Le plus beau métier du monde...
C'est un weekend de garde en décembre. Dehors les décorations de Noël scintillent, le sapin est décoré dans l'hôpital, le froid est mordant, j'ai mis ma grosse écharpe douillette, mon pull en laine, mes bottes, et j'arrive les croissants chauds sous le bras. La salle de travail est calme, mes gardes de weekend sont souvent paisibles, un café chaud, des viennoiseries. Je suis de garde avec ce tout jeune docteur, que je connais depuis maintenant assez longtemps. Il a été un interne brillant, un peu playboy et trop arrogant pour moi, il est devenu récemment ce jeune médecin qui essaie de faire ses preuves, je lui laisse sa chance de changer. Un accouchement, ma patiente parle mal français, elle est seule et a l'air triste. Son mari sait qu'elle est en travail mais ne vient pas. Quand je lui pose l'enfant sur le ventre, elle ne le regarde pas, elle pleure, ce n'est pas de l'émotion. C'est la vie parfois... C'est l'heure de manger, on a du saucisson, des salades, des quiches, du fromage, du coca, du dessert, bref chacun a ramené de quoi faire le repas de famille de la maternité du weekend. Le médecin vient me chercher, on n'attend plus que moi, la table est mise. Donnez-moi 20 minutes, j'ai un placenta à sortir et une épisio à suturer. Ca l'embête un peu, il enfile des gants pour m'aider et que j'arrive plus vite. C'est gentil, je n'ai pas l'habitude. La patiente est réinstallée, son bébé au sein, son mari passera, vite fait, plus tard. Nous on mange tous ensemble, un café, une clope, mon dossier à boucler, l'état civil à remplir, le registre des naissances. Dehors les gens font sûrement leurs courses de Noël, il fait froid, une douce lumière perce entre les nuages. J'aide ma collègue à s'installer pour une nouvelle naissance, puis mon autre collègue pour une autre naissance. J'attends que les enfants naissent, moi je n'ai plus rien à faire, je le dis, on me répond de me taire, à la maternité les gens sont superstitieux.
Un coup de fil, et je vois arriver une femme sur un brancard avec du liquide rosé qui dégouline sur tout le trajet, comme le petit poucet qui voudrait retrouver son chemin. Des triplés à 3 mois et demi de grossesse. Dans le jargon, ça s'appelle une fausse-couche tardive. Le premier est déjà dehors, je coupe le cordon et je sors de la pièce avec, il est tout petit, mais pas si petit. Même pas 200g mais déjà tout formé. Je retourne auprès de la patiente où mes internes, que j'avais fait appeler, sont là avec leur appareil d'écho à faire je ne sais pas quoi sans parler à la femme. Je leur demande si quelqu'un a examiné la patiente depuis que je suis partie, on me répond qu'à l'écho il n'y a plus que du placenta dans l'utérus. Je pense très fort qu'on s'en fout de leur image d'écho, qu'il reste 2 foetus et qu'ils doivent bien être quelque part. Je demande son nom à la dame, je lui dis que le premier est sorti et qu'il est mort, qu'il est trop jeune pour être viable. Je mets sa main dans la mienne et je lui explique que je vais mettre doucement deux doigts dans son vagin pour voir où nous en sommes de la suite. Les internes me regardent, elle sont jeunes, elles ne savent pas trop quoi faire, quoi dire, le médecin est encore occupé sur un forceps. Je pense vaguement au jour où moi-même j'étais très jeune et étudiante et que j'ai couru vers une dame qui expulsait sa fausse-couche tardive, sans la connaître, sans trop savoir quoi faire, parce que j'avais l'impression que personne n'était là pour lui tenir la main. C'était un été, j'avais 22 ans, j'étais bien plus jeune qu'elles ne le sont, et je me sens un peu en colère. La patiente a envie de pousser, je lui dis de le faire. Il n'y a plus rien à faire pour cette grossesse à part montrer à la patiente qu'elle n'est pas toute seule. La deuxième foetus arrive, je l'aide tout doucement à sortir, clampe à nouveau un cordon et le laisse à l'aide-soignante qui l'emmène. L'obstétricien arrive, l'anesthésiste aussi, j'examine la patiente, le 3e foetus est encore haut. Je demande à la femme si je peux appeler quelqu'un pour elle, elle me donne un numéro. On lui met une péridurale et je laisse le médecin et ses internes extraire le dernier foetus et le placenta. Plus tard je retourne la voir elle et son conjoint, avec le médecin de garde, je soulève son masque à oxygène et lui prends la main. Le médecin reste en retrait et me laisse parler. J'explique au couple que c'est une fausse-couche, que c'est dur mais que ça ira mieux, je parle d'autopsies, de voir les foetus, je répète qu'on est là, que pour l'instant il faut juste accuser le coup et laisser passer le temps. Je sors, suivie du médecin qui me dit que c'est beau l'empathie. Je lui demande si c'est ironique, je n'ai pas l'habitude qu'il fasse des compliments. Il me dit que non. Je réponds que je ne sais pas réagir autrement à ce genre de situation. Ma collègue explique à notre étudiante un peu déboussolée qu'on a un métier difficile, que parfois on part mettre au monde un bébé et que pendant ce temps, l'autre sage-femme se retrouve avec trois petits morts. Je me revois à son âge, on apprend les durs côtés de la vie à l'école de sages-femmes.
C'est ça le plus beau métier du monde. C'est venir en garde un weekend de décembre, mettre au monde un bébé qui va bien que son père n'est pas venu voir naître et que sa mère ne regarde pas. C'est examiner et peser trois petits foetus morts de presque 200g, leur faire des bracelets et préparer les papiers pour la morgue. Après dix ans passés dans les couloirs des maternités je sais prendre du recul face à tout ça, j'ai appris que la mort faisait parfois partie de la vie, et qu'une main serrée était souvent le plus important quand il n'y a plus rien à faire et rien à dire. Que quand le médical ne peut pas grand chose contre la Nature, l'humain était tout ce qui comptait. Et ce soir en rentrant chez moi dans mon écharpe douillette et mon pull en laine, je vois les rues de Paris qui scintillent, j'écoute des chants de Noël qui me font du bien. Je n'ai pas de religion qui m'aide à accepter tout ça, mais je crois au ciel. Je crois que les morts trouvent la paix en fermant les yeux, et qu'ils sont quelque part à veiller sur ceux qui les aiment. Et je crois à l'esprit de Noël, celui qui réchauffe les coeurs en peine en rapprochant les gens et allume les rues des villes quand la nuit tombe. Lorsqu'un 24 décembre au soir je réanime un nouveau-né, et qu'il se met à crier, je lève les yeux vers le traineau du Père Noël de nos enfances et je murmure "Joyeux Noël..." C'est comme ça. On croit tous à ce dont on a besoin.
Silent Night, Holy night,
All is calm, all is bright,
Round your virgin mother and child,
Holy infant, tender and mild,
Sleep in heavenly peace,
Sleep in heavenly peace.
Je retrouve
ce billet, écrit étudiante sage-femme, et je me dis que j'ai toujours cru au pouvoir d'une main qui se pose sur quelqu'un qui souffre...