Ouverture des hostilités

Nov 02, 2008 02:23

Parce que je suis une warrior et que c'est pas un ordinateur, ni deux d'ailleurs, qui fera (ni feront) la loi :

Prologue : Où l’on rencontre Johnny Morkros vingt ans, Johanny Jane av Ormen Morkros, dix ans, son père ; où il est question de soupes et de cristaux, et où des gens chaussés de botte mettent en péril les projets d’élevages canins d’une petite fille.

Le goût âcre des cristaux sur ma langue. C’est tout ce que je sens pour commencer. Ça et ma tête qui tourne, mes bras lourds, ma langue collée à mon palais, lourde, épaisse, sèche. J’ai soif. J’ai froid. Je sens mes vêtements comprimer ma poitrine, impossible de respirer, enfin si, mais c’est presque douloureux. Mes yeux brûlent, mon nez, ma gorge aussi, comme si j’avais hurlé pendant des heures. Mes cheveux sont lourds de poussière. Je réalise soudain que j’ai les yeux fermés, ils brûlent tout de même.

L’effet normal et dévastateur des cristaux. Logique. Vous vous y ferez, qu’ils disaient. Et c’est vrai, je m’y fais. Je suis une fille de vingt ans qui depuis dix ans a l’habitude de se sentir lourde, absente, tous les soirs, de sombrer dans une douce inconscience chimique. Au départ je détestais ça, aujourd’hui ça ne me fait plus rien, après coup. Bien sûr, c’est désagréable, mais ça ne me fait plus peur.

Ou moins qu’avant.

Je ne tremble plus en portant le verre d’eau trouble à mes lèvres, c’est devenu machinal, et quand je me réveille je n’ai plus besoin de tâter mes membres pour être sûre qu’ils sont revenus à leur place. Je sors de l’état dans lequel ils me plongent aussi simplement que d’un lourd sommeil : la tête un peu brumeuse, les membres un peu engourdis, mais rien de plus. Je n’aime toujours pas le goût de sang sur ma langue, ceci dit ; il paraît que c’est parce que je me mords les lèvres pendant mon sommeil.

C’est possible.

Mes mâchoires se décrispent, mes mains s’ouvrent, mon corps s’enfonce dans un matelas crevé que je ne sens soudain plus ; voilà, je sombre. Voilà, je suis hors de mon corps ; je ne suis plus Johnny Maskros, je n’ai plus vingt ans.

J’en ai dix.

Je suis chez mon père.

Je suis Johanny Jane av Ormen Maskros, petite fille aux cheveux tirants sur le roux en dessous de leur couche de poussière, avec des croûtes noires aux genoux et aux coudes parce qu’elle aime courir avec les garçons dans les rues de la ville abandonnée et explorer les recoins des vieilles bâtisses qui sentent le métal rouillé. Je suis chez mon père et je suis assise sur une chaise trop grande pour moi, le dossier dépasse le haut de mon crâne. Il y a une tâche noire au dessus de ma tête, qui s’étend sur le plafond, j’entends des coups et des cris ; mon père ricane et pose un bol de soupe devant moi en m’ordonnant de manger « ou tu va t’en prendre deux. ».

Non, il n’est pas là.

Je suis seule face à mon bol de soupe et je sais que si je ne le bois pas, il ne me frappera pas mais restera assis en face à attendre, et aucun de nous deux ne bougera de la table tant que je n’aurai pas tout bu.

Ou presque.

Mais pour l’instant il n’est pas là et je suis là, assise, mes pieds frôlant le sol, le nez à quelques centimètres d’une purée verdâtre qui sent les légumes et le sel. Je laisse la buée qui s’en échappe réchauffer mon visage ; l’hiver arrive et le chauffage ne fonctionne pas. Un coup plus fort que les autres. La tâche au plafond s’étend encore. Papa revient, il claque la porte derrière lui mais ne dit rien en voyant mon bol plein ; il se contente d’aller s’enfermer dans la salle de bain. Il a mis son manteau, alors je suppose qu’il a été descendre la poubelle, mais je me désintéresse vite de la question. Je prends mon bol à pleines mains, parce que la céramique est chaude et mes mains froides, alors je revois son regard lourd de fatigue et je décide de la boire quand même, en pinçant le nez, même si je déteste ça.

Je l’avale presque sans respirer, très vite, je me brûle la gorge et la langue mais voilà, quand je repose le bol avec un bruit sec sur le bois strié de coups de couteaux de la table, il ne reste qu’un fond et une traînée verdâtre sur la paroi. Papa sort de la salle de bain, les cheveux et les épaules trempés, comme s’il s’était passé la tête sous le robinet de nombreuses fois, ce qu’il ne faisait que quand il s’était disputé avec la voisine du dessus.

Moi j’aime bien la voisine du dessus ; elle est grande, brune de peau, de cheveux, avec de grands yeux noirs qu’elle maquille beaucoup ; elle est mannequin et porte toujours des vêtements très chics qu’on lui offre parce qu’elle est superbe dedans. J’aimerais grandir comme elle ; mais moi je suis petite, maigre, mes cheveux ne sont ni blonds ni roux et papa me les fait couper très courts parce que sinon ils sont trop longs à démêler ; alors on me prend pour un garçon, dans la rue.

Puis des cris dans la rue. Des sirènes. Papa s’assied en face de moi et sourit en voyant mon bol vide, moi j’ai envie de me lever pour regarder ce qu’il se passe dehors mais je sais déjà que je ne verrai que le mur de l’immeuble d’en face et la fenêtre condamnée alors je reste assise et je joue avec un morceau de pain rassis, que je réduis méthodiquement en miettes.

Puis des pas dans le couloir. Notre appartement est tout au bout, mais l’immeuble est vieux et chaque bruit résonne jusqu’à notre porte. Le bruit, ce sont des pas ; des pas lourds et rythmés, rapides, des pas chaussés de grosses bottes sûrement, comme les soldats que je voie passer dans la rue en allant à l’école et qui me demandent si je sais à quel pays j’appartiens.

Alors je les regarde et je réponds en espérant ne pas me tromper ; je récolte soit une taloche sur le haut du crâne avec un sourire et le soldat me pousse vers l’école en repartant vers ses collègues, soit un coup de crosse dans le visage et on me crache un nom que je ne retiens pas mais on le crache tellement fort que c’est comme une insulte et je pars en courant, en espérant je ne sais quoi, la fin de tout ça peut-être, ou juste arriver à l’école sans entendre le bruit d’une arme dont on ôte la sécurité.

Là c’est le même bruit, mais en vachement plus fort et ça se rapproche de la porte, de plus en plus, et je crois que papa sourit mais je n’en suis pas sûre. Il est assis en face de moi et ne bouge pas, les mains croisées devant lui. Non, il est debout devant la fenêtre et fume. Ou alors il est devant la gazinière et ne fume pas, est-ce qu’il me parle ? Oui, je crois.

J’entends clairement sa voix, Johanny il dit, mais il le prononce vite et on dirait Johnny, Johanny Jane, souviens toi, mais souviens toi de quoi je ne sais pas, je n’entends pas la fin de sa phrase parce que la porte rencontre le mur dans un bruit énorme ; je lui demande de répéter et je l’entends mais je ne comprends pas, c’est comme s’il parlait une autre langue ; je suis collée contre un mur par un lourd bras noir et papa est toujours devant la fenêtre, mais quand le bras s’éloigne il est à genoux et il a du sang plein le visage ; on me tire en arrière mais je suis bloquée par le buffet et je glisse par terre, comme papa, et je m’étonne de ne pas avoir de sang sur le visage comme lui.

Les hommes avec les grosses bottes noires de soldats ne s’intéressent plus du tout à moi, ils sont tous autour de mon père au sol entre la gazinière sur laquelle reste une marmite pleine et le pied de la table qu’un copain lui a ramené de la vieille usine qui est à l’entrée de la forêt ; j’entends des cris, des insultes, des bruits secs comme de petites bouts de bois qu’on casse et le soudain je vois le haut du crâne de Papa, il se protège le visage avec les mains et ses cheveux sont pleins de sang, et puis ses mains deviennent molles, elles tombent sur le carrelage te je vois son visage à travers le sang qui coule de ses cheveux, il regarde le pied de la table, la bouche ouverte.

J’attends qu’il relève la tête, qu’il me regarde, qu’il me dise que tout ça c’est fini ; il va avoir des cicatrices et des traces bleu noir pendant quelques jours, comme à l’époque où ils ont fermée l’usine, et demain on ira chez un de ses copains, celui qui a des petits chiens, il a promis de m’ en offrir un si la chienne qui le suit depuis des années avait des chiots et ça y est, ils sont nés et assez grands pour vivre loin de leur mère. Il faut juste attendre que les hommes avec les bottes soient partis et tout finira par revenir à la normale, pas tout de suite bien sûr, mais en étant sage pendant quelques jours je retrouverai ma vie d’avant avec en plus un petit chien pour faire des bêtises et faire rire papa.

Mais ils partent et papa ne bouge pas, il reste là allongé par terre et les grands bottes noires passent devant moi sans que personne ne se souvienne que je suis là. Puis un des hommes s’arrête devant moi, me soulève par les dessous de bras et m’emmène comme si je ne pesais rien ; il me parle mais je ne comprends pas ce qu’il me dit, je ne peux que regarder papa allongé par terre alors qu’on sort de l’appartement.

Dans l’escalier, je vois les voisins à leurs portes ; ils les ont ouvertes juste ce qu’il faut pour pouvoir jeter un coup d’œil et la refermer très vite en cas de problème ou si un des hommes avec les grosses bottes de soldats regarde dans leur direction. On a tous peur des hommes qui portent des bottes de soldats, surtout la vieille qui habite au bout du couloir mais elle, elle a tellement peur de tout qu’elle n’ouvre jamais sa porte. On croise des gens dans l’escalier ;ils ont des bottes de soldats mais sont habillés en blanc, et il portent un brancard sur lequel est allongée la voisine du dessus, toute nue et pleine de sang elle aussi.

Ils m'emmènent, et l'immeuble ne devient plus qu'une masse noire et effrayante. Celui qui m'a sortie de la cuisine parle encore, il se tient la jambe à deux mains, mais je n'entends toujours rien de plus qu'un vague bruit de fond. Puis tout est noir.

nanowrimo, extrait

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