Les clôtures

Apr 16, 2012 10:59

Je n'ai pas écrit mon texte sur Sloterdijk hier. Amélie et moi avons passé la journée à l'extérieur de la maison. Après un brunch, moment béni, je me suis fait masser par une amie étudiante en massothérapie. Core m'a proposé de faire jouer du Claude Lamothe pendant le massage. Fuck les sons de vagues et les chants d'oiseaux sur fond de musique classique dénaturée qui me crispent nettement plus qu'une musique exigeante énergique et souvent agressive! La richesse de cette expérience sensorielle me fait regretter amèrement la pauvreté de nos vies asservies à l'industrie culturelle. Pourquoi faudrait-il écouter de la musique de marde en se faisant masser, alors que nous sommes plus ouverts et disposés que jamais dans l'état second vers lequel nous conduit cette prise de conscience parfaite de notre corps? Ça me désespère. C'est comme dans les piscines municipales. Pourquoi ruiner cette expérience si riche par laquelle notre esprit s'aiguise au fil de nos mouvements en nous agressant avec des airs mécaniques et vides? Nous nous contentons de si peu... Qu'on ne se demande pas pourquoi après l'ennui domine partout. La ruse de l'industrie culturelle est de nous faire croire qu'elle seule dispose du pouvoir de mettre un terme à notre ennui alors qu'en vérité elle le cultive savamment.

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Je semble encore une fois m'éloigner de Sloterdijk, mais ce n'est pas le cas.

Vendredi, je l'évoquais, nous avons rencontré des camarades pour discuter d'un livre de Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. J'aurais aimé poursuivre un peu plus notre discussion, je prends toujours trop de temps à me réchauffer avant de réussir à parler dans un tel contexte. Je n'étais pas encore lancée. J'aimerais donc partager de brèves réflexions sur le texte de Sloterdijk qui parle de la fin de l'humanisme.

Le philosophe allemand définit l'humanisme à travers la création d'amitié par le biais de l'écrit. Les écrivains de l'Antiquité auraient selon lui tenu ce pari fabuleux qui consiste à «expédier [des] lettres en direction d'amis non identifiés». Sloterdijk salue la « remarquable réceptivité » des Romains qui furent, comme on le sait, d'importants destinataires des Grecs. Pour éclairer cette relation entre l'écrivain et ses destinataires inconnus, il évoque Nietzsche: « D'un point de vue érotologique, l'amitié hypothétique entre le rédacteur des livres ou des lettres et les récepteurs de ses messages constitue un cas d'amour du plus lointain -- tout à fait dans le sens où l'entendait Nietzsche, lequel savait que l'écrit est le pouvoir de transformer l'amour de l'immédiat et du prochain en un amour pour la vie inconnue, éloignée, à venir ».

Ce passage, qui se situe au début du texte, a suffi à me jeter dans un certain désarroi. Il est difficile de ne pas succomber à la nostalgie en lisant l'essai de Sloterdijk, bien que celui-ci explore l'humanisme dans sa complexité, sans idéalisation, et montre, par exemple, que l'imposition de canons participe à la fois d'un apprivoisement (positif) de l'homme et d'une domestication qui, selon Nietzsche, rend l'homme plus petit. À tout prendre, il est pourtant difficile de ne pas croire que nous n'avons gagné que très peu de liberté en chemin et bien davantage perdu, à commencer par cet amour pour la vie inconnue, éloignée, à venir.

Plus que jamais, asservis entièrement par l'industrie culturelle, nous n'en avons que pour l'immédiat et le prochain. Comble de malheur, l'idéologie pédagogique actuelle veut que l'enseignant travaille à partir de ce qui est familier à ses étudiants. Quoique le principe se défende, le problème est qu'il n'y a qu'un pas entre l'utilisation du familier et le cloisonnement dans celui-ci. Il ne fait pas de doute: nous sommes baisés. L'école devrait nous sortir de ce réflexe dangereux qui nous appauvrit, mais elle ne connaît même plus son devoir. On demande constamment à l'enseignement de défendre la pertinence du lointain. Le familier fait figure de loi. On pourrait croire que les gens se sentiraient embarrassés de ne s'intéresser qu'à ce qui ne les bouscule pas, qu'à ce qu'ils connaissent, mais il n'en est rien. Et puisque, par exemple, à peu près tout le monde se croit passionné aux voyages, les gens sont convaincus de posséder une ouverture et une curiosité incontestables. Ce qui est faux, bien sûr. Nous sommes ignorants et fermés. À tout le moins avions-nous conscience par le passé de ne nous intéresser qu'à notre lopin de terre...

En lisant Sloterdijk, je me surprenais donc à rêver et à pleurer cet amour disparu, peut-être irrévocablement, pour la vie inconnue, éloignée, à venir. Car cet amour n'est pas seulement celui qui est capable de nous faire apprécier les oeuvres du passé, il est celui qui nous incite à aimer l'Autre, il est celui qui nous permet de croire à un monde différent, d'imaginer celui-ci...
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