Dec 02, 2013 18:06
Je suis une utilisatrice compulsive des médias sociaux. J’ai un compte Goodreads où je prends des notes sur mes lectures et où je discute de littérature avec des inconnus américains, un compte Mubi où je partage mes visionnements cinématographiques, un compte Artstack où je suis mes artistes visuels préférés, un compte Last.fm où je compile mes découvertes musicales, un compte Deviantart où j’envoie parfois mes dessins, un compte Pinterest où j’épingle le cœur heureux des images inspirantes sur mes babillards, un compte Twitter où je reste à l’affût de liens utiles pour mon travail et un compte Facebook où je me tiens au courant de la vie de mes amis et de ma famille. Comme si ma présence en ligne n’était pas suffisamment éclatée avec tous ces profils, je blogue depuis le début des années 2000 sur diverses plateformes, j’ai même tenté l’expérience de la baladodiffusion avec ma partenaire de crime à l’époque de l’âge d’or du blogue littéraire.
Je me sens pourtant de plus de plus lasse des médias sociaux. Il m’arrive désormais de me débrancher de tous ces sites pendant de nombreuses semaines. Je n’annonce pas mes pauses à grands cris tel que le veut la coutume. De toute manière, je sais bien que je reviendrai. Les simples d’esprit penseront que mon ennui vient d’une sorte de maturité récemment acquise. Après tout, j’ai franchi depuis peu le cap de la trentaine, je deviens une professionnelle, une enseignante en plus. Me voilà enfin une adulte! Il ne me manque que la maison, les enfants et le chien. Il n’en est pourtant rien, puisque les médias sociaux n’ont jamais été pour moi une distraction passagère en marge de mes activités sérieuses. Bien au contraire, je raffole du bruit, j’ai besoin de l’énergie de l’Internet pour écrire et travailler. Les médias sociaux sont une source inépuisable de mouvements, de murmures et d’hurlements. S’il existe, comme l’écrivait Cioran, une confrérie des insomniaques tourmentés, il y a sans doute aujourd’hui quelque chose comme une communauté bienveillante des accros du Web disponible à toute heure du jour pour raviver les âmes fatiguées.
Je dois toutefois avouer que mon absence en ligne m’est parfois bien apaisante. Mes pauses me servent à me placer hors du temps, de l’actuel, de l’immédiateté. J’ai remarqué, par exemple, que j’ai besoin de cet arrêt pour lire un roman du 19e siècle, comme s’il me fallait remettre mon cerveau dans un autre rythme pour accueillir une parole d’autrefois. Ces pauses, nécessaires pour revenir en force sur Internet, ne sont néanmoins pas la source de ma lassitude. Je sais trop bien identifier mon ennui : l’Internet de 2013 est plus plate que jamais. Ce n’est pas étonnant que quelques internautes sans grand talent se rassemblent et s’enroulent avec l’étiquette du trash pour masquer leur triste banalité. Ils ne savent même pas que nous avons connu, avant l’ère du vlogue, tant d’artistes, d’écrivain-es et de cinéastes mille fois plus courageux, effrontés qu’eux. J’adore les trolls et les trouble-fêtes, mais je les préfère plus intelligents que les quelques minables plaisantins dont tout le monde parle aujourd’hui sur la toile.
Il faut le dire : le Web d’aujourd’hui est de moins en moins créatif. Alors que les usages se sont progressivement fixés, les prises de parole sont ainsi davantage normalisées. Dans cet esprit, sur Facebook, les enquiquineurs de tout acabit pèsent la pertinence du moindre statut. Avec le temps, la majorité a décidé qu’elle préférait l’autopromotion flagorneuse aux micro-récits de soi qui racontent peine, douleur et fragilité. Les blogues alternatifs, qui existaient naguère en clair-obscur du Web pour reprendre l’expression de Dominique Cardon tirée de La démocratie Internet, se drapent désormais des grandes bannières de médias en perte de vitesse pour acquérir à tout prix une crédibilité. Pour devenir un influenceur sur Twitter, il importe de fraterniser avec le star système québécois et les journalistes en les couvrant de clins d’œil et de douces tapes dans le dos en cent quarante caractères. D’un pseudo-scandale à l’autre, les clans se défont et se reforment dans les médias sociaux. Les mini-tourmentes, déjà oubliées demain, permettent de masquer le dépérissement d'Internet qui est passé d’un espace d’expérimentation libre à une vitrine publicitaire pour la classe créative à la recherche de contrats. Internet, qui est pourtant bien jeune, ressemble déjà à un vieux mari grincheux toujours en pantoufles et en pyjama, le cul sur son sofa, amant de la vie la plus routinière possible, qui ne s’habille et ne se lève que pour aller à son travail qui l’emmerde. On parlait il y a quelques années de la fameuse matantisation des médias québécois. Je crois qu’il serait juste de parler en ce moment d’une pépèrisation de l’Internet québécois. Il est grand temps d’agir! Il faut sortir le Web de son manque d’imagination et tout faire pour promouvoir le retour de la créativité et de l’audace sur Internet.