Titre : Mektoub, Kismet, Fatum
Auteur : Queen Medb (Participant.e 15)
Pour : Ominious Kitten (Participant.e 17)
Fandom : The Old Guard
Persos/Couple : Nicolò/Yusuf
Rating : T
Disclaimer : the Old Guard appartient à Greg Rucka
Prompt : Nicolò et Yusuf sur le champs de bataille, morts l'un à côté de l'autre, se régénèrent à nouveau. C'est lent, très lent, et ils ont le temps de parler. C'est comme ça que Yusuf découvre que Nicolò a le cœur à la bonne place, et que Nicolò découvre que Yusuf a l'âme d'un poète. Une fic douce-amère, car dès qu'ils seront à nouveau debout, ils devront s’entre-tuer, mais cette discussion crée une brèche par laquelle l'amour finira par s'engouffrer.
Combien de fois sont-ils morts l'un à côté de l'autre, déjà ? Nicolò ne saurait le dire. Il y a cette première fois sur les remparts de Jérusalem, lors de la prise de la Ville Sainte. Le Sarrasin qui s'écroule sur le rempart, l'estomac transpercé par sa lame, poussant Nicolò vers sa mort en contrebas. Cette deuxième fois en plein cœur de la nuit, alors que les incendies dévastaient la ville. C'était devant une synagogue, cette fois. Nicolò s'avançant, la croix peinte sur son vêtement rougie de son propre sang. Le Sarrasin levant son cimeterre en hurlant dans sa langue pendant que les frères de religion de Nicolò mettent le feu au bâtiment sans se soucier des hurlements des Juifs emprisonnés à l'intérieur. La haine dans leurs regards qui se croisent à nouveau. Le bruit des lames qui font de même. Le sang qui jaillit au moment où chacun empale l'autre sur son arme. Les deux corps qui s'effondrent lentement.
La première fois, alors qu'il tombe vers sa mort, Nicolò a tout juste le temps de pleurer le fait qu'il ne mettra jamais les pieds dans la Ville Sainte proprement dite et de se demander si ses efforts suffiront à lui offrir le Paradis comme l'a promis le Pape. La deuxième fois, il n'a pas le temps de penser, mais quand il se réveille seul devant la synagogue qui finit de brûler, il hurle silencieusement sa détresse.
Christ, qu'ai-je fait pour mériter ce châtiment ?
Ils s’entre-tuent peut être deux autres fois cette première nuit maudite. Peut-être. Cette nuit là, tous les hommes qu'il affronte ont le visage du Sarrasin. Le visage du Diable. Tous ne se relèvent pas. Nicolò, si. Cette nuit qui aurait du être glorieuse et sacrée n'est qu'un bain de sang dans sa mémoire, dont les chefs croisés s’enorgueillissent au point de gonfler les chiffres des victimes. Aujourd'hui encore, Nicolò sent la bile lui monter aux lèvres quand il y pense.
C'était en l'an de grâce 1099, la nuit du 15 juillet. Il y a cinq ans. Une éternité.
Combien de fois sont-ils morts côte à côte depuis ? Quatre fois, peut être cinq. Il y a aussi ces deux fois où Nicolò est tombé seul et cette unique fois où il a laissé le cadavre du Sarrasin derrière lui sans souffrir d'une seule blessure.
Nicolò n'est certain que de deux choses. Depuis la prise de Jérusalem, nul autre que le Sarrasin n'a réussi à le tuer, et il ne l'a pas revu une seule fois ces trois dernières années, depuis cette fois où il a abandonné derrière lui un cadavre mutilé. Il en est venu à croire que le Sarrasin est mort, lui. Nicolò l'envie. Si seulement Dieu pouvait lui faire la même grâce !
Après la libération du tombeau du Christ, nombre de pèlerins et de croisés ont décidé qu'ils avaient fait l’œuvre du Seigneur et sont repartis chez eux dans les mois qui ont suivi. Nicolò sait que sa famille aurait souhaité le voir faire de même. Ils doivent se languir d'avoir de ses nouvelles. Mais Nicolò ne peut rentrer. Il n'a pas obtenu l'absolution. Il est maudit. Seul le combat en Terre Sainte, sa mort pour le Christ peut encore le libérer.
Alors quand Raymond de Saint Gilles demande plus d'hommes pour conquérir Tripoli assiégée, Nicolò est dans les premiers rangs des volontaires. Il aide à l'édification du Mont-Pélerin et au contrôle du blocus établi autour de la ville. Pourtant, il se trouve incapable de chercher la mort, pas après avoir vu de si près sa laideur. Il ne se précipite pas seul pour escalader les murs de Tripoli, mais il est toujours volontaire pour les rondes les plus dangereuses. Nicolò attend la mort, il l'espère, mais il ne la cherche pas. Si c'est une punition divine, il doit se montrer humble et ne pas exiger cette libération. Il doit la mériter.
C'est pourquoi il fait partie des hommes qui patrouillent non loin du Mont Pélerin quand retentit l'alarme qui signale que les Arabes tentent une sortie. Avec ses compagnons, il se précipite vers les faubourgs qui se sont créés au pied de la forteresse construite par Raymond de Saint Gilles, l'épée dégainée et une prière aux lèvres. Cette fois, espère-t-il ce sera la bonne. Cette fois, il restera à terre. Que son âme rejoigne l'Enfer ou le Paradis n'a plus grande importance face à la peur de ne jamais pouvoir mourir.
Parce qu'il est à trois pas devant ses compagnons, Nicolò voit le premier l'armée ennemie. Il se fige aussitôt. Là, au premier rang, juste à la gauche du meneur, il est sûr de le reconnaître. Le Sarrasin est là.
Combien de fois encore devra-t-il mourir ? Yusuf voudrait ne pas avoir à se poser cette question. La poser, c'est questionner a volonté d'Allah. Dieu a voulu qu'il vive, encore et encore. Yusuf n'a pas à demander si c'est une punition ou si Allah a décidé que son instrument pourrait servir encore un peu plus longtemps. Chaque jour à la prière, tandis qu'il prie face à la Mecque, il doit se faire violence pour ne pas hurler ses doutes. D'actes de foi, ses prières deviennent des suppliques jetées dans le vent.
Quel est mon destin ? Qu'as tu prévu pour moi ?
Après la chute d'Al Quds face aux Croisés maudits, après sa mort aux mains de l'Infidèle, ses morts, Yusuf a fini par refluer avec les survivants hors de la ville. Les Croisés n'ont pas tué tout le monde comme ils en propagent la nouvelle pour terrifier les croyants et les encourager à se rendre sans le moindre combat, mais ils les ont harcelé tout le long du chemin. Yusuf a tué nombre de ces chiens. Un seul, le même, toujours le même, l'a tué en retour. Les longs mois qui ont suivi la perte d'Al Quds se réduisent à ça dans la mémoire de Yusuf : des combats à morts entre lui et le Franc, de vaines tentatives de repousser les envahisseurs, d'étranges rêves sur le Franc et deux femmes vivant et mourant l'une à côté de l'autre et des prières de plus en plus frénétiques. Il s'est cru, il a été peut être, à deux doigts de perdre la foi. Aujourd'hui encore il n'en faudrait pas beaucoup pour qu'il sombre dans le désespoir.
Durant la troisième année qui suit la catastrophe, un matin à l'aube, les infidèles attaquent une caravane de marchands qu'il a accepté d'escorter vers le nord. Il aurait du à la place rester avec le gros de l'armée qui se reconstitue pour faire face aux infidèles, mais ce matin là, il s'est levé en pensant « Yusuf al-Kaysani, le Franc t'as tué hier, mais il ne te tuera pas aujourd'hui », et il est parti dans l'autre direction avec la caravane. Qu'Allah lui pardonne sa lâcheté ! Il ne meurt pas ce jour là et apprécie la discussion et la nourriture des caravaniers. C'est un jour presque normal, où on pourrait oublier le danger qui rôde. Yusuf, rit, chante et mange tout son content. À l'aube, l'attaque se produit. Bien sûr, le Franc est parmi les assaillants. En mourant, Yusuf songe qu'Allah doit avoir le sens de l'humour. Il n'est pas mort la veille comme il l'avait souhaité mais c'est quand même l'épée du Franc qui transperce sa poitrine.
Le combat est sans merci. De toute la caravane, il est le seul à se redresser, mais il est mort quand même. De tous les Francs, un seul titube vers l'horizon quand Yusuf se réveille, blessé, mais vivant. Yusuf ne peut remercier Allah pour sa vie. Au lieu de courir derrière le Franc pour l'égorger par derrière, il se traîne vers le nord, vers Tarabulus que devaient rejoindre les caravaniers.
Il s'y enferme les trois ans qui suivent. Il en a plus qu'assez des tueries.Ne pouvant demander des comptes à Allah, Yusuf s'enferme dans de noires pensées. Il se demande ce que cela fait de mourir noyé ou piétiné sous des chevaux emballés. Il se demande combien de fois un homme peut mourir sans devenir fou. Il perd la foi et il la retrouve. On le regarde avec l'indulgence méprisante qu'on garde pour les fous, mais Yusuf sait qu'il ne l'est pas.
Il est juste un homme qu'Allah ou les démons ont marqué d'une atroce manière.
Bien sûr, il sait que le monde bouge en-dehors. Tarabulus est assiégée par les Infidèles de Raymond de Saint Gilles, qu'Allah le maudisse. Les Francs ne seront contents que lorsque la terre entière leur appartiendra et priera leur Dieu. Ils parlent de Guerre Sainte comme ceux à l'intérieur de Tarabulus parlent de Djihad. Tous sont bien trop pressés de s’entre-tuer. Yusuf ne perd pas de temps à essayer de le leur faire comprendre qu'ils sont tous bien plus fous que lui. Il regarde par la fenêtre les Francs construire leur nouvelle forteresse face à la ville, il prie et, pour la première fois depuis le début de cette folie, il écrit un poème, avant de le brûler. Les mots ne lui viennent plus naturellement comme avant. La guerre ne peut être un sujet de poésie comme la beauté d'une femme ou d'un homme. Yusuf continue à attendre et ne prend pas les armes. La ville finira par tomber ou les renforts par arriver. Cela ne le concerne pas. Yusuf attend un signe d'Allah pour comprendre ce qu'Il attend de lui.
Le signe vient d'une manière qu'il n'attendait pas. La nourriture vient à manquer, comme c'était inévitable. Yusuf n'a pas de peine à se priver. Il y a des enfants qui ont davantage besoin de manger que lui et une curiosité morbide le pousse à voir les conséquences de son acte. Après huit jours de privation, il tombe en se levant le matin pour la première prière. Ce n'est pas une mort plus agréable ou plus rapide que les autres, mais c'est le signal dont il a besoin pour sortir de sa torpeur. Yusuf sait désormais qu'il préfère mourir au combat que de cette manière. Ce qu'il vit n'est pas une malédiction des sheitan ou un tour des djinn. C'est la volonté d'Allah, qu'il ne peut comprendre, mais qu'il peut accomplir.
Le lendemain, quand Fakhr al-Mulk demande des hommes pour aller attaquer Qal'at Sanjîl, le château qu'ont construit les Francs pour surveiller la ville, Yusuf est volontaire. On le regarde de haut car pour tous, il est cet homme dont l'esprit a sombré après l'arrivée des Infidèles. S'il est placé au premier rang, c'est parce que la flèche qui le frappera ne frappera pas les autres. Ils ont raison d'agir ainsi, mais Yusuf est seul à savoir que cette flèche ne le tuera pas définitivement.
Alors qu'ils approchent des maisons construites au pied de Qal'at Sanjîl, les premiers Francs se précipitent vers eux. L'un d'eux s'arrête, mais ce n'est pas la peur qui le fige. Yusuf le reconnaît comme l'autre l'a reconnu. C'est son Infidèle, celui qui est sans cesse placé dans son chemin.
Ils courent l'un vers l'autre, tout aussi avides de mort et de destruction. Malheur à quiconque se dresserait sur leur route ! Franc ou Sarrasin, ami ou ennemi, ils le tuerait sans hésiter. Le rictus de haine sur leur visage est identique. La prière dans leur bouche aussi.
Mon Dieu, renforce mon bras. Laisse-moi tuer ce païen et laisse-moi partir. Laisse-moi te rejoindre.
Allah, renforce mon bras. Laisse-moi tuer cet infidèle et laisse-moi partir. Laisse-moi te rejoindre.
La bataille fait rage autour d'eux, mais ils ne s'en rendent même pas compte. Le monde pourrait sombrer dans l'océan, les armées divines descendre des cieux pour mettre fin à cette folie qu'ils ne s'arrêterait pas. L'autre doit mourir. C'est tout ce qui compte, leur seule raison d'être. Ils tournent l'un autour de l'autre pendant que les Arabes mettent le feu au faubourg et que les chrétiens fuient vers la forteresse pour supplier qu'on les laisse rentrer. Ils croisent le fer pendant que Raymond de Saint Gilles mène la charge et que Fakhr al-Mulk est forcé de refluer vers la ville. Ils ne voient pas que le feu et la course des chevaux a fragilisé le mur sous lequel ils se tiennent.
Yusuf al- Kaysani et Nicolò di Geneva meurent ensemble, frappés par les mêmes rochers, à deux pas l'un de l'autre, les os broyés. L'un a la chance d'être frappé à la tête et de mourir presque instantanément. L'autre n'a pas cette chance, mais le rejoint finalement dans la mort.
Le soleil est à son zénith quand Yusuf rouvre les yeux. Il passe sa langue sur ses lèvres craquelées et prend conscience qu'il a soif. Son premier réflexe est de chercher sa gourde d'eau, mais son bras gauche refuse de bouger. Il y jette un œil et manque de vomir. Son bras est brisé et déformé et sa main n'est plus qu'une masse informe coincée sous une pierre. On peut reconnaître des doigts, en faisant un effort. Yusuf n'essaye pas de les bouger.
-Seigneur Dieu Tout Puissant !
Il se tourne pour découvrir le regard horrifié du Franc posé sur sa main. L'autre n'est guère mieux loti que lui. Sa jambe droite est prise sous les pierres. Vu le sang en-dessous, il a saigné à mort, mais il est maintenant bien vivant. S'il n'y avait que sa jambe, le Franc pourrait se dégager, quitte à couper celle-ci, mais il y a les autres pierres, celles qui lui écrasent le dos et celles qui menacent de s'effondrer aussi s'il bouge. Ses yeux sont vitreux. Yusuf devine que la mort est déjà prête à s'en saisir à nouveau. Il pourrait mourir encore et encore dans cette position, mais s'il bouge, sa situation pourrait se révéler pire encore.
Yusuf baisse les yeux et prend le temps d'examiner sa propre situation. Ses jambes aussi sont prises sous les pierres. La bonne nouvelle, c'est qu'il ne les sent plus, mais il est incapable de se dégager seul, pas avec son bras coincé, et là aussi, le risque est trop grand s'il bouge même une seule de ces pierres qui lui servent de prison. Une vision de cauchemar commence à apparaître sous ses yeux, une où il est découvert par les Francs et tué encore et encore pour plaire à leur dieu. Ild e traîtent déjà de païen. Ils le traiteront de diable. Yusuf ne doit pas se laisser prendre. Pris de panique, il se débat pour essayer de libérer son bras.
-Ne bouge pas, idiot !
Quand les Francs sont arrivés dans la région, Yusuf parlait convenablement le Grec et connaissait quelques mots de latin, de vénitien et de sicilien. Lors de son premier combat contre l'infidèle, il n'avait pu comprendre qu'un ou deux mots perdus au milieu de son galimatias. Depuis, il a fait des progrès pour mieux comprendre l'ennemi et surprendre ses plans. L'infidèle utilise un parler du nord de l'Italie que Yusuf peut comprendre en se concentrant.
En entendant ces mots, Yusuf se fige, mais pas pour complaire au Franc. Il réalise que dans la commotion, il a lâché son arme. Celle du Franc, par contre, est rivée à sa main et lui donne l'allonge suffisante pour faire saigner à mort Yusuf. Mieux vaut ne pas rendre plus agressif encore ce fou de Dieu et faire ce qu'il dit.
Contre toute attente, le Franc lâche son arme qui tombe au sol dans un claquement sec. Il tend le bras vers la pierre qui écrase le bras de Yusuf, mais n'a pas l'allonge pour l'atteindre. Une ride de détermination sur le front, il prend appui sur ses deux bras pour tenter de se dégager. Les pierres au-dessus de lui se mettent à trembler, instables.
-Tu vas te tuer !, s'exclame Yusuf avant de jeter un coup d’œil au reste du mur qui les surplombe et de rectifier. Nous tuer tous les deux.
Le Chrétien rit sans indiquer qu'il ait compris ce que lui dit Yusuf et fais un effort supplémentaire. Il tire, tire, et parvient à tendre suffisamment le bras pour pousser la pierre qui écrase le bras de Yusuf. Alors seulement il s'autorise à pousser le cri d'agonie qu'il doit retenir depuis si longtemps. Yusuf bouge le bras avec difficulté et écarquille les yeux. La tache de sang s'élargit sous le Franc. La colonne brisée, il agonise.
Yusuf ne le lâche pas des yeux tout le temps qu'il met à mourir. C'est lent, très lent, suffisamment pour qu'il ait le temps de marmonner des prières inarticulées. Yusuf reconnaît des appels aux saints et à Maryam, la mère du prophète Isâ. Il demande que soient pardonnés ses pêchés. Il prit aussi pour l'âme de l'incroyant, pour qu'elle aussi soit sauvée. C'est de Yusuf dont il parle. Puis, alors que le flux de sang commence à s'épuiser, il cesse de parler. Il ferme les yeux, laisse tomber sa tête sur le sol et pousse un dernier gémissement. « Mama », dit-il. Cette fois, c'est sa mère qu'il appelle et plus celle du Christ. Francs, Byzantins, Arabes ou Turcs, tous les hommes appellent leur mère quand vient la fin.
Enfin, c'est terminé. Yusuf reste seul à côté d'un cadavre. Il se demande combien de temps le Franc mettra à revenir cette fois. Il n'a pas de moyen de le prouver, mais il lui semble que le processus est à chaque fois plus rapide.
Effectivement, il n'y a pas à attendre longtemps. Moins d'une minute plus tard, le Franc aspire une grande goulée d'air et ouvre les yeux d'un air paniqué. Il voit où il se trouve et cesse aussitôt de bouger pour ne pas risquer de mourir tout aussi rapidement. Yusuf regarde tout ça avec une curiosité malsaine. Il se demande s'il a l'air aussi effrayé quand il meurt et quand il revient à la vie. Surtout, il se demande si lui aurait demandé à Allah de prendre soin de l'âme de l'incroyant
À nouveau, le regard du Franc se pose sur le bras de Yusuf. Celui-ci se rappelle aussitôt à lui et ils regardent, avec la même fascination horrifiée, les os se ressouder lentement et la chair arrachée se reconstituer.
-Jésus Christ !, s'exclame le Franc avant de se signer.
Yusuf rit. Ce n'est pas un rire amusé, mais un rire qui cache mal sa panique. Le Franc lui jette un regard presque compatissant. Yusuf comprend. Quoi qu'ils soient, quoi qu'ils pensent, ils subissent le même tourment dont Yusuf ne parvient pas à comprendre la raison. Peut importe alors dans quelle langue ils prient le Tout Puissant. Yusuf sait qu'il n'a pas commis un crime qui justifie un tel châtiment et il doute qu'il en aille différemment pour le Franc.
Le temps passe et rien ne change. Le bruit des combats s'est éloigné et personne ne vient dans leur direction. Des maisons brûlent plus loin. Il faudra peut être des heures pour que les vainqueurs viennent sortir des ruines les blessés.
Le soleil continue de monter dans le ciel. C'est le tour du Franc de s'humecter les lèvres. Le soleil est meurtrier à cette saison et son teint de peau ne le protège pas comme il protège Yusuf. Ses lèvres sont toutes craquelées. Sa peau rougit si vite qu'elle pèlera bientôt s'il ne trouve pas un abri. Une preuve de plus que ces infidèles n'ont rien à faire sur une terre qui leur est si hostile. Yusuf tente de bouger le bras. Enfin, celui-ci répond, entièrement guéri. Il peut s'emparer de son outre d'eau. Accrochée à sa ceinture, celle-ci n'a pas été transpercée par les pierres. C'est une chance à laquelle Yusuf a du mal à croire, mais il remercie Allah pour l'eau qui coule dans sa gorge.
Le Franc le regarde faire avec un regard avide. Il ne semble même pas se rendre compte que sa langue passe et repasse sur ses lèvres. Yusuf est tenté de se montrer mesquin, mais la soif est un tourment pire que la faim, et l'autre a prié pour lui.
-Le Franc !, appelle-t-il. Attrape !
Surpris, l'infidèle tend le bras et saisit au vol l'outre. Ainsi donc il comprend l'arabe à présent. Yusuf n'est pas le seul à avoir acquis de nouveaux talents.
Il regarde le Franc boire à grandes gorgées puis refermer l'outre. L'autre doute un instant, puis lui renvoie celle-ci. Il ne l'a pas entièrement vidée, preuve qu'il a appris quelques petites choses au contact du désert. Après ça, ils se remettent à attendre.
Yusuf étudie attentivement les traits du Franc, ses yeux, surtout. Il essaie de comprendre à quel genre d'homme il a affaire, puisque ce n'est qu'un homme et pas un démon comme il a été parfois tenté de le croire au début. Un croyant, assurément, ce qui ne va pas forcément de soi avec les Croisés. Un homme ayant suffisamment de cœur et de droiture pour aider un ennemi parce qu'il ne souhaite pas le voir souffrir inutilement. Pour la première fois, Yusuf s'aperçoit que l'épée tombée des mains du Franc est presque à sa portée, maintenant qu'il a récupéré son bras. S'il se penche assez vite, il peut s'en emparer avant le Franc, mais pas sans risquer de tout faire s'écrouler.
Un plan commence à germer dans sa tête.
-Le Franc !
-Quoi encore ?
-Donne-moi ton épée !
-Tu rêves !
-Donne-moi ton épée !
Il n'a pas assez de vocabulaire pour ce qu'il veut exprimer, alors il désigne sa jambe, puis l'épée. Le Franc écarquille les yeux.
-Tu es fou !
-Donne-moi. Ton épée.
Si les Francs gagnent et arrivent, ils comprendront que ni Yusuf ni le Franc n'auraient du survivre à leurs blessures. S'ils les dégagent de l'effondrement, ils verront leurs blessures se refermer. Leur avis sera vite fait. Ils verront en eux des démons et les tueront. Une seule foi, si Allah est avec eux. Sinon... Mieux vaut ne pas y penser. On dit que chez eux, les infidèles brûlent ceux qu'ils nomment hérétiques. Ils pourraient bien sacrifier le peu de bois qu'il y a autour de Tarabulus pour s’essayer à les tuer de cette manière. Le Franc est beaucoup de choses, mais pas un idiot. Il doit se rendre compte qu'il n'a aucun intérêt à attendre ses frères. Et si ce sont les Arabes qui déblayent les ruines du village,... Yusuf craint que ce ne soit la même chose. S'ils veulent vivre libres, ils doivent s’entraider et tant pis si ça ne plaît ni à l'un, ni à l'autre. Ils sont coincés. S'ils essayent de déblayer l'éboulis eux-même, le reste du mur leur tombe sur la tête. Yusuf n'a aucune envie de découvrir combien de temps sa tête mettrait à se reconstituer et s'il reprendrait conscience avant que ce soit terminé.
Le Franc se signe une nouvelle foi, puis hoche la tête. Il comprend. Il y a du respect dans ses yeux.
-Tu es fou, mais c'est le monde entier qui est devenu fou. Tiens.
Il pousse l'épée vers Yusuf.
-Merci, le Franc. Qu'Allah te remercie.
-Nicolò. Je m'appelle Nicolò.
Yusuf répète le nom aux sonorités étranges. Il ne donne pas le sien. Ce n'est pas qu'il refuse de le donner, mais il a besoin de toute sa concentration pour entreprendre l’indicible. Suant à grosses gouttes, il commence à scier la jambe qu'il aurait été incapable de dégager. Le Franc, Nicolò, se met à prier pour l'accompagner.
Nicolò garde les yeux fermés et continue à prier jusqu'au moment où il entend le Sarrasin avaler une gorgée d'air quand il revient à la vie. Il en est sûr, le Sarrasin est un fou. Il ne pense plus que ce soit un démon. Une créature de l'Enfer se changerait en fumée pour échapper à l'éboulement, elle ne s'amputerait pas elle-même pour échapper au piège. Nicolò ne sait pas s'il aurait eu ce courage. Il ne sait même pas pourquoi il a donné son épée au Sarrasin et pourquoi il l'a aidé à se dégager de la pierre. Peut être parce qu'il est pour l'instant sa seule chance de s'en sortir. Peut être parce qu'au fond, c'est le seul à être comme lui.
Il ouvre les yeux. Le Sarrasin tremble, le front luisant de sueur, mais il a vu juste. Sa jambe a repoussé comme son bras s'est réparé. Nicolò lâche la main qu'il a saisit quand l'homme a lâché l'épée, sans trop savoir pourquoi. Peut être pour que le Sarrasin ne soit pas seul au moment de mourir comme au moment de revenir. Dieu sait que Nicolò ne veut pas être seul.
-Quelle diablerie est-ce là ?, murmure-t-il pour lui-même.
Bien sûr, il savait déjà ce qu'il se passait quand ils mouraient. Il se souvient de l'impact quand il est tombé des remparts de Jérusalem, du craquement de son dos avant l'oubli salvateur. Le voir cependant, voilà qui est terrible. Le Sarrasin rit à nouveau. Nicolò lui envie presque d'être capable de le faire. Lui-même n'a pas réussi à rire ou pleurer depuis ce premier matin où il s'est effondré en larmes devant le Saint Sépulcre libéré, pas plus qu'il n'a réussi à passer le pas d'une église ou à aller se confesser.
-Je l'ignore, répond le Sarrasin. Et qu'Allah me garde ! Il me reste une jambe là-dessous.
Il secoua la jambe libérée et bouge ses petits orteils, comme s'il avait du mal à croire qu'elle soit réelle. Nicolò peut comprendre. S'il était assez près, il la toucherait pour vérifier qu'il n'est pas en train d’halluciner.
-Je t'aiderais, si je pouvais bouger, déclare-t-il sans pouvoir se retenir.
L'autre n'a aucune raison de le croire, mais il rit encore et laisse tomber sa tête en arrière. Sa main tremble.
-Oui, tu es devenu maître dans l'art de me découper en morceau, Nicolò di Genova.
Nicolò le laisse se reposer. Il voit bien que la main qui recouvre le visage du Sarrasin tremble, tout comme il voit les larmes qui perlent en dessous. Ces cinq dernières années, il a préféré le voir comme un démon. Il s'est à moitié convaincu que s'il parvenait à l'abattre, alors Dieu lui pardonnerait ses offenses et le laisserait enfin mourir. Nicolò est un pécheur. Ce n'est pas pour rien qu'il est venu chercher le pardon en Terre Sainte. Cependant, aucun de ses péchés ne mérite un tel châtiment. Alors, il s'est convaincu que le Sarrasin ne pouvait qu'être une épreuve envoyée par le Seigneur pour tester sa foi. C'est lui qui a envie de rire maintenant. Quel orgueil est le sien ! Trente mille Croisés, et c'est lui que le Seigneur testerait ? Pour qui se prenait-il ? Il n'était rien. Rien, à part un homme incapable de mourir.
-M'as-tu choisi pour quelque chose ?, demande-t-il en levant les yeux au ciel.
-S'il te répond, fais-moi savoir ce qu'il te dit.
Nicolò se retourne vers le Sarrasin. L'homme tremble toujours mais ses joues sont sèches tandis qu'il regarde vers le ciel. Soudain, il se remet à parler, cette fois en arabe. Nicolò se concentre pour essayer de comprendre, mais son discours est infiniment plus complexe que tout ce qui est sorti jusqu'ici de sa bouche.
-C'est très beau, réussit-il à dire quand le Sarrasin se tait. Ce n'était pas une prière, il me semble ?
-Non, répond l'autre, contre toute attente. Un poème de Abu Nuwas, un poète arabe qui a vécu il y a quelques siècles. Je doute qu'il ait été traduit dans ta langue. C'est très beau, mais je ne maîtrise pas suffisamment la tienne pour le traduire à la hauteur de sa beauté. Peut être pourras-tu le lire un jour.
-Je parle un peu l'arabe, confesse Nicolò, le rouge aux joues. Je ne sais pas le lire.
Il sait à peine lire quelques mots de latin. Le Sarrasin doit le prendre pour un inculte et il aurait raison. Il y a longtemps que Nicolò avait compris que ces Sarrasins étaient tout sauf des barbares. Leur médecine, leur poésie, leur architecture... Tout ça le laisse tout ébahi, depuis le début.
-Non ?, demanda le Sarrasin en haussant un sourcil, mais sans moquerie aucune. Tu devrais apprendre. Il y a de la beauté dans ces poèmes. Si vous lisiez plus de poèmes, peut être voudriez-vous moins détruire notre terre.
-C'est celle du Christ, rétorque Nicolò sans colère aucune.
-Ton Christ n'était qu'un prophète parmi d'autres, pas le fils de Dieu. Muhammad est le premier des prophètes aux yeux d'Allah.
Nicolò renifle, mais ne continue pas le débat. Il n'est qu'un soldat avec un soupçon d'éducation religieuse, incapable de débattre avec un poète. Il aimerait. Toute sa vie il a rêvé d'être capable d'exprimer des choses, de voir le monde et de servir l’œuvre de Dieu. Au lieu de ça, il est mort en Terre Sainte, incapable de gagner le Paradis et aussi ignare qu'avant.
-Pourquoi ?
Les yeux de Sarrasin s'écarquillent.
-Tu veux savoir pourquoi Muhammad....
-N'espère pas me convertir !, le coupe Nicolò en tâchant de contenir sa rage. Pourquoi tout cela ?
De sa main, il les désigne tous les deux et le sang sur le sol. Le Sarrasin hoche la tête.
-Je n'en sais rien, répond-il avec une sincérité qui n'a pas l'air feinte. Je dirais que c'est, kismet ? fatum ? Le destin, je crois, dans ta langue.
-Quel destin ?, rétorque Nicolò. Quel destin ?
Il hurle les deux derniers mots. Le Sarrasin soupire et se redresse un peu plus pour le regarder en face. Nicolò ne s'est jamais tenu si longtemps près de lui sans l'attaquer. Il y a quelque chose dans les yeux du Sarrasin qui lui fait mal, une tristesse que rien ne semble pouvoir guérir. Nicolò a peur de lire la même chose dans ses propres yeux s'il voyait son reflet. En cet instant, il se sent plus proche d'un Sarrasin que de tous ses frères Croisés ou que de son propre sang. Dieu ne peut avoir voulu cela pour lui. Mais Dieu ne lui parle pas et ne lui a rien donné d'autre qu'une immortalité dont Nicolò ne sait que faire.
-Mektoub. C'était écrit. Notre rencontre, notre combat, notre mort, Allah a voulu tout cela. Je ne sais pas pourquoi, mais qui sommes nous pour prétendre vouloir comprendre Sa volonté ? À nous maintenant de décider ce que nous en faisons.
Il ne dit rien de plus. Nicolò ne sait qu'en penser. Son destin, pensait-il était de mourir en Terre Sainte en pourfendant les infidèles et en libérant le tombeau du Christ. Celui-ci est enfin aux mains des Chrétiens, et déjà ceux-ci se disputent la Terre Sainte pour y établir des royaumes terrestres. Quel destin demande qu'il survive pour voir ce triste spectacle ? Ses croyances semblent bien vides de sens face aux massacres qu'il a vu commettre au nom de Dieu et ceux auquel il a participé le cœur au bord des dents. Un poète ou un sage pourrait trouver la réponse à leurs souffrances, peut être. Nicolò en est incapable. Il ne voit qu'une question sans réponse et une éternité de souffrance en attendant une réponse d'En-Haut. L'espace d'un instant, il se prend à croire que l'autre peut l'aider à trouver ces réponses.
Il sent le poids du mur sur son dos et ses jambes. La pression qui l'a tué une fois est sur le point de le tuer à nouveau.
-Mektoub, crache-t-il comme une insulte. Alors notre destin est de nous tuer encore et encore jusqu'au Jugement Dernier ?
Malgré lui, sa voix suinte le désespoir. Le Sarrasin lui lance un regard désolé qui donne à Nicolò l'impression d'être le plus grand des idiots de la terre.
-Oui, si c'est ce que nous voulons. Non, si nous ne le souhaitons pas. La volonté d'Allah est grande, mais il est aussi miséricordieux. Quels tourments sont son épreuve, lesquels nous infligeons nous à nous même ? Saurait-tu le dire ? Pas moi.
Nicolò ne sait pas. Déjà, il n'entend plus rien.
La vie revient une nouvelle foi dans les poumons de Yusuf. C'est la première fois qu'il meure autant en un jour depuis la chute d'Al Quds, mais au moins, ses deux jambes sont libres. Mieux vaut formuler les choses ainsi plutôt que de décrire ce qu'il a du faire, que de regarder en arrière. Yusuf se dresse sur deux jambes nues, l'épée du Franc à la main.
Celui-ci est toujours inconscient. Il met plus de temps à revenir, cette fois, à moins qu'il ne soit revenu et mort pendant que Yusuf était occupé à... Ne pas y pensé. Yusuf est soulagé que le Franc n'ait pas assisté une deuxième fois à l'odieux spectacle. Yusuf se penche pour le regarder de plus près. Il est beau, Nicolò di Genova, quand son visage n'est pas déformé par la haine qu'il se croit obligé de manifester. Toutes ces années, Yusuf l'a davantage craint que haït. Quand il le voit maintenant de si près, il ressent de la pitié.
Il croit en ce qu'il lui a dit. Nicolò et Yusuf, Yusuf et Nicolò, c'est écrit. Mektoub. Allah seul sait pourquoi, mais c'est la seule expliquation que Yusuf discerne. L'autre est son reflet, pas maléfique comme il l'a crut un temps, juste autre. Ils partagent la même foi, les mêmes doutes, les mêmes craintes. La même ignorance. Ils sont ensemble dans cette épreuve, même s'ils sont ennemis.
Yusuf remet une mèche de cheveux du Franc en place et lui récite à l'oreille le même poème qui lui est revenu en tête un peu plus tôt.
Voici le poème d’un mort,
écrit de la main d’un vivant,
qui, entre la vie et la mort,
a tant souffert des coups du sort
qu’il ne lui reste plus qu’un corps
presque invisible, mais présent.
Si tu voulais me reconnaître,
pas une lettre de ma lettre
ne t’aiderait à me trouver.
Mais il suffirait que tu fasses
battre tes cils, pour me sauver
et que mon mal enfin s’efface.
Abu Nawas a toujours eu les mots pour le soutenir dans ses tourments, mais face au Franc inanimé et à sa beauté de statue, Yusuf est bien en peine de trouver un poème qui puisse résumer ce qu'il ressent. Ses doigts le démangent d'écrire, mais il a encore une chose ou deux à faire avant de pouvoir laisser le poète s'exprimer. Il bande ses muscles et tire le Franc hors de l'éboulis. Les pierres menacent de les engloutir une nouvelle fois, mais il parvient à les sortir de là au prix de quelques nouvelles plaies et bosses qui de toute manière se résorberont très vite. Une fois qu'ils sont en sécurité, il s’assoit à côté du Franc et bois à son outre, attendant qu'il se réveille.
L'autre porte spontanément les mains à sa poitrine en se réveillant, surpris sans doute de respirer si facilement et de ne pas sentir le poids écrasant qui menaçait de l'engloutir. Machinalement, il accepte l'outre de Yusuf et avale avec délice les dernières gorgées qu'elle contient.
L'espace d'un instant, Yusuf croit à un avenir où ils ne s’entre-tueront pas, où chacun partira de son côté pour trouver les réponses qu'il cherche. Et dans vingt ans, trente ans, dans une Al Quds libérée de la présence des Chrétiens, ils se retrouverons à la porte de la Ville pour se serrer la main et parler ce qu'ils auront appris. Le Franc aura un regard clair dans lequel ne se lit aucun dégoût de lui même et de l'autre, Yusuf aura les épaules plus droites d'avoir compris sa place dans les plans d'Allah et ils riront de la haine qui se sera envolé.
Avant toute chose, Yusuf voudrait remercier le Franc. D'avoir parlé avec lui, il a l'esprit plus clair et l'âme moins sombre. Les questions sont toujours là mais le désespoir s'est enfui.
Hélas, il n'a pas le temps de chercher ses mots. Sitôt l'outre finie, les sourcils du Franc se froncent. Nicolò saute sur ses pieds, Yusuf fait de même. L'infidèle cherche du regard son épée et la voit plus loin sur le sol, là où Yusuf l'a laissée tombée. Ils se précipitent, glissent à terre, la touchent du doigt. Le Franc frappe Yusuf au visage avec une pierre. Le choc est tel qu'il tombe en arrière, laissant au Franc toute la latitude dont il a besoin pour s'emparer de son épée et s'asseoir sur lui.
L'épée levée luit au soleil.
-Protège tes arrières, chien d'infidèle, crache Yusuf. Demain ou dans dix jours je te retrouverais.
-Ton nom, Sarrasin, exige le Franc. Que je sache qui je tue.
-Yusuf al-Kaysani.
L'épée se plante dans sa gorge.
Une fois de plus, Nicolò est le seul à se relever. Un instant, il envisage de laisser l'épée à la croix plantée dans la gorge de l'incroyant et de le laisser se débrouiller comme il veut pour revenir, cette fois. Il n'en fait rien. L'idée même est abjecte. Il retire l'épée et la nettoie dans les lambeaux de sa cape. Il est temps. Temps de rejoindre les siens et de finir de renvoyer les attaquants mourir de faim dans Tripoli qu'ils refusent de céder aux Chrétiens.
Avant de partir, il place la cape de Yusuf sur ses yeux et fait le signe de croix au-dessus de sa tête. S'il connaissait une prière en arabe, Nicolò croit qu'il la réciterait en cet instant, malgré toute la haine qu'il a mis dans son geste. L'autre l'a tiré des décombres et il n'était pas obligé. Après sept ans passés en Terre Sainte, Nicolò a tué bien des gens, dont certains qui le méritaient. Il n'est plus sûr que le Sarrasin en fasse partie. Nicolò voudrait pouvoir le maudire de le laisser avec tant de questions et de doutes. En lieu et place, il est à deux doigts de le remercier. Contre toute logique, il lui est reconnaissant. De cette épreuve, sa foi sort renforcée.
Il a enfin une idée de sa présence continue sur Terre quand il devrait avoir rejoint les Cieux ou l'Enfer. Lui et Yusuf sont liés dans la mort comme dans la vie, destinés plutôt que condamnés à se combattre. Au fond, peu importe que ce soit un châtiment ou une épreuve, qu'ils se battent jusqu'au Jugement Dernier ou que la prochaine mort soit aussi la dernière. Au final, Dieu a voulu voulu qu'il en soit ainsi. Oui, Nicolò aimerait encore écouter parler Yusuf et s'interroger avec lui sur le sort qu'ils partagent. Oui, il aimerait entendre un autre de ces poèmes aux sonorités mystérieuses. Oui, il partage avec lui quelque chose d'inexplicable et indicible. Les yeux du Sarrasin au moment de sa mort le hanteront longtemps. En ce dernier instant, Yusuf était soulagé qu'il lui offre l'oubli temporaire de la mort. Comme Nicolò, c'est un homme qui ne veut pas mourir maintenant mais souhaiterait pouvoir le faire demain. Mais au final, tant pis pour la voix qui souffle à Nicolò de retenir son bras et d'écouter. Demain, Nicolò n'aura aucun complexe à le tuer à nouveau. Demain, Yusuf n'aura aucun complexe à le tuer lui.
Mektoub.
Et que le Seigneur lui pardonne.