May 26, 2014 19:02
Au cégep, j’avais une prof de littérature que j’aimais beaucoup. Je crois qu’elle, elle, ne m’aimait pas tellement. Mais bon, ce n’est pas très important. Je ne cherchais pas non plus à ce qu’il en soit autrement. Dans un cours réservé aux étudiants d’Art et Lettres, elle avait demandé à la classe d’expliquer ce qu’était un essai. Personne ne répondait à sa question. Je n’aimais pas trop lever la main. Puisqu’aucun de mes camarades de classe ne semblait vouloir se manifester, je me suis dit que quelqu’un devait se sacrifier, que ça pouvait bien être moi, pourquoi pas. Je me suis lancée. J’ai répondu qu’un essai c’était un livre à propos d’un sujet savant qu’on explore à sa manière, comme une expérimentation. Elle m’a répondu : « Non, Amélie, ce n’est pas ça du tout ». Je ne sais pas d’où me venait cette définition. Peut-être que c’est à cause de mon père. Ça serait son genre. Je me suis fait mille fois reprendre à l’école en répétant les interprétations de mon père. Ce n’est pas qu’il me racontait n’importe quoi. Oh non, pas du tout. Mais puisqu’il a tout appris tout seul, il n’a pas pu me montrer à dire les choses comme les profs veulent l’entendre. Mon père, c’est un intellectuel élevé par les loups, un penseur qui se fie sur son instinct pour découvrir une cohérence à travers ses connaissances morcelées. Les profs, eux, sont rarement très créatifs, il n’y a qu’une manière de dire les choses, sinon ils n’entendent pas. Ils se bouchent les oreilles dès que ça grince un peu. Y’a pas à dire, ils ne sont pas faits forts. Pour éviter que mes camarades de classe adoptent ma définition, elle s’est empressée de dire qu’un essai, c’était un ouvrage savant écrit par un expert du domaine. J’étais fâchée contre la prof. Je ne m’en souviens plus, mais je lui ai peut-être jeté un regard de haine pour marquer mon désaccord. Ça serait mon genre. Le genre sympathique. Je ne connaissais pas de nombreux essais, mais j’avais lu le Manifeste du surréalisme dans un autre cours. Ça correspond pas mal ma définition. Et c’est écrit « Essai » sur le livre. Mets ça dans ta pipe pis fume!
De toute manière, les profs me faisaient chier tout le temps. Un enseignant de français au secondaire avait affirmé en classe qu’une nouvelle se terminait toujours par une chute. Je lui avais dit qu’il se trompait que j’avais lu des tonnes de nouvelles sans chute, que je pouvais lui citer des exemples. « Amélie, arrête de raconter n’importe quoi. » Une fois de plus ou de moins, ça n’allait pas changer grand chose dans ma vie. Moi, je suis faite forte. Il le faut quand on a été une petite fille comme moi. Une petite fille qui aimait tellement l’école et qui réussissait bien, mais qui se retrouvait dans des situations impossibles qui la menaient en punition à copier des pages de dictionnaire, à laver les fenêtres, à aller rencontrer le directeur ou à rédiger des réflexions au sujet de son comportement monstrueux. En fait, si elle m’avait dit que j’avais raison, que ma définition de l’essai était correcte, j’aurais été rudement ébranlée. Je gère bien les réactions hostiles. Pour le reste, je suis plus maladroite, nettement moins en terrain connu. J’en ai fait une sorte de combat. Une guerre. Lorsque je lis des essais qui prouvent que j’avais raison, encore aujourd’hui, je rigole toute seule comme une folle. Ha! Ha! Je suis si gai, si gai que j’ai peur d’éclater en sanglots. Maintenant que je suis une femme, une adulte, une enseignante, une experte de la chose littéraire, je comprends évidemment ce qu’elle corrigeait dans ma réponse, mais je peux voir aussi ce qu’elle défendait en me disant que j’avais tout faux. Je me rappelle que cette prof-là, nous avait raconté un jour que lorsqu’elle était petite dans un autre pays, ils avaient pensé à l’école qu’elle ne pourrait jamais lire. Ils la croyaient retardée. Comme Leonora Carrington. Elle disait qu’elle était devenue prof de littérature pour leur prouver qu’ils s’étaient trompés sur son compte. Elle adorait les auteurs difficiles et n’enseignait à peu près que des œuvres exigeantes que ses collègues trouillards lui conseillaient de ne pas nous faire lire, à nous pauvres cégépiens. Ça me touchait beaucoup son histoire de vengeance. C’est sans doute le jour où elle a raconté ça que je me suis dit qu’elle sortait du lot. Je m’identifiais aux récits d’underdog. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Moi, on m’a toujours vue dans les favoris. Avant d’entrer à l’école, je savais déjà lire. Ma mère m’avait appris. J’avais le problème inverse, j’étais la petite fille de trop parce que j’étais trop avancée. Qu’on soit à l’arrière ou à l’avant du groupe, je crois qu’on vit à peu près la même expérience. Le même rejet. On demande trop d’attention, personne n’a de temps pour nous. À la longue, on peut même en venir à croire qu’on serait peut-être mieux de disparaître pour les épargner un peu. Ils pourraient enfin se reposer, dans le confort de leur médiocrité, sans être gênés par les petites filles qui se tortillent sur leur chaise et qui font des mauvais coups à force de s’ennuyer. Au cégep, le jour du cours sur l’essai, je voulais vraiment me venger. Je ne pouvais pas croire que c’était cette prof-là, celle qu’on avait cru à tort retardée, celle que j’aimais beaucoup, qui me faisait ça. Je me disais que des alliées, je n’en trouverais peut-être jamais.
Eh bien, voilà, treize ans plus tard, j’écris un essai, enfin j’y travaille, et je lui dis d’aller se faire voir. Dans Thomas Bernhard, il y a des beaux passages, très beaux même, qu’elle a peut-être lus d’ailleurs, sur les professeurs qui oeuvrent à détruire dans l’œuf les élèves. Quand je les ai lus, j’ai pensé à elle. J’ose espérer qu’un essai, ça peut aussi être ouvert à une part d’expérimentation, parce que, sinon, on devrait admettre immédiatement que le monde, tel qu’on le connaît, est vraiment trop plate et refuser d’y passer un jour de plus. Condamnée à l’ennui éternel, ce n’est pas le plan de vie le plus excitant. Je lutte de toutes mes forces pour que ça ne soit pas le mien.