlement. Aucun ancien client, même ceux dont il avait apprécié l'esprit, ne souhaitait prolonger le contact. Ses contacts à la police grimaçaient quand il passait le pas de la porte de Scotland Yard. Sherlock n'était pas solitaire, il était seul. Un misanthrope que ses contemporains étaient fort satisfaits de laisser à l'écart.
Égoïste. Sherlock s'était empressé de prendre son indépendance vis à vis de la famille Holmes pour mener sa vie comme il l'entendait. Pas une fois il ne s'était retourné en arrière pour se demander comment les siens avaient pris cette décision. Mère, il en était certain, avait été aussi indifférente à la nouvelle que Mycroft, voire soulagée comme lui de ne pas avoir maintenue une pesante illusion d'affection. Pas une fois il ne s'était demandé comment son départ avait pu être perçu par un jeune esprit impressionnable comme celui de la petite Enola. Elle n'avait pas d'importance à ses yeux, ergo il n'en avait pas aux siens.
Misogyne. Un mot corollaire du précédent. À sa décharge, Sherlock avait choisi de vivre dans un univers le confrontant aux personnes les moins agréables de la société. La veuve éplorée était l'assassin, la femme désespérée de voir revenir son mari une virago avide qui l'avait fait fuir, la maîtresse ne restait avec son riche protecteur que par appât du gain. Parfois, il avait du mal à ne pas retrousser une lèvre avec mépris devant ces indignes représentantes de leur sexe. Cependant, s'il ne jugeait pas les hommes d'après leurs pires spécimens, il n'aurait pas du le faire davantage pour les femmes. Le fait est qu'il ne s'était jamais préoccupé ni de leur condition, ni de leur opinion, et encore moins de leurs inspirations. Elles lui paraissaient bien moins intéressantes que leurs congénaires masculins, qu'elles soient victimes ou criminelles. C'était là un biais qu'il devait corriger, ne fut-ce que pour pratiquer son métier avec l'objectivité nécessaire.
Timoré. Même en voyant à quel point Enola souffrait de ce que préparait Mycroft, il n'avait rien dit car ces décisions ne modifiaient en rien une vie parfaitement organisée à sa convenance. Il aurait du se dresser plus tôt, et il ne l'avait pas fait. Même, il s'était convaincu que c'était rendre service à Enola que de laisser Mycroft agir. Sa désapprobation n'allait pas jusqu'au passage à l'action. De toute manière, Sherlock n'avait jamais mené un combat qui ne soit à son propre profit.
Non décidément, cet exercice d'introspection n'était pas agréable. L'exercice était pourtant salutaire, à condition de ne pas être renouvelé trop souvent. Il devrait remercier Enola à ce propos.
Plus désagréable peut être, il devait reconnaître à Enola plus encore que le fait qu'elle ait résolu le mystère de la disparition du vicomte Tewkesbury avant lui. Pour quelqu'un dont le nom signifiait Seule, elle avait prouvé une capacité à nouer des liens profonds avec des gens, ce qui laissait Sherlock pantois. Enola était probablement la première Holmes depuis longtemps à avoir obtenu cette denrée rare, un ami sincère.
Une fois qu'il avait récupéré la tutelle d'Enola, il s'était rendu chez le vicomte à la recherche d'informations supplémentaires sur la jeune fugueuse. Avec un mépris de classe qui ne correspondait pas à ce que Sherlock savait de lui, le jeune lord l'avait fait attendre des heures pour le renvoyer finalement en s'excusant de sa surcharge de travail. Trois jours plus tard, Sherlock avait finalement reçu une lettre de six pages pouvant être résumée en ces quelques phrases : « Votre sœur est extraordinaire. Vous ne la méritez pas. Je ne vous salue pas. ». Ce jeune homme irait loin. Sherlock avait gardé sa lettre, dans une chemise de cuir où trônait également l' article de la presse sur le premier succès d'Enola. Si la jeune fille avait fait agi de la sorte avec les affaires de Sherlock, il pouvait lui rendre la pareille.
De toute évidence, Enola n'était donc pas une femme seule comme l'anagramme de son nom la menaçait de devenir. Elle se faisait des relations, voire même des amis, ce dont Sherlock était incapable. L'égoïsme n'était pas non plus un de ses traits de caractère. La lettre du vicomte mettait remarquablement en évidence le fait qu'elle s'était mise en danger d'être retrouvée pour lui sauver la vie. Elle était tombée tête la première dans sa première affaire car elle estimait devoir sauver la vie du vicomte. Sherlock avait accepté sa première affaire par ennui et la deuxième pour retrouver cette même excitation.
Il n'était pas agréable de prendre des leçons de la part d'une jeune sœur. Sherlock essaya d'accepter celle-ci avec élégance, mais la pilule était un peu amère.
Le vicomte était sa seule piste et Enola n'avait pas mordu à l'appât des petites annonces. Sherlock se trouvait à court de pistes. En tant que tuteur, il se devait de rameuter Scotland Yard et tous ses contacts dans la pègre et les milieux interlopes pour la retrouver.
Il se contenta de déménager. Jusque là, il avait vécu dans une de ces maisons logeant et nourrissant des célibataires d'un certain milieu n'ayant pas les moyens de posséder leur propre logement. Si Enola avait un peu de bon sens, et elle en avait, elle devait à présent loger dans ce genre d'endroit - et, comme Sherlock, avoir choisi une chambre depuis laquelle on pouvait accéder sans risque aux toits voisins et à la rue quand le métier de détective vous imposait des horaires différents de ceux de la maison - quelque part dans Londres.
Une fois ses affaires déménagées au 221B Baker Street, il prit grand soin de signifier à sa logeuse qu'à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, une jeune femme, possiblement habillée en garçon, pouvait se présenter, et de la faire monter immédiatement chez lui. Si Enola avait besoin d'aide, il n'était pas convenable de la faire attendre dans le salon d'une maison pour célibataires. Et, ne lui en déplaise, la réputation restait trop importante pour une jeune femme de leur temps. Si elle tenait à être détective, une réputation lui ouvrirait ou lui fermerait des portes, et son talent n'y serait pas forcément pour grand chose. Si Enola ne s'en préoccupait pas, Sherlock devait le faire à sa place.
Sherlock ne fit pas d'autres efforts pour la retrouver. Sa nouvelle adresse ayant été annoncée dans les petites annonces d'une demi-douzaine de journaux, il ne pouvait rien faire de plus, à part remuer le ciel et la terre à la recherche d'Enola.
En avait-il envie ? Certainement, ou du moins, il en ressentait le devoir. Il était bien placé pour savoir la lie qui rôdait dans les bas-fonds de Londres, et celle, mieux déguisée, qui passait pour le fleuron de la bonne société. Un jour, la femme retrouvée dans les caniveaux, un surin encore enfoncé dans les côtes, pourrait être Enola et ce serait sa faute. Sherlock n'était pas habitué à se soucier des autres et n'appréciait que modérément l'inquiétude qui le saisissait au pire des moments sans que rien autour de lui ne puisse le faire spontanément penser à Enola.
Sherlock avançait sur une corde raide tendue entre les plus hauts toits de Londres. S'il cherchait de trop près Enola, il la ferait fuir. S'il la laissait tranquille, il la confortait dans sa certitude qu'elle n'avait rien à attendre de la famille Holmes, à part un carcan de responsabilités et d'obligations. Il devait lui laisser son indépendance pour retrouver sa confiance, tout en risquant de ne pas être là pour l'aider le jour où elle aurait besoin du soutien d'un proche.
En aurait-elle besoin qu'elle irait probablement vers un autre, peut être vers le vicomte. Sherlock n'avait rien fait pour se montrer digne de confiance, à part peut être en lui donnant l'espace dont elle semblait avoir besoin, ce qui ressemblait fort à un abandon de responsabilités à ses propres yeux.
Après un mois d'un silence de mort, il se résolu à faire passer une nouvelle petite annonce informant qui de droit d'un transfert de tutelle. Il mis deux semaines de plus avant de la déposer dans les journaux, pris d'une répugnance soudaine à utiliser un code qui n'était censé appartenir qu'à Enola et leur mère.
Des codes et des jeux pour transmettre une éducation allant des grands auteurs aux sciences dures en passant par les arts. Jamais lui n'avait eu ce lien privilégié avec leur mère. Mycroft non plus. Avec eux, elle s'était contenté de faire son devoir de mère et leur avait appris la rigueur au travail. Cet enseignement avait servi Sherlock, bien sûr, mais il se questionnait encore sur cette différence qui avait fait naître chez Enola une telle ferveur envers leur génétrice. Leur aîné jalousait-il ce lien comme le faisait Sherlock, au mépris de tout bon sens ?
Sherlock posta finalement le message, et n'obtint aucune réponse. Il lut de plus près encore les journaux à la recherche d'une information sur sa sœur, et découvrit en même temps que le public son deuxième exploit de détective. La presse se passionna quelques semaines pour le sujet et chercha davantage d'informations auprès de qui pouvait en donner. Mycroft refusa de commenter. Sherlock consentit exceptionnellement à être cité par la presse en déclarant que Enola l'impressionnait un peu plus chaque jour. En lisant l'article le lendemain, il trouva son ton plein de morgue et de condescendance. Enola ne donna pas d'autre signe de vie.
En réponse à son silence, Sherlock lut l’œuvre de Mary Wollstonecraft, qu'il avait entendu citer par sa sœur comme quelque chose que devait lire une femme accomplie. La lecture se révéla... instructive. Il n'approuvait pas toutes les idées de ce que son frère aurait appelé un brûlot, loin de là, mais la lecture l'aida à comprendre un peu plus Enola et le conforta dans la certitude qu'il avait eu raison de ne pas la rechercher. En ne lui faisant pas confiance pour se débrouiller seule, il aurait brisé un peu plus les liens qui les unissaient. Il avait l'impression qu'une corde le reliait à Enola et qu'à chaque jour qui passait, un brin de plus cédait sous la pression.
C'est le hasard qui le mit finalement sur la route d'Enola. Alors qu'il sortait de chez un client potentiel, il la vit entrer dans un salon de thé à l'autre bout de la rue. Il était très physionomiste, mais même lui n'était pas à l'abri d'une fausse impression. Sherlock s'avança donc jusqu'à la devanture du salon pour jeter un coup d’œil à l'intérieur afin de confirmer que oui, cette jeune femme élégante qui buvait son thé en lisant le journal était bien Enola Holmes. Il s'attarda dans cette contemplation, hésitant pour la première fois depuis bien longtemps dans la marche à suivre. Entrer, ou l'attendre, s'éclipser et lui faire porter un mot par un gamin des rues, la suivre pour apprendre où elle résidait et ensuite seulement entrer en contact avec elle ? En tant que tuteur, la voie à prendre était claire, mais ce sentimentalisme mal placé qui se saisissait désormais malgré lui quand Enola était concerné lui demandait ce que la jeune femme préférerait qu'il choisisse.
La décision fut prise pour lui par la tenancière de l'établissement qui finit par remarquer son comportement. La brave femme s'approcha alors d'Enola. Sherlock la vit se pencher pour lui murmurer frénétiquement à l'oreille. En suivant le mouvement de ses lèvres, Sherlock comprit qu'elle proposait à Enola une escorte et de sortir par la porte de derrière si elle ne voulait pas rencontrer l'importun. Enola finit par se retourner pour voir de qui il s'agissait après avoir remercié la femme. Ses yeux s’agrandirent. Son regard alla vers la porte de derrière, très brièvement, puis revint se poser sur Sherlock. Elle finit par hocher la tête à son égard et Sherlock se décida à passer le pas de la porte.
Il fut aussitôt escorté à la table d'Enola et se vit proposer un thé ma foi fort convenable avant qu'on ne les laisse seuls. L'un comme l'autre se mirent à boire pour adopter une contenance, incertains de la posture qu'il convenait d'adopter. Sherlock se savait parfaitement dépourvu d'aptitude à lancer une conversation, en particulier avec une femme. De plus, il haïssait les platitudes. Enola lui épargna fort heureusement cette peine.
-Suis-je suivie ?, demanda-t-elle avec un regard accusateur.
-Non. Je rencontrais un client potentiel dans le quartier quand je t'ai vue de loin. J'ai pensé que peut être tu accepterais de me parler.
-Oh.
Il aurait eu du mal à dire si elle était soulagée ou déçue de le voir et que ce soit le hasard seulement qui l'avait mis sur sa route. Enola devenait plus douée pour cacher ses émotions. Tant mieux, cela la servirait à l'avenir.
-Une affaire intéressante ?, finit par demander Enola en voyant le silence s'éterniser.
Soulagé d'aborder un terrain plus familier, Sherlock posa sa tasse sur la table. Les conversations professionnelles étaient un domaine plus familier que les conversations personnelles.
-Non. Le mari souhaite obtenir des preuves de l'infidélité de sa femme.
-Et elle le trompe ?
-De ce que j'ai vu, certainement pas. Il cherche simplement un moyen d'obtenir le divorce.
-En gardant l'argent qu'elle a amené lors du mariage, j'imagine, compléta Enola avec un cynisme auquel il aurait probablement du s'attendre. Puis-je savoir son nom pour proposer mes services à sa femme ?
-Je doute que ce soit une bonne idée. Aucune femme n'aime qu'on lui demande de l'argent contre l'information que son mari cherche à divorcer.
-Mais une femme a le droit de savoir qu'après avoir demandé le divorce, un mari pourrait être tenté par le meurtre.
Sherlock fronça les sourcils. C'était aller un peu loin en besogne, mais il avait vu des choses plus surprenantes encore, dans sa carrière.
-Je suppose qu'une lettre anonyme ne peut faire de mal à personne, tant qu'on ne peut deviner sa provenance.
Enola lui offrit un sourire, ravie d'avoir obtenu ce qu'elle voulait, mais la conversation se tarit immédiatement. En réponse à ce silence, Sherlock la vit adopter sur le champ une position défensive. Elle ne voulait pas continuer la conversation s'ils abordaient un terrain personnel. Il ne lui donnait pas tort. Enola était en droit de craindre que Sherlock ne la renvoie à son éducation de jeune fille. Loin de lui l'idée de lui reprocher ses réticences.
-Et bien ?, lança Enola en voyant le silence se prolonger. Qu'allez-vous faire de moi ?
Que ferait Mycroft, à sa place ? Il la renverrait dans une de ces maisons d'éducation, la plus stricte qu'il puisse trouver et la marierait aussitôt que possible à un époux qui finirait de la mater. Ils ne se verraient qu'à des moments inévitables, mariages, naissances, enterrements. C'était aussi le futur que Sherlock avait imaginé pour elle, les rares fois où il avait daigné consacrer une pensée à cette petite sœur si lointaine.
-Il est fort dommage que tu ne sois pas restée plus longtemps dans cette école.
Enola ouvrit la bouche pour protester, l’œil déjà fixé sur la porte de derrière. Sherlock leva une main pour couper court à sa diatribe.
-Mycroft est beaucoup de choses, mais il a raison sur deux points : on attend d'une jeune femme de notre milieu une éducation impeccable, qui permet par ailleurs de se fondre sans se faire remarquer dans la meilleure société, et elle permet de se faire des relations parfois fort utiles. Certains de mes camarades de classes sont devenus mes clients. Mais je vous bien que c'est un point sur lequel tu ne cédera pas.
Enola approuva d'un hochement de tête rageur, mais au moins, elle ne semblait plus décidée à filer sans demander son reste. Sherlock décida de se contenter de ce léger progrès et se remis à réfléchir. Il croyait s'être préparé à cette conversation, mais arrivait en fait totalement au dépourvu. Enola avait le talent de lui faire perdre une grande partie de ses moyens, ce à quoi aucune membre de la gent féminine n'était jamais parvenu, leur mère comprise.
Sherlock inspira profondément. De là venait peut être sa difficulté à prendre une décision. Quand il envisageait le problème Enola, le paramètre principal qu'il prenait en compte était qu'il s'agissait d'une fille. C'était ainsi depuis sa naissance.
L'arrivée d'un nouvel enfant dans la famille avait été accueillie avec indifférente par l'enfant qu'il était. C'était quelque chose dont il pouvait s’accommoder, et peut être qu'un petit frère serait plus intéressant que Mycroft. Il s'était désintéressé très vite de la petite Enola. La différence d'âge était trop importante, d'une part. De l'autre... c'était une fille. Qu'elle ait hérité de ce fantastique cerveau qui était la marque des Holmes ou pas, sa fréquentation ne pouvait apporter grand chose à Sherlock. Une fois qu'il avait quitté la maison, Enola avait pareillement quitté ses pensées. Mycroft pouvait accuser leur mère de toutes les « folies » qu'elle avait mis dans la tête d'Enola, leur indifférence avait permis le succès de son entreprise.
Pour décider quoi faire d'Enola, il devait poser la question sous un autre angle. Que ferait-il d'elle s'il avait devant lui un garçon de seize ans ayant fui la maison ?
Pour commencer, il s'assurerait que celui-ci ait reçu une éducation complète en sciences, histoire, philosophie et veillé à ce qu'il développe au mieux ses points d'intérêt. Or, pour lui, éducation complète et éducation formelle ne devaient pas forcément se superposer. La bonne société encensait Eton et Oxford, mais une bonne partie de ce que Sherlock avait appris, et en particulier de ce qui lui servait dans sa branche très particulière de travail, il l'avait acquis en dehors de ces hauts lieux de l'éducation britannique. En y pensant rétrospectivement, il comprenait l'éducation que leur mère avait donné à Enola. Sans doute même l'approuvait-il. Femme, on n'attendait d'Enola qu'une chose, qu'elle soit une épouse et une mère exemplaire. Ce serait gâcher son esprit que de la contraindre à rentrer dans ce moule. Seule l'éducation libre qu'elle avait reçu lui avait permis de fuir le futur qu'on avait décidé pour elle, et de survivre à ses premiers pas seule dans un monde bien plus dangereux qu'elle ne l'imaginait. Un point pour leur mère. Cela n'empêcherait pas Sherlock d'échanger avec elle quelques mots bien sentis s'il en avait un jour l'occasion. Enola aurait pu mourir, par ignorance ou par accident.
Voilà pour l'éducation. Quand au mariage, il n'en aurait pas été question avant des années si Enola était un garçon. Dans son propre cas, Sherlock comptait bien qu'il n'en soit jamais fait mention. Mycroft ne prenait pas davantage cette voie. Vouloir l'imposer à Enola tenait du mauvais goût.
Enola voulait sa liberté. Si elle était un garçon, Mycroft aurait fini par consentir et la lui donner naturellement. Sherlock n'aurait pas cillé. Peut être même aurait-il proposé à cet hypothétique frère de séjourner à Londres auprès de lui avant ses seize ans. Enola était brillante, elle saurait faire de sa vie ce qu'elle voulait, si elle était née garçon. Sur le plan de l'intellect, elle serait sans nulle doute rapidement son égal. Peut être que, comme la plupart des femmes, elle faisait moins appel que Sherlock à la raison pour résoudre des cas, mais elle faisait preuve pour compenser d'une très fine perception de la nature humaine. À présent, Sherlock se demandait pourquoi il devrait agir différemment envers Enola à cause de cette unique chose qui faisait d'eux des personnes différentes, cette question de sexe.
-Sherlock ?
Enola attendait toujours qu'il prenne sa décision. Entre eux, les deux tasses de thé commençaient presque à se figer. Sa sœur lui apparut soudain minuscule. Elle se ratatinait presque sur sa chaise à attendre qu'il daigne parler. Elle n'accepterait pas d'autre décision que celle qui lui conviendrait le plus. Pour le meilleur et pour le pire, elle avait la fierté des Holmes. Ils ne cédaient pas, c'était au monde de s’accommoder pour leur faire de la place. Et malgré tout, l'opinion de Sherlock comptait pour elle. Il pouvait la blesser et détruire tout ce qui restait de leurs liens familiaux. Lui et Mycroft n'entendraient plus parler d'Enola Holmes. Elle changerait de nom, de ville, de pays.
Lui et Mycroft étaient coupables d'avoir mis cette crainte dans l’œil d'Enola. Sherlock n'aimait pas ce que cette réalisation faisait à son estomac. L'envie lui venait de s'excusait pour cette indifférence, mais c'était trop peu, trop tard. Il doutait qu'Enola accepte bien cette vague de sentimentalisme. Ils étaient anglais. Pire, ils étaient des Holmes.
Sa décision, réalisa-t-il, était prise.
-J'imagine que tu connais mon adresse ?
Enola hocha la tête. Il pouvait voir les rouages tourner au fond de sa tête.
-Tu as tes occupations et j'ai les miennes. Il me semble cependant acceptable de te demander de te montrer une fois par semaine au 221B Baker Street et que j'obtienne ton adresse en retour de la mienne.
-Pour me surveiller ?
-Je suis ton tuteur. J'ai le droit de m'enquérir de ta santé et de m'assurer que tu résides dans un endroit convenable. Si tu as besoin d'une aide financière...
-J'ai de quoi payer mon loyer, le coupa Enola. Et mes vêtements, et mes frais de transports. J'ai un métier.
-Je sais, mais il ne paye pas toujours autant qu'on le souhaiterait. Il n'y a pas de honte à demander ce à quoi on a droit.
Un moment de réflexion, puis Enola hocha la tête.
-D'accord. Autre chose ?
Sherlock devrait lui demander de lui soumettre les cas qu'elle prendrait en temps que détective afin de lui ôter des mains les affaires les plus dangereuses ou explosives, mais elle lui mentirait. De plus, il n'exigerait pas cela d'un jeune frère, estimant que chaque échec lui servirait de leçon pour les affaires suivantes. Mieux valait qu'Enola apprenne à lui faire confiance et lui soumette d'elle même ses affaires. Pour en arriver là, ils avaient cependant bien du chemin à faire.
-Rien d'autre, pour l'instant. J'imagine que cela occupera la conversation quand tu viendra me voir, jeudi, peut-être, à l'heure du thé ?
-Je suis prise. Vendredi, à dix heures ?
-Je me rendrais disponible. Maintenant, si tu permet, je dois rencontrer une cliente d'ici peu.
Ce n'était pas souvent qu'on congédiait Sherlock Holmes, mais il l'accepta gracieusement. Il avait obtenu une plus grande victoire en une demi-heure que Mycroft pendant les quelques semaines où il avait été le tuteur d'Enola. Il glissa sous sa tasse un billet pour payer son thé, assorti d'un généreux pourboire. C'était satisfaisant de savoir que la propriétaire se souciait assez du bien être de ses clientes pour leur offrir une voie de sortie, en particulier quand elles s'attiraient autant des ennuis qu'Enola.
En sortant, il croisa une femme trop richement vêtue pour l'endroit, mais dont le parfum trahissait un tout autre milieu social. Les cheveux étaient une perruque, à peine visible sous le large chapeau, et ce n'étaient pas les seuls signaux d'alarme. Enola était sur le point de se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou, une fois de plus. Sherlock failli faire demi-tour pour la prévenir, mais elle lirait probablement les signes aussi bien que lui et apprécierait peu qu'il s’immisce dans ses affaires. Et sinon... au moins maintenant, elle savait qu'il était là en cas de besoin. Il faudrait bien que cela suffise.
Présentement, il n'en voulait pas à leur mère de l'éducation qu'elle avait donné à Enola. Au contraire, il aurait voulu qu'elle soit plus complète encore. Il y avait tant de dangers auquel elle était mal préparée. Peut être que pour diminuer leur inévitable malaise lors des visites d'Enola, il pourrait lui enseigner ce que lui même avait appris dans ses affaires. Si elle voulait devenir une détective digne de ce nom, Enola pouvait bénéficier de ses connaissances et de ses expériences.
Vaguement, alors qu'il était encore sur le pas de la porte, il se demanda ce que cela serait d'agir à deux sur une de ses affaires, d'investiguer aux côtés de quelqu'un éprouvant le même frisson lorsque le jeu commençait. Il avait toujours pensé qu'il ne pourrait être proche que de quelqu'un avoisinant ne fut-ce que vaguement de son intellect, mais il se trompait. Le point commun qu'il partageait avec Enola, ce n'était pas l'intelligence, ou il s'entendrait davantage avec Mycroft. Non, c'était la curiosité, le besoin de retourner un mystère jusqu'à en identifier chaque pièce et les replacer dans l'ordre. Cela, Sherlock éprouvait soudain l'envie de le partager.
Sherlock était un solitaire, mais si Enola lui avait enseigné une leçon, ces derniers mois, c'était qu'être solitaire était différent d'être seul. Sherlock ne voulait pas devenir Mycroft, tout seul dans sa tour d'ivoire inatteignable, mais maintenant, il réalisait à quel point il était proche de le devenir.
À son grand désarroi, Sherlock réalisait qu'il était humain, finalement. Il ne souhaitait pas être seul. Il ne voulait pas être ni égoïste, ni mysogyne, ni toutes ces choses qu'Enola était dans son bon droit de l'accuser d'être. Sa charmante petite sœur était parvenue à un exploit, sans même s'en rendre compte, celui de faire de Sherlock un émotif qui craignait de lâcher une jeune femme innocente au milieu de cette fosse aux lions qu'on appelait Londres. Mais c'était justement parce qu'il tenait à elle qu'il se devait de le faire.
Sherlock Holmes fit une des choses les plus difficiles qui soient. Il se força à laisser une affaire en plan, un des plus importantes de sa carrière.
L'affaire Enola Holmes. Il savait qu'elle se rappellerait bien à lui, tôt ou tard.