Fandom : Mythologie judéo-chrétienne
Personnages/Pairing : Mickaël x Lucifer ; Gabriel --> Mickaël (sorta)
Rating : NC - 17
Titre : Come From Way Above
Claimer : Cette version des archanges vient de moi.
Note : Deuxième partie de mon triptyque, suite de
Fall From Grace. Je réalise que cette partie dort dans mon PC depuis des mois et que je ne l'avais toujours pas postée ici. Oups.
Les journées passaient et bien que différentes à maints égards, elles demeuraient pour Mickaël tristement ressemblantes en un point : l’absence de Lucifer. Cela faisait plusieurs mois depuis le soulèvement et la déchéance de l’archange de la lumière, et l’esprit de Mickaël ne trouvait toujours pas le repos. Le souvenir exécré de sa lame séparant laborieusement les ailes du corps de Lucifer le hantait. La sensation de la chair qui résistait sous le tranchant de son épée, la chaleur du sang poisseux sur ses doigts… Il se prit la tête entre les mains. Il avait perdu le compte du nombre de fois où la scène s’était rejouée dans sa tête, le privant de sérénité. Le sommeil n’était pas une nécessité pour les êtres résidant aux côtés de Dieu, mais il n’en restait pas moins pour eux une manière efficace de passer le temps, de se reclure dans leur esprit pour un repos malgré tout apprécié.
Mickaël n’avait pas fermé l’œil depuis l’incident.
Le sommeil l’avait fui - ou peut-être était-ce lui qui fuyait le sommeil, il ne savait plus trop à force - et à la place, les souvenirs du temps passé avec celui qui fut bien plus qu’un simple amant le torturaient, comme en une sorte d’éternelle pénitence pour avoir meurtri un être aimé. Mickaël le Juste… Oh il avait tenté d’expier en se blessant, en frappant de toute sa force ses poings contre les murs du palais. Mais étant auto-infligées, ces plaies ne restaient pas plus de quelques secondes, après quoi son pouvoir de régénération effaçait toute trace de la violence qu’il avait tenté de se faire subir. La douleur n’était rien et s’estompait tout aussi vite.
Lucifer en revanche arborerait à jamais les stigmates de sa déchéance dans son dos. Le souvenir de la douleur infligée par l’épée de la justice n’était pas près de disparaître. La moindre des justices serait que Mickaël partageât le sort du traître, au moins pour partie. Après tout, ne s’était-il pas lui aussi rendu coupable de trahison ?
Dans une sorte d’état second, il déplia les jambes et se rendit devant l’entrée du palais de Dieu, là où les deux armées s’étaient retrouvées face à face. Là où il avait exécuté la fatidique sentence. Il crut voir un instant la silhouette de Lucifer agenouillé, ses longs cheveux noirs flottant autour de son visage. Cette image lui arracha un sourire désolé.
Dans le silence de l’immensité du royaume céleste, Mickaël tomba à genoux. Il lui semblait que tout était vide de sens. Sans même réaliser ce qu’il était en train de faire, l’archange de la justice passa une main par-dessus son épaule, enserra la base de son aile gauche. Concentrant sa force dans ses doigts, il se mit à tirer, comme s’il s’était agi d’un arbre à déraciner. La chair résistait, la peau se tendait. La douleur n’était rien. Mickaël tira plus fort et un hurlement rauque accompagna son geste alors que son aile commençait à céder. Le sang chaud lui maculait la main, coulait le long de son dos, poissait ses plumes. Une brûlure fulgurante et diffuse. Hurlant toujours plus fort, déchirant les nuages de son désespoir, il arracha son aile qui tomba mollement au sol. Son sang coulait toujours.
Galvanisé, transi par la douleur et hors de toute raison, Mickaël entreprit de s’arracher la seconde aile quand une main ferme s’abattit sur son poignet et suspendit son geste. L’instant d’après il était enveloppé dans une douce aura tiède. Se sentant sombrer dans une torpeur cotonneuse, il eut tout juste le temps de reconnaître la voix apaisante de Gabriel qui lui disait :
« Calme-toi mon ami. »
Les paupières de Mickaël se fermèrent, et pour la première fois depuis longtemps, le noir se fit dans son esprit.
Quand il émergea, il était allongé sur des draps orangés, lumineux et doux au toucher. Gabriel le regardait. Assis à l’autre bout de la pièce, il se tenait le menton de ses longs doigts graciles et observait son vis-à-vis, l’air grave. L’archange de la compassion ne disait pourtant rien. Mickaël se sentit presque mal à l’aise sous ce regard scrutateur et profond.
« Combien de temps ai-je dormi ? » demanda-t-il d’une voix mal assurée en tentant de remplir le silence
« Quelques heures à peine. » le rassura Gabriel sans le quitter des yeux.
Un silence gêné passa avant qu’il ne reprenne :
« Tu as de la chance. J’ai réussi à sauver ton aile gauche. De justesse toutefois, » ajouta l’archange d’un ton sévère « un peu plus tard et ta régénération aurait rendu cela impossible. »
L’alité ne répondit rien. Il n’avait rien à répondre. Gabriel le miséricordieux, le compatissant, était tout simplement incapable de ressentir la colère. Le simple fait qu’il adressât des remontrances à l’un de ses pairs était déjà exceptionnel en soi. Mickaël savait qu’il n’était nul besoin pour Gabriel de lui demander les raisons de son geste. Il savait que s’il y avait bien un être capable de comprendre les mécanismes de son esprit, c’était celui qui le scrutait, jambes croisées, ses longs cheveux blond vénitien tombant de ses épaules tel le drapé de sa robe bleue. Et effectivement, Gabriel avait deviné sans nulle peine ce qui lui était passé par la tête.
« Son absence te pèse au-delà du supportable. »
C’était un constat. Pas une question. Mickaël ferma les yeux quelques instants et respira profondément. Assentiment tacite.
« Pourquoi ne pars-tu pas à sa recherche ? »
L’interpellé tourna vivement la tête vers Gabriel qui ne cilla pas et semblait tout à fait sérieux. Il y avait pensé à maintes reprises, mais jamais autrement que comme un lointain rêve, un fantasme sans avenir qui ne devait de toute façon en aucun cas être réalisé. L’archange de la justice avait imaginé une infinité de possibilités de dénouements à d’hypothétiques retrouvailles avec Lucifer. Assez étrangement, pas une seule ne se terminait de manière positive. Néanmoins la véritable raison pour laquelle il n’avait jamais osé mettre à exécution ce plan chimérique n’était pas celle-là.
« Parce qu’il ne le voudrait certainement pas. » répondit Mickaël d’une voix égale
Peu importait la façon dont il y pensait, il ne parvenait pas à se figurer pourquoi Lucifer pourrait désirer le revoir. Gabriel soupira, songeur.
« Nul d’entre nous n’a jamais réussi à voir à travers la psyché complexe de Lucifer. Pas même moi. Tu es celui dont il était le plus proche. Tu es le seul avec lequel il avait créé un lien, du temps où il était au Paradis.
- Ça ne m’explique pas pourquoi il voudrait me revoir.
- Lucifer te tient rigueur de ce qui s’est passé. Le lien entre vous n’est pas encore rompu. C’est certes un lien de ressentiment mais tant qu’il existe un lien, il peut être réparé.
- Je ne crois pas que tout puisse être reconstruit. Notre relation a tout de même été fortement altérée. Je pense que nous sommes au-delà du réparable. »
L’archange compatissant soupira de nouveau. Son faciès d’ordinaire impénétrable était tendu par une légère inquiétude. Sans un mot, il se leva et s’agenouilla doucement au chevet de Mickaël. Il eut un moment d’hésitation qui n’échappa pas au regard de son ami avant de remettre, d’un geste contenant toute la délicatesse du monde, une mèche de cheveux bruns derrière l’oreille de Mickaël. Il leur sembla à tous deux que le contact avait été plus long que nécessaire mais aucun n’émit de commentaire à ce sujet. Gabriel le fixait cependant toujours d’un air grave, comme ne sachant pas quoi penser. Comme en proie à un conflit entre plusieurs idées. D’ordinaire si placide et si serein, il était rare pour lui de se retrouver malmené par des émotions aussi violemment contradictoires.
« Tu as le don de déchaîner les passions autour de toi. » observa-t-il calmement
L’interpellé lui adressa un regard plein de questions.
« C’est étrange de voir comment nous réagissons à ton contact. Tu sembles avoir une certaine propension à faire ressortir ce que nous sommes en profondeur. Peut-être est-ce dû à ta clairvoyance et à tes attributs d’archange…
- Que veux-tu dire ?
- Que tu nous montres sous notre vrai jour. Tu as - indirectement ou non, ce n’est pas le propos -, montré que Lucifer était capable d’aimer autre chose que lui-même et qu’il cachait de noirs desseins. Quant à moi… »
Gabriel se suspendit dans sa phrase. A la réflexion, il n’était plus exactement très sûr de vouloir aller au bout de cette idée et ce qu’elle impliquait. Bien évidemment son interlocuteur était intrigué et désireux d’en savoir davantage. Gabriel détourna le regard et s’abîma dans la contemplation du vide. Le juge lui attrapa la main et pressa la paume entre ses doigts.
« Dis-moi. »
Le regard de Gabriel se reporta finalement sur lui. Mickaël crut y voir une immensité d’amour, comme s’il s’était retrouvé sous un ciel étoilé, à la fois subjugué et dépassé par la beauté de celui-ci. Mais Gabriel était l’incarnation de l’amour universel, cela n’avait rien d’étonnant.
« Je sais à quel point Lucifer te manque. Et ta douleur me peine. Je te souhaite de le retrouver, et d’enfin refermer cette déchirure en toi. Mais d’un autre côté j’ai peur qu’il te blesse à nouveau. Que tu reviennes brisé, au-delà du réparable comme tu dis. Et j’ai également du mal à accepter que quoi que je dise ou fasse pour toi, je ne serai jamais en mesure de soigner cette plaie béante laissée par son absence. Je me retrouve dans une situation plutôt inédite pour moi où mes pouvoirs de compassion et d’empathie n’atteignent pas la finalité souhaitée. C’est étrange, comme sensation. » admit-il en penchant la tête sur le côté
Usuellement, Gabriel était un être peu bavard. Ses paroles étaient toujours choisies, mesurées, données avec un soin extrême. Quant à s’étaler sur ses ressentis, cela n’était pas son genre. Si Gabriel comprenait aisément ses semblables, l’inverse n’était en revanche pas vrai ; personne au royaume céleste ne pouvait prétendre avoir une compréhension même infime des affects de l’archange. Cela était d’ailleurs autant dû à un oubli ou un manque d’intérêt de leur part qu’à une volonté rigoureuse voire ascétique de celui-ci de ne pas s’ouvrir à cet aspect. Les états d’âme de Gabriel étaient aussi insondables que l’expression de son visage.
Pourtant, comme tous les autres - et peut-être même encore plus -, Gabriel était doté de liens émotionnels et donc de sensibilités. Il était loin d’être sans affect. Il lui semblait juste irrémédiablement incompatible avec sa fonction de déverser tout cela. Parce que cela reviendrait à biaiser les rapports délicats d’empathie et de confiance qu’il entretenait avec ses semblables. Il était de notoriété que l’archange compatissant était là pour recevoir les affects des autres, il en avait toujours été ainsi, et cela ne posait question à personne. Un ordre bien établi qui ne souffrait d’aucune remise en question.
Et puis il y avait Mickaël.
Mickaël qui perturbait tout ça sans que Gabriel ne sût dire comment ou pourquoi. Mickaël qui soulevait en lui des émotions d’une toute nouvelle intensité et qu’il avait du mal à maîtriser.
« En désespoir de cause je ne peux que t’enjoindre à chercher Lucifer, mon ami. »
Et il lui sembla que cette dénomination avait un arrière-goût saumâtre.
« Mais ça n’est pas ce que tu souhaites. »
Là non plus, il ne s’agissait pas d’une question. Mickaël le clairvoyant avait vu juste.
« C’est vrai. » admit Gabriel après un silence réflexif « C’est vrai, je ne le souhaite pas. Mais il a instillé en toi un désir qu’il est le seul à pouvoir combler.
- Et tes désirs à toi ? »
L’archange de la bienveillance porta son regard sur le visage de l’autre, qui le fixait intensément. Comme s’ils devisaient sans user des mots.
« Mes désirs n’ont aucune sorte d’importance. » éluda finalement Gabriel
« Si. Tes désirs m’importent.
- Non Mickaël, nous ne pouvons pas ouvrir cette porte. Si nous le faisons, cela changera irrémédiablement la teneur de notre lien.
- Et ce ne sera certainement pas en mal. Peut-être pourrai-je enfin être un appui pour toi. » répartit le juge
« Un appui ? Tu es bien plus que ça. Je ne saurais dire pourquoi mais tu as une place à part pour moi.
- Je sais. » répondit l’alité d’une voix blanche
Oh il le savait oui. Il s’était abandonné à plusieurs reprises dans les bras de Gabriel juste après le soulèvement. Il avait déversé sa peine, et l’archange l’avait accueilli sans condition, l’avait aimé plus que Mickaël n’aurait osé espérer. Pourtant, et Gabriel était loin de l’ignorer, cet amour n’avait été dirigé que vers un spectre, une pâle réflexion du juge. Amour difforme né d’une dégénérescence dans l’infinie compassion de Gabriel. Un égarement.
« Alors s’il te plaît, fais ce que ton cœur appelle. Si Lucifer te manque, retrouve-le. Te voir dépérir m’est insoutenable. »
Les mots de Gabriel étaient chargés d’émotion et cela ne passa pas inaperçu aux oreilles réceptives de Mickaël qui sentit sa gorge se serrer un peu. Il hocha la tête.
« Pars à la faveur de la nuit. Si tu reviens aux premières lueurs du jour, cela ne devrait pas poser de problème. »
Il se leva et son vis-à-vis fit de même. Ils s’observèrent quelques secondes en silence, immobiles, à portée de souffle, à portée de main, à portée d’une étreinte qui n’eut lieu qu’en pensée. Mickaël fut le premier à bouger. Il encadra le côté du visage de Gabriel de sa paume - il découvrit alors que sa peau était douce comme la plus rare des étoffes et se demanda comment cette sensation avait pu lui échapper jusque-là -, l’attira doucement à lui et lui embrassa le front avec tendresse et retenue. Puis il quitta la chambre sans un mot.
Une fois descendu sur terre, Mickaël s’aperçut qu’il n’avait pris ni armure ni épée. Il n’avait en somme rien pour se défendre. Il espérait - peut-être naïvement - que les intentions de Lucifer à son égard n’impliqueraient pas de violence. Faisant confiance à ses intuitions, l’archange était arrivé dans une forêt que la lune n’éclairait pas. Sa marche l’avait mené à une clairière encadrée par d’imposants arbres aux troncs noueux de formes compliquées. Les racines formaient des entrelacs intimes affleurant de terre par endroits jusqu’à un plan d’eau qui semblait stagnante à en juger par l’épaisse couche de limon qui flottait à la surface. Il régnait un silence pesant comme un manteau de neige. Les oiseaux de nuit ne chantaient pas. L’air était presque palpable de moiteur tant les épaisses frondaisons gardaient l’humidité. Le sol lui-même était lourd et dense.
Mickaël suffoquait presque. Il était cependant sûr que Lucifer ne se trouvait pas loin. Il sentait cette présence unique qui le laissait toujours dans un savant mélange d’inquiétude et de fascination. Ses sens aux aguets, le corps tendu, Mickaël l’appela du bout des lèvres, retrouvant la sensation du prénom de Lucifer sur sa bouche. Seul lui répondit le bruissement des feuilles sous le léger vent frais.
« Lucifer ? Je sais que tu es là. »
Un courant d’air lui frôla l’épaule, le cou et la joue et ressemblait à s’y méprendre à la caresse des doigts de l’ancien archange. Il aurait juré que Lucifer était passé dans son dos et se retourna vivement. Mais rien.
« Lucifer ? »
Un vent tourbillonnant au ras du sol souleva quelques feuilles mortes et enfla jusqu’à s’écraser comme une vague au visage de Mickaël. Il ne lui faisait plus aucun doute désormais que Lucifer était bien là. Entre appréhension et joie, le cœur du juge battait plus vite. Le simple fait de sentir cette présence aimée lui amenait plus d’allégresse qu’il ne devait.
« Montre-toi. S’il te plaît. »
Et Lucifer se matérialisa, ses contours se dessinant à peine dans l’épaisse pénombre. Mais il émanait de lui une aura défensive et pleine d’hostilité. En soi, rien de bien étonnant.
« Que fais-tu ici, archange Mickaël ? »
Voix sèche et qui claque. Emphase amère sur le titre. Le ressentiment était vif.
« J’étais à ta recherche. » répondit le juge d’une voix qu’il aurait voulue un peu plus neutre
« Désarmé et sans escorte ? Je tends à penser que tu n’es pas là officiellement.
- Je ne le suis pas, en effet. » admit-il après un temps d’arrêt
Il put sentir distinctement le corps du traître se crisper. Le ton se durcit encore.
« Tu dois avoir perdu la raison pour faire ceci. Je pourrais t’éliminer et personne n’en saurait rien.
- Tu ne le feras pas. »
La réponse était partie sans la moindre hésitation. L’aplomb de l’archange sembla décontenancer Lucifer.
« Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Tu n’as aucune raison de me tuer. »
Il avança d’un pas. A mesure qu’il prenait en assurance, son interlocuteur perdait pied. Il avança encore, lentement, sa foulée faisant craquer les feuilles mortes au sol.
« Tu plaisantes ? » cracha Lucifer qui commençait à s’agiter « J’aurais toutes les raisons du monde de - »
Il n’alla pas au bout de sa phrase. Il avait oublié comment respirer et restait là, interloqué, serré contre le torse de Mickaël. Ce dernier faisait de son mieux pour masquer le tremblement de ses mains et l’émotion dans son souffle.
« Pardonne-moi. »
Cette supplique tua dans l’œuf toute tentative de rebuffade chez l’ancien archange qui ne savait même plus quoi dire ou penser. Toutes les contradictions qui l’habitaient depuis sa déchéance semblaient se neutraliser en cet instant et ne laisser qu’une sorte de mélasse émotionnelle informe. Il resta immobile et un moment qu’ils jugèrent long passa avant que Mickaël ne libère son vis-à-vis de son étreinte. Et il sembla à l’archange de la justice que les yeux de l’autre luisaient d’inquiétude. Lucifer était troublé. Sa voix flancha et sortit faiblement lorsqu’il dit :
« Tu es abject. Le pire de tous. »
Il pleurait silencieusement, debout, pétrifié, les émotions qu’il avait enfouies ressortant maintenant à gros bouillons qui lui donnaient presque des haut-le-cœur. Mickaël l’attira doucement à lui et le garda dans ses bras jusqu’à ce que ses pleurs se calment. Il eut l’impression d’accompagner un enfant dans sa tristesse et en un sens, c’était cela : Lucifer n’était pas familier avec les émotions et cela avait probablement dû être son premier chagrin. Il en découvrait les affres avec la naïveté d’un être récemment arrivé au monde. Les doigts de Mickaël passaient et repassaient comme en un mouvement perpétuel sur les cheveux d’ébène, réconfort tacite et silencieux. Lorsque ses larmes se furent complètement taries, Lucifer se détacha avec lenteur.
Il n’y avait rien de plus à dire. Pas pour le moment du moins. La nuit s’étiola au-dessus de leur tête. Ils étaient restés en silence, baignés dans la présence de l’autre, épaule contre épaule. Quand l’aube embrasa la cime des arbres de ses lueurs flamboyantes, Mickaël se leva et s’en retourna au royaume céleste après avoir informé Lucifer qu’il reviendrait la nuit suivante. Et il revint. Et de nouveau, ils se contentèrent de rester assis l’un contre l’autre de la plus chaste des façons, échangeant une phrase ou une pensée de temps en temps mais se complaisant dans l’espace que laissaient leurs silences. Ceci devint - ou plutôt redevint - une tradition : tous les soirs où cela lui était possible, Mickaël descendait à la clairière et ils passaient la nuit entre conversation sporadique et silence. Le désir n’affleurait qu’en de très rares occasions et les deux avaient tendance à ne pas y prêter attention. Ce n’était pas forcément bienvenu, et cela les laissait dans un léger état de malaise. Ils étaient partagés entre des émotions contradictoires. Le juge n’osait poser les mains sur ce corps qu’il avait lui-même mutilé et qui porterait à jamais la marque de son épée. Il se sentait coupable et n’avait pas la force d’affronter les traces de son douloureux choix passé.
Lucifer en revanche tendait à être plus expressif dans ses intentions. Ses baisers parfois un peu plus insistants laissaient transparaître son impatience. Mickaël en restait transi, le cœur battant, les doigts engourdis, les lèvres tremblantes. Ces gestes le renvoyaient à ce qu’ils avaient partagé ; les souvenirs engrangés refaisaient surface et le saisissaient d’un émoi qu’il peinait à contenir. Le désir était mutuel, il n’y avait en apparence rien qui les empêchait d’y céder mais quelque chose pourtant les bloquait. Lucifer se retenait tout de même et faisait de son mieux pour que son envie ne pèse pas sur leur relation. Mais malgré ses efforts il arrivait que sa frustration se lise sur son visage. Dans ces occurrences Mickaël ne savait que le regarder avec contrition et le gratifier d'un sourire désolé.
Néanmoins plus le temps passait, plus l’envie se faisait profonde, intense. Mickaël était une fois rentré au royaume céleste la mine soucieuse, et cela n’était pas passé inaperçu aux yeux avisés de Gabriel. Ce dernier vint trouver le juge avant son départ pour la nuit. Mickaël avait déjà revêtu son capuchon afin de masquer son visage mais Gabriel aurait reconnu sa silhouette même privé de toute perception. Il lui attrapa doucement le poignet.
« Attends, mon ami. »
Le juge le regarda d’un air presque effrayé. Coupable.
« Es-tu venu pour me retenir ? demanda-t-il en essayant de garder contenance.
- Non. Tu es rentré visiblement troublé ce matin. Je voulais te parler à cet aspect mais je n’en ai pas eu l’occasion avant ce soir.
- Oh. Ne t’inquiète pas. Tout va bien. »
Son ton un peu raide et pressé ne dupa personne. Gabriel semblait blessé par ce rejet, et son interlocuteur sentit la culpabilité l’étreindre brutalement.
« Pardon. Je sais que tu ne penses pas à mal. Mais ça n’est rien qui vaille tant d’inquiétude. Je te promets de t’en parler prochainement, si toutefois tu y tiens. »
Il retira son bras de la prise de Gabriel et descendit à la clairière.
Quand l’ancien archange l’accueillit, Mickaël l’embrassa avec fougue et lui fit l’amour sans réfléchir.
Ce fut si brutal que la peau laiteuse de Lucifer était marbrée d’éraflures. Le frottement de l’écorce avait échauffé son épiderme, laissant de fortes rougeurs sur tout un côté de son visage. Les deux se regardèrent avec connivence. Lucifer voulut sourire mais sa blessure transforma le geste en grimace.
« Tu as donc perdu ton pouvoir de régénération, observa le juge.
- Pas tout à fait. Je dirais plutôt qu’il est soumis à condition. »
Ce disant, Lucifer s’enfonça brièvement dans la pénombre. Les feuillages bruirent sous ses pas. Comme il lui tournait le dos, Mickaël ne vit pas bien ce qui se passait. Ce ne fut que quand Lucifer s’écarta d’une masse sombre et inerte en s’essuyant la bouche du revers de la main qu’il comprit. Les yeux luisants, Lucifer le fixait. Son sourire s'agrandissait à mesure que celui de Mickaël se fanait. Il lui sembla même que le juge avait eu un mouvement de recul. L'ange déchu s'avança à pas lents vers son vis-à-vis et ses blessures s'étaient refermées lorsqu'il s'en trouva à portée de main. La caresse douceâtre des doigts de Lucifer laissa à Mickaël l'impression que sa peau brûlait.
« Tu as peur de moi ?
- Non, mentit l'archange d'une voix qui ne convainquit aucun des deux.
- Si ça peut te rassurer, je ne le fais pas de gaieté de cœur. Vider une biche de son sang ne me plaît pas plus que ça.
- Qu'es-tu devenu ? souffla Mickaël d'une voix éteinte.
- Je suis ce que tu as fait de moi, asséna l'ancien archange d'une voix tranchante. Après que tu m'as condamné, il a bien fallu que je trouve un moyen de conserver une partie de mes pouvoirs. Tout est de ta faute alors garde tes remontrances pour les brebis.
- Je n'ai jamais voulu ça.
- Peu importe. Ça ne changera pas ce qui a été fait. Et la magie noire est tout ce qu'il me reste. »
Mickaël regarda son amant avec tristesse. Lucifer n'avait plus rien de l'être qu'il avait connu. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'être attiré à lui. C'était plus fort que tout. Il repensa fugacement à Gabriel et à la tendresse qu'ils partageaient. Qui était certes plus saine mais qui ne souffrait aucune comparaison avec sa relation déchaînée avec Lucifer. Il réalisait soudain que malgré toute la noirceur qui teignait l'âme du traître, cela ne parvenait pas à entamer l'affection qu'il ressentait pour celui-ci. Était-ce la culpabilité qui s'enroulait comme des chaînes autour de ses poignets ? Le sentiment de responsabilité, d'être celui qui avait induit cette métamorphose chez Lucifer ? Ou, plus insidieuse et plus profonde, cette possessivité égoïste, cette sensation de contrôle, de pouvoir ; la facilité avec laquelle il avait pu changer l'ancien archange, grisante et ténébreuse ivresse qui serpentait dans ses veines ?
L'archange de la justice se surprenait à ressentir des émotions jusqu'alors inconnues et frissonna de vertige devant la complexité de ce monde psychique qu'il découvrait au contact de son amant. Il sourit en se disant que Lucifer était en effet très loin d'avoir perdu tous ses pouvoirs.
« Aspires-tu toujours à te venger ? demanda-t-il d'une voix neutre.
- Si par venger tu entends lever une armée et prendre d'assaut le royaume céleste, non. Je réalise avec le recul que ce plan était une grossière erreur. Il y a bien mieux à faire avec les humains.
- Que veux-tu dire ?
- Que ces créatures si chères à Dieu sont une excellente distraction. Faibles d'esprit, prônes à la malveillance et aisément manipulables. Et dire que notre Créateur les a faites à son image...
- Tu manipules les humains ?
- Oh je n'ai pas beaucoup d'efforts à faire tu sais. Ils se battraient pour un lopin de terre infertile si cela pouvait donner un sens à leur misérable existence.
- Pourquoi t'en prendre aux humains ? interrogea Mickaël d'une voix qu'il voulait douce, conscient qu'il marchait sur la corde raide lorsqu'ils évoquaient ce sujet.
-Parce que tout est de leur faute, cracha Lucifer avec humeur, s'ils n'avaient pas existé, rien de tout ça ne serait jamais arrivé. Dieu a vraiment fait n'importe quoi en les créant. Je te l'ai toujours dit, Mickaël. Ces créatures ont tout gâché, et Dieu ne leur a donné que trop de place en son jardin. »
Mickaël ne savait que répondre. Il avait bien sûr envie d'en savoir davantage, mais les motifs sous-tendant cette curiosité lui étaient incertains : était-ce pour de nouveau contrecarrer ses plans et protéger l'équilibre tel que le voyait le Créateur ? Ou n'était-ce pas plutôt par pure fascination pour cette psyché difforme, cet esprit tortueux et torturé que le juge aimerait déchiffrer ? Peut-être comprendrait-il mieux l'âme de Lucifer de cette manière... Ce dernier n'était cependant pas dupe et voyait bien le trouble auquel l'archange était en proie. Il coupa court à l'hésitation de Mickaël, se sentant d'humeur clémente ce soir-là.
« Je ne t'en dirai pas plus pour l'instant. D'une part parce que je n'ai pas encore pu mettre mon plan en œuvre et que cela peut encore changer, et d'autre part parce que je ne prendrai pas le risque de te laisser saboter mes projets une seconde fois. »
Il avait appuyé particulièrement la fin de sa phrase en jetant une œillade mauvaise à Mickaël qui sentit la culpabilité serpenter le long de son dos et s'enrouler autour de sa gorge. Celui-ci murmura, probablement plus pour lui-même que pour répondre à Lucifer :
« Suis-je vraiment au-delà de tout pardon ? Quel autre choix avais-je ? »
L'ange déchu réalisa à ce moment-là l'ampleur des répercussions qu'avait cet événement sur Mickaël. Le bras armé de la justice avait perdu tout son éclat, tout son aplomb. Ses yeux, Lucifer en était sûr, arpentaient par-delà la perception, désespérément, à la recherche d'une réponse. Il en oublia instantanément sa rancune, la morsure de la trahison qu'il avait vécue, la douleur qui tirait sa peau encore cicatrisante et la sensation, brûlante, de la lame implacable qui avait traversé sa chair lors du jugement. Il ne pouvait que contempler, incapable de bouger, incapable de parler, l'errance de Mickaël dans le labyrinthe où il l'avait enfermé. Lucifer ne savait pas comment agir face à lui. Il savait que Mickaël l'aurait dénoncé, parce que c'était ce qui était juste. Et il avait espéré, oh tellement espéré, que leur lien, ce qui les unissait, ces idées qu'ils partageaient auraient dépassé cette rigueur ascétique.
Lucifer aurait soulevé des montagnes pour Mickaël. Il aurait juste aimé que Mickaël soulevât son épée pour lui.
Fin