Sep 12, 2015 11:37
Il était une fois, une famille. Papa, Maman et leurs trois enfants.
Sauf que.
Papa, c'est Gérard Morvan. Parisien d'origine bretonne, né après-guerre, il a vécu quelques temps après mai 68 dans les anciennes colonies françaises et belges. Il s'y est marié, il y a eu son premier-né et il a regagné la France auréolé de gloire après avoir mis fin aux œuvres sanglantes d'un tueur en série. Cet assassin, on l'appelait "l'Homme-Clou". Un ingénieur belge pétri de rites occultes africains, atteint de psychoses, qui faisait de jeunes femmes blanches des fétiches transpercés de métal et d'éclats de verre dans le but d'"éloigner les sorciers". L'Homme-Clou, jugé en Belgique, meurt en France d'un AVC dans un institut breton pour malades difficiles.
Maman, c'est Maggie Morvan. Une Belge née en Afrique qui ne découvrira la France qu'en y accompagnant son mari. Ancienne hippie, elle porte en elle des secrets dont le lecteur ne saura jamais rien. Son époux la bat régulièrement, la rabaisse. Elle s'accroche à son mode de vie bourgeois - le repas dominical en famille entre autres - et à ce qui lui reste de son passé babacool, veganisme et bouddhisme.
Gérard Morvan n'a jamais levé la main sur ses enfants mais ces derniers tentent de survivre avec le traumatisme d'avoir vu leur mère se faire maltraiter. Ils sont liés par un même souvenir. L'aîné, adolescent, caché sous la table de la cuisine et serrant dans ses bras son petit frère et sa petite sœur pour les protéger des cris et autres bruits de coups.
L'aîné, c'est Erwan. Il canalise la violence dont il a été témoin durant l'enfance en résolvant les crimes des autres. Il est policier. Le second, Loïc. Alcoolique et drogué à un âge précoce, il aurait dû mourir de ses dérives mais s'est converti au bouddhisme, branche du sûtra du Lotus pour être exact. Paradoxalement, il travaille dans la finance comme pour se frotter à la vacuité des biens matériels pointée par ses croyances. Il est marié (sur le point de divorcer) à une Italienne dont il a eu deux enfants. La benjamine, Gaëlle, ancienne anorexique, a voulu être actrice mais après être passée par la case "coucher pour réussir" s'est résolue à "coucher tout court".
Ils se détestent tous, se manipulent mutuellement, leur unité familiale est un jeu de dupes. Les Morvan, c'est les Lannister de Game of Thrones à la sauce parisienne de 2013.
Un beau jour, Gérard Morvan, qui a toujours ses entrées dans la police et au ministère de l'Intérieur, envoie en Bretagne son fils Erwan. Durant le week-end d'intégration (bizutage en politiquement correct) d'une école militaire du coin, un petit nouveau s'est caché dans un ancien bunker allemand. Le porte-avions Charles de Gaulle patrouillait dans le coin, des avions de chasse décollaient pour des entraînements et un missile est tombé sur le bunker, réduisant en purée le jeune homme. Il faut effacer la bavure. Il apparaît bien vite que la boulette en question est l'arbre qui cache la forêt et Erwan est fort surpris de retrouver la chevalière de son père parmi les décombres du vieil abri. De retour à Paris, des questions plein la tête, il est confronté à deux meurtres. Une jeune employée des cartes grises et une sorte de nazillon officiant à ses heures comme tueur à gage. Ces deux personnes étaient de façon différentes liées à Gérard Morvan et… comme le jeune homme du bunker (les analyses le prouveront), ils ont été transformés en fétiches africains hérissés de clous.
L'Homme-Clou, quoique mort, est revenu se venger sous une identité inconnue.
Je n'ai fait ici que résumer l'histoire principale. En marge se trouvent aussi des magouilles financières, une enquête parallèle sur la mystérieuse montée des actions d'une mine de pierres rares dont Gérard Morvan possède des parts. Là aussi se cachent des magouilles qui ne laisseront pas la famille indemne.
Comme je l'avais déjà dit dans ma critique de la Forêt des Mânes en 2010, Jean-Christophe Grangé réussit le tour de force de réunir des ingrédients déjà utilisés pour nous servir une soupe qui a un goût différent. L'Afrique, l'enquête dans les milieux SM (Christian Grey peut remonter son jean fétiche, c'est un p'tit joueur), les religieuses avec des secrets, l'enfance bousillée… autant d'éléments déjà-vus qui apparaissent comme des clins d'œil et qui rendent l'univers de l'auteur si spécifique et unique sans qu'on ait l'impression d'entendre un même refrain. On retrouve aussi la beauté des descriptions, la gadoue et la brousse de l'Afrique à la saison des pluies, les plages bretonnes battues par les embruns, les rues de Paris, etc. On sent l'odeur du vent dans le Finistère. On entend le boucan des porte-conteneurs du port de Marseille. On respire l'air si particulier des Flandres belges que je connais bien personnellement et que j'ai retrouvé presque physiquement dans les mots de Grangé. Le lecteur est caché derrière les personnages, les suit pas à pas, voit ce qu'ils voient, sent ce qu'ils sentent, écoute ce qu'ils entendent. Une vraie plongée. Si les humains, dans ce livre, sont en quête de rédemption, se battent contre leurs démons, les paysages sont enchâssés dans leur pureté.
Au-delà de ces aspects, c'est une bonne histoire aux personnages creusés, développés, un peu cliché pour certains mais pour dénoncer la folie humaine, il faut parfois mettre ses grosses bottes. Ils restent pour certains renfermés sur eux-mêmes et sur leurs secrets, ne lâchant pas un mot au lecteur. On ne saura jamais pourquoi Gérard Morvan rêve la nuit de ces femmes tondues et marquées de croix gammées après guerre pour avoir eu des relations intimes avec l'occupant. Une interprétation est criante a-priori mais… peut-être a-t-il été témoin d'un spectacle de ce genre plutôt qu'une "victime". On ne saura jamais rien non plus des secrets qu'il partage avec sa femme. Pourquoi il dira à son fils qu'elle est "plus forte que lui". On comprend juste au fil des pages que cela explique son attitude envers elle. Elle, elle ne parlera jamais. Par ailleurs, une fois l'enquête bouclée, une fois qu'on est (presque) certain que plus personne ne sera tué à coups de clous et d'éclats de verre, il reste des zones d'ombre, des choses que ni le lecteur ni l'enquêteur ne pourront découvrir. C'est frustrant mais réaliste en un sens.
Et si, une fois encore, la fin est en queue de poisson, c'est parce qu'elle est ouverte. Reste à espérer que le prochain opus de l'auteur sera une quête sur ces secrets restants à découvrir… même s'il est possible que non.
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