Chapitre 1

Nov 05, 2008 23:20

Et ça continue plus ou moins dans la même veine...

( Où l’on trouve le premier cadavre ; où l’on en apprend un peu sur le mode de vie de Johnny/ Johanny Jane ; où l’on parle des différences entre Ville du Haut et Ville du Bas sans préciser me nom de la ville ; où l’on rencontre par ordre d’apparition Sam, Jack Jarlsson et Alex)

Mes bras sont lourds. Ils s’enfoncent dans le matelas troué, je sens le parquet en dessous. Ma langue est lourde et pâteuse, ma bouche pleine d’un goût âcre. Mes yeux sont écarquillés, mon souffle est trop rapide, je ne respire pratiquement pas. Mes vêtements sont collants de sueur ; je claque des dents. Ma tête tourne, j’ai des points noirs qui passent devant mes yeux.

Aujourd’hui, ça fait dix ans que Tobias Le Serpent, le dernier tueur en série, a été arrêté ; demain dès l’aube on célèbrera la fin de son règne de terreur et on lui fera porter tous les maux du monde. Moi en attendant je vais me rallonger et revenir à un semi sommeil moins hanté. Je crois que c’est Jack à côté de moi, mais alors je le trouve bien immobile.

Le corps sur lequel se pose mon bras est nu. Il est froid. Le matelas n’est pas le mien, et à côté ce n’est pas Jack. Mes vêtements ne sont pas collants à cause de la sueur, ils sont aussi raides et lourds, recouverts par une pellicule friable. Il n’y a pas de lumière ici, bien sûr. Il n’y a de la lumière nulle part dans la partie de la ville où je suppose que je suis ; et les murs en métal me prouvent qu’on doit être dans les vieux entrepôts.

Si ce n’est pas Jack alors qui ? Je tâte son visage. Ses joues sont rugueuses et je rencontre la boursouflure d’une cicatrice mal soignée, si elle l’a été, le nez est cassé en plusieurs endroits ; j’en concluesf que c’est un homme. Un rayon de lune entre par un trou du plafond. La lumière ne me permet pas de distinguer son visage, mais son corps est comme posé au sol, comme un pantin qu’on aurait abandonné après avoir coupés ses fils.

Il ne bouge pas.

Il ne respire pas.

Il est mort, et si son corps a une position bizarre c’est parce qu’on lui a brisé la nuque, et ses yeux grands ouverts reflètent la lumière pâle de la lune vers moi ; un peu plus de lumière, et je vois sa nâchoire déboitée.

La porte s’ouvre, le métal claque contre le métal rouillé quand elle rencontre son frein ; la lumière froide de la nuit entre à flots et je recule. Il me regarde, je le connais, je l’ai connu ; mais alors il n’avait pas les bras tournés vers son dos, ni la poitrine enfoncée ; il n’y avait pas de flaque de sang tout autour de lui.

Celui qui est entré s’avance, à contre jour, silhouette noire sur le jaune d’un vieux réverbère au gaz, impossible de déterminer qui ç’est ; je sais juste qu’il boîte un peu de la jambe gauche, et ça s’entend, ses chaussures font un bruit arythmique quand il avance ; je recule encore en me traînant sur le sol. Mes jambes refusent de me porter, mes yeux refusent de se poser ailleurs que sur cet Autre qui est là, à côté de moi et me fixe de ses grands yeux vides, la langue pendant sur son menton, les deux épaules brisées, ses vêtements en lambeaux.

Il a des traces de morsures sur son ventre, ses bras, ses jambes, c’est de là que vient le sang déjà épais qui s’étend autour de lui et dans lequel baignent ses mains et tout le côté droit de son visage. J’ai l’impression qu’il manque des morceaux de lui, que sa chair se détache encore aux endroits où les dents se sont enfoncées, qu’on a essayé d’ arracher des morceaux de peau. Qu’on s’est acharné à creuser sa chair avec tout ce qu’on a pu, des dents, des ongles, des poings, comme s’il n’était rien de plus qu’un morceau de chiffon, jusqu’à ce qu’il ne soit plus que cet amas de chair sanguinolente et en train de refoirdir à côté de laquelle j’émerge bien trop lentement.

L’autre, celui qui est entré en faisant claquer la lourde porte coulissante de l’entrepôt et boîte de la jambe gauche, ou droite, et je m’en fous à vrai dire, s’approche. Il s’approche lentement et je sais qu’il n’a pas encore vu mon visage, je peux encore sortir ; et si je m’en vais qu’est-ce qu’il aura vu ?

Un cadavre et quelqu’un à côté, probablement un jeune homme, maigre et de taille moyenne, cheveux courts mais non, il n’aura pas vu son visage et aucun signe distinctif ; l’identifier ? non, non, impossible. Mais il faut que je parte maintenant. Que je cours, aussi vite que mes jambes raides de froid et de sang me le permettront, et que je cours jusqu’à un endroit où je serai en sécurité, un endroit où personne ne me demandera où j’étais ni pourquoi ce sang, où personne ne le remarquera en fait parce que tout le monde passe son temps couvert de quelque chose et que c’est rarement net.

Enfin mes jambes me portent, enfin je m’enfuis, capuche tirée le plus loin possible sur la tête, passant à côté d’un homme plus grand que moi qui finalement ne m’a peut-être pas vue. Je cours mais lui marche, la tête droite, il regarde droit devant lui. En sortant je voudrais me retourner, voir s’il au moins vu le corps, mais je me contente de courir sans m’arrêter.

Je connaissais ces deux visages, j’en suis sûre. Le mort et le vivant, je les ai tous les deux rencontrés, mais mon esprit est embrouillé. Par les cristaux, par le rêve qu’ils me font faire à chaque fois, par le goût du sang sur ma langue, par l’image des yeux morts et du visage défoncé de cet homme pas aussi inconnu que je le voudrais à côté de qui je me suis réveillée qui ne me lâche pas, qui revient dès que je ferme mes yeux brûlants, par le bruit de ces lourdes bottes frappant le bitume, par ce rythme déréglé de ses pas qui s’approchent, par son visage qui semble sorti d’un passé lointain, qui sent les cauchemars et les larmes amères.

Mais je cours tout de même. Je ne sais pas encore où je suis mais je cours, et je finirai bien par me retrouver quelque part, au coin d’une rue que je reconnaîtrai pour revenir dans un monde dans lequel il n’y aura pas de morts pour me regarder dans les yeux.

Je cours et soudain je me retrouve dans un univers familier. Finis les entrepôts et les lampadaires tous les cinquante mètres ; me voilà dans un quartier plein de vie sur et sous les trottoirs, où on négocie derrière les mus, où les marchandises peuvent être dissimulées derrière une vieille benne à ordure qui sert de stock au marchand ; ici tout se vend, tout se discute, même la mort d’un homme ; rien n’est tabou, rien n’est trop cher.

Ce n’est pas ici que je vis, mais je ne suis plus seule.

On passe à côté de moi, des épaules cognent les miennes, la rue est éclairée par les miliers de lumières des échoppes d’où s’échappent les éclats de rires des marchands qui savent que de toutes façons, ils finiront par vendre. Rien n’échappe à personne mais personne ne demande rien ; ici, la loi, c’est la taille de la poche et la taille de la lame.

Ce qu’on obtient pas avec son argent, on peut essayer de le piquer mais alors on risque de réaliser que les marchands, cette bande de vagabonds qui vivent derrières leurs tréteaux entre une poubelle et deux immeubles, ces hommes et ces femmes qui passent leur temps à s’insulter et à vendre moins cher la camelote de celui d’en face, ce peuple qui a ses propres règles de l’honneur sont capables de s’allier face à l’ennemi.

Le client ici n’est pas roi, quoi qu’ils en disent, c’est un étranger qu’ils tolèrent parce qu’il faut payer la nourriture et tout le reste, c’est celui qui en général n’a pas plus d’argent qu’eux mais est prêt à le dépenser, mais un étranger tout de même. Et tout le monde se méfie des étrangers, surtout ceux qui ont des billets pleins de zéros dans les poches. Un étranger trop riche devient vite un ennemi, parce que qu’est-ce qu’il fait là ?

Pourquoi est-ce qu’il n’est pas dans son monde, c’est vrai, là où tout est propre et plein de couleurs, avec ses semblables aux poches pleines d’argent, aux dos droits, aux regards pleins de mépris, où les enfants jouent sans se salir, où les hommes trompent des femmes fidèles qui les accueillent avec le sourire, où tout ce qui est à l’étalage l’est légalement et vendu par un marchand avec une armée d’autorisations et un sourire plein de dents qui vous arracherait votre dernier doute?

Mais ils viennent pourtant.

On les croise, ils essayent d’être discrets, font le dos rond, parlent bas, sortent très vite les billets et rangent très vite la marchandise, et partent très vite avec. En général, elle tient dans un petit sachet la marchandise, qu’on glisse vite dans la poche et qu’on ne ressortira que derrière les murs épais d’une boîte au coin d’une ruelle, en bas d’un escalier sans lumière, dans un box porte fermée, éclairé par un vieux néon.

C’est à ça qu’on leur sert, c’est pour ça qu’ils n’ont pas tout rasé pour construire un monde à leur image, lisse et sans défauts avec plein de couleurs pour tout cacher : la dope elle est entre nos mains. Et ils en ont encore plus besoin que nous qui vivons avec elle dans nos poches tous les jours ; nous elle ne nous coûte rien, eux elle leur coûte leur réputation ; et leurs réputations à ces gens là c’est leurs vies, à les croire. Oui, eux leurs vies elles valent quelque chose, contrairement à nous. Nous on s’en fout, c’est pour ça qu’on reste là et qu’ils nous font rire la plupart du temps, avec leur monde tout propre et joyeux qu’ils fuient dès qu’ils le peuvent.

Ils font rire tant qu’ils ne se croient pas en terrain conquis. Tant qu’ils comprennent qu’ils sont en territoire ennemi et que rien ne nous fait jamais plus plaisir que de venger l’humiliation d’un autre et de leur tomber dessus tous ensemble, de venger toutes les humiliations qu’on a subi en une seule fois. De venger une nation contre l’envahisseur.

J’avance, mais je ne cours plus. J’enlève même ma capuche. Qu’on me reconnaisse, je m’en fous ; ça ne sera pas la première fois que je suis dans cet état en arrivant ici ; je ne serai pas la première non plus. Quand on vient des entrepôts on est rarement en bon état, et on traverse toujours le marché quand on vient des entrepôts.

On me parle, je réponds. Ici je suis Johnny, depuis des années je suis Johnny et c’est moins dangereux comme ça, ici je suis parmi les miens, mais ça ne veut pas dire qu’on ne se tue pas entre nous, ici je suis dans ce qui reste d’un pays détruit et ça veut dire que la seule loi, c’est les poings et le sang qui l’écrivent. Et c’est Johnny qu’on interpelle, Johnny à qui on fait signe depuis une ruelle ; Johnny à qui on sourit.

Je m’appuie à un tréteau crade et j’attends en regardant un couteau qui pend à un clou au bout de son lacet de cuir. Il n’a pas encore servi mais sa lame est déjà rouillée, et il n’est pas à vendre. Non, il est là pour prévenir. On ne prend pas le vendeur pour un con, ici. Non, on le regarde dans les yeux avec dans le champ de vision un long couteau, accroché derrière le petit que je regarde. Le long lui a servi. On a pas laissé sa lame rouiller. Elle est sombre et brillante, avec de petites tâches noires sur son fil ; elle est toujours aiguisée au maximum et il y a des traces de brûlures sur son manche, là où la meule a lancé ses étincelles. Il est à hauteur des yeux et à portée de main de son propriétaire qui n’hésite pas à s’en servir.

C’est lui que j’attends.

J’ai des choses à régler avec lui que je laisse attendre depuis trop longtemps, et je n’ai plus envie de rentrer chez moi. Il n’est pas loin, je le sais. Il a laissé son stand à l’abandon mais il est quelque part et il me voie, il aime juste se faire désirer, il ne risque rien lui. C’est le maître implicite des lieux. Mieux vaut être dans ses bonnes grâces, et c’est mon cas, tant que je ne fais pas de conneries.

Enfin il est là. Grand, massif, il prend toute la place derrière ses planches avec ses muscles et ses cicatrices, et à son sourire il manque une dent, mais s’il sourie il est sincère.

On est pas amis, mais il aime bien Johnny, ce mec maigre et toujours pressé qui trouve toujours des cristaux à lui vendre sans que personne ne sache où il les trouve. En fait, tout le monde aime bien ce personnage de Johnny qui est toujours caché derrière des fringues noires et ne parle presque pas.

Longtemps que je ne suis pas venue.

Sam appuie ses deux poings devant moi et j’essaye de sourire mais je crois que je grimace plutôt.

-Longtemps qu’on t’avait pas vu par ici toi ; on finissait par croire que tu nous avais lâché , dit-il de sa voix basse et grave. Il me regarde dans les yeux et je sais ce qu’il sous entend : tu aurais pu partir, trahir, avec ta jolie gueule, tu aurais pu aller refourguer ta marchandise là haut et nous laisser derrière. T’aurais pas été le premier à en avoir marre et tout plaquer.

-Ben ouais tu vois, on finit toujours par réapparaître. »

J’essaye de ne pas être impressionnée par la menace voilée : ce qui partent ne reviennent pas, c’est la règle. De toutes façons, ceux qui partent n’ont aucune raison d’avoir envie de revenir. Mais la discipline quasi militaire s’applique à tous : si on est soupconné de trahison, on est condamné à mort sans procès. Je sais que ce n’est pas mon cas mais tout de même, je crois que j’ai intérêt à filer doux tant que je suis dans les parages.

-J’ai quelque chose pour toi, je continue. Et je sors un sachet de ma poche. Ce ne sont pas de bons cristaux, ceux là je les garde, et puis ça serait suspect, mais ils restent meilleurs que la merde qu’on trouve d’habitude et le sourire de Sam s’élargit.

Mon absence est pardonnée mais je crois qu’ il ne va pas payer la même somme que d’habitude. Je crois même qu’il va payer carrément moins. Et je ne pourrai rien dire ; encore une fois, le maître ici c’est lui. Nous autre on ferme nos gueules quand il a les yeux qui brillent comme ça.

Il regarde le sachet, le soupèse et voilà qu’il a disparu dans sa poche. Il me sort un billet froissé, et c’est la moitié de ce que n’importe qui d’autre m’aurait payé pour la même chose ; j’essaye de ne pas montrer ce que j’en pense, mais je le pense, très fort.

Sam est le maître et il le sait, je n’aurais pas pu aller vendre tout ça ailleurs justement parce que ça fait longtemps que je ne suis pas venue et qu’il aurait pris ça comme une attaque personnelle. Et personne ne s’attaque à Sam.

Jamais.

Ou en tout cas, personne ne survit après s’être attaqué à Sam.

-Envoie Ann Lyse si tu veux le reste, il rigole. Non bien sûr que je ne lui enverrai pas Ann à ce gros porc, il le sait, donc je sais que je ne verrai jamais le reste de l’argent. Enflure. Enflure connard etc. J’acquiesce et m’en vais avant de m’attirer des ennuis.

Je quitte la zone, la capuche rabattue sur mon crâne : il n’est plus question de se faire remarquer et même si le jour tarde à se lever, les cheveux clairs comme les miens se remarquent.

Je passe sous l’ombre du château d’eau et essaye de ne pas lever la tête ; il représente trop de choses que je n’ai pas envie de voir ce matin. Il y a une banderole dessus, avec marqué Dix Ans en lettres capitales.

Le vent l’a déjà déchirée.

Dix ans.

Une sorte de fête nationale : la fin de la guerre, la fin des meurtres, et la fin d’un pays qui n’a jamais été ni riche ni puissant mais avait le mérite d’exister. Pendant toute la journée, Là - Haut, ils vont faire la fête et on entendra la musique, portée par le vent ; nous on restera chez nous et on ruminera nos souvenirs d’il y a dix ans et un jour, ou plus.

Il n’y aura personne au Marché puisque les Autres n’oseront pas descendre et que personne n’aura envie leur vendre quoi que ce soit, ou à la rigueur un coup de couteau. Ça durera un jour ou deux et puis la vie reprendra son cours. On continuera à les mépriser tout en ayant besoin d’eux, on les insultera dès qu’ils nous tourneront le dos tout en enfonçant leur argent loin au fond de nos poches. Eux ricaneront une fois chez eux, à l’abri, après avoir joué les humbles victimes en face de nous. Mais non, pour l’instant, ne pas regarder le château d’eau.

Il y a dix ans j’étais orpheline.

De chez moi on le voit, le château d’eau. Ce n’est qu’une capsule froide et sale, avec un matelas jeté au sol et le plafond qui descend jusqu’au sol, au dernier étage d’un immeuble abandonné, un squat comme un autre, mais c’est si haut qu’on voit clairement la bannière claquer puisque, grand luxe, il y a une fenêtre. Au fond, je pourrais vivre dans une cave comme Ann Lyse donc oui, c’est un luxe.

C’est minuscule, mais assez grand pour qu’on y vive à deux. Enfin, on y vit pas. On s’y effondre sur nos matelas en serrant très fort nos vêtements pour ne pas mourir de froid parce que l’inconvénient de la fenêtre, c’est que les carreaux ont été soufflés dans la Grande Explosion et que du coup, il fait constamment froid.

On la réparera un jour, c’est ce qu’on s’était dit en s’installant, il y a deux ans, et ça fait deux ans qu’on s’effondre sur nos matelas posés sur des palettes en se disant que vraiment, il faudrait y penser.

Jack est là où je l’attends.

Sur son coin du lit, collé au mur, allongé sur le côté, les genoux remontés contre sa poitrine et les bras croisés, le visage enfoncé dans sa veste qu’il a roulée sous sa tête. Il fait encore noire et je ne vois que sa silhouette noire, allongée au sol, au milieu d’une couverture étendue sous lui et je revois l’Autre pendant une fraction de seconde.

L’Autre que j’avais réussi à oublier pendant les quelques minutes passées à traverser la zone dévastée qui me séparait des entrepôts. Le revoilà, avec ses yeux écarquillés ; il est de nouveau là, devant moi, il me fixe et me sonde, la mâchoire défoncée et la langue pendant comme une insulte,le visage noyé dans son propre sang, le corps désarticulé.

Les yeux de Jack s’ouvrent d’un coup, ils sont vides et vitreux eux aussi, et je reste bêtement à la porte à le fixer comme j’ai fixé l’Autre, le ciel s’éclaircit et je m’attends à voir du sang autour de lui mais il n’y a rien de plus qu’un grand manteau noir en laine, déchiré, qui nous sert de couverture. Son visage est intact et ses yeux brillent. Il avait réalisé mon absence et n’est pas du genre à ne rien demander.

Il s’assoit, passe la main dans les cheveux que je désespère de le voir couper et attend. Je devrais lui expliquer, mais comment lui dire que je n’ai pas la moindre idée d’où j’étais ni de comment j’y ai atterri ?

-T’étais où ? Je ne dis rien et retire mon pull raidi par le sang, entre dans la minuscule pièce et me laisse tomber sur le matelas, tout au bout alors que je voudrais être contre lui pour m’assurer que cette fois je ne rêve pas.

-T’étais où, répète-t-il plus fort.

-J’en sais rien, je finis par soupirer. Il hausse un sourcil et a un sourire un peu méprisant. Il ne me croit pas et je le savais, mais je n’y peux rien, c’est vrai.

-Tu te fous de qui là ? tu te lève au beau milieu de la nuit et tu te barre en courant, et tu reviens des heures plus tard avec du sang plein tes fringues, et tu me dis que t’en sais rien ?

-Jack écoute, je

-Mais merde Jo, qu’est- ce qui t’arrive ? tu cherche des noises à Sam, tu laisse Ann Lyse espérer, et là tu essaye de me faire croire que tu as tourné toute la nuit en rond sans avoir une seule putain d’idée de ce que tu as bien pu foutre pendant des heures ? »S’il se met à parler d’Ann c’est qu’il ne sait plus ce qu’il dit ; il est plutôt du genre à éviter le sujet et à l’éviter tout court.

-Ne mêle pas Ann Lyse à ça, ok ? Je sais pas, c’est tout ce que je peux te dire. Au départ j’étais là, avec toi, et je me suis réveillée à l’autre bout de la ville, dans un entrepôt, et y avait ce mec crevé par terre, et je suis revenue ici. Mais je sais pas Jack, je n’ai pas une seule foutue idée de ce qui m’ est arrivé alors ne me prends pas la tête, s’il te plaît. »

Il se lève. Enfin, il essaye, étant donné que le toit est mansardé et qu’on est tous les deux grands, il finit toujours par se cogner au plafond. Mais même à moitié assis il est impressionnant, avec une ride verticale qui creuse son front entre ses sourcils froncés, ses mâchoires crispées et son regard plein de rage.

Il va pour dire quelque chose mais la porte s’ouvre en claquant contre le mur, avec Alex derrière. Il nous regarde l’un après l’autre, semble comprendre qu’il a interrompu quelque chose et à mon avis il est à côté de la plaque, mais peu importe

-Jack, on a besoin de toi au château d’eau, ça urge, dit -il avec un regard désolé. Moi je ne le suis pas, désolée ; si on avait continué on aurait fini par se dire des horreurs qu’on aurait même pas regrettées.

Il y a des choses qu’on pense très sincèrement et qu’on ne devrait jamais dire à quelqu’un avec qui on vit dans un si petit espace, on en est tous les deux conscients, alors il se lève et suit Alex sans me lâcher des yeux. Je tire la veste et la couverture vers moi et quand je ferme les yeux, je ne vois pas l’Autre mais Alex et celui qui est entré, couverts de sang et le visage défoncé dans la cuisine d’un immeuble délabré.

Ces foutus cristaux ne me laissent pas tranquille. Mes membres lourds s’enfoncent dans le matelas crevé et l’odeur de Jack se mélange à celle du sang qui vient de mes cheveux poisseux. Ma tête tourne, j’ai la langue pâteuse, j’ai froid mais je suis couverte de sueur, je tremble de tous mes membres. Jack est parti avec de la haine au fond des yeux et moi je sombre.

nanowrimo, extrait

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