Chapitre 5 : Hallucinations
Relecture et correction : Anry
3803 mots
PG-13
Chronologie : An 510 de la Cité, début de l'été.
« Tiens-le ! Mais tiens-le donc ! » s'exclame Donovan à son aide qui tente, tant bien que mal, de me plaquer sur le sol.
Je serre les dents, le goût du sang dans la bouche - je me suis mordu la langue. La seule chose qui me vient à l'esprit est que je refuse de crier. Mais cette résolution ne tient pas lorsque Donovan remet en place ma jambe gauche : mes grognements se transforment en hurlements. Je n'ai pas le temps de souffler qu'il remet la seconde.
La douleur fulgurante fait place à quelque chose de plus sourd, latent, continu mais plus supportable. Le mortel relâche mes épaules et se relève. Il ne reste plus que Donovan, assis sur mon ventre à califourchon. Il tient encore ma jambe droite, a confié la gauche à Louvian qui la maintient dans la bonne position. Il se retourne et me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
« Ça va ? »
Je hoche la tête, guère capable d'autre chose. La douleur m'a coupé le souffle et j'ai le visage baigné de larmes qui me poissent les joues. Donovan réunit mes deux jambes, les plie doucement et les pose sur le sol, se servant de ses cuisses pour tourner mon bassin dans le même temps.
« Maintenant, tu m'expliques comment tu as réussi à te déboîter les deux fémurs en même temps ? »
J'entends ce qui ressemble à un hoquet provenir de Lou, tandis que j'essaie de rassembler mes pensées pour expliquer une telle chose sans trop entrer dans les détails. C'est l'aide de Donovan qui finit pourtant par faire remarquer avec un sourire :
« Maître, vu leurs tenues, ça m'a l'air assez évident... »
Donovan fixe mon torse nu, semble se rendre compte que je ne suis guère plus habillé sous la ceinture, puis se tourne vers Louvian et semble remarquer qu'elle ne porte pour tout vêtement qu'une chemise enfilée à la va-vite, et qui n'est pas la sienne par-dessus le marché.
« Ce n'est pas parce que tu ne pratiques plus ce genre de chose depuis des siècles qu'il faut croire que c'est le cas du reste du monde », je lui fais remarquer.
Je crois n'avoir jamais vu Donovan avec une telle expression. Ce n'est pas de la gêne, certainement pas venant d'un homme qui connaît si bien la nature humaine. Il n'en reste pas moins ahuri, estomaqué, la bouche entrouverte et les sourcils légèrement froncés ; il essaie d'imaginer la scène sans y parvenir.
« Vous avez fait ça comment, en vous pendant au plafond ?
- Ça m'intéresserait aussi, je dois dire, intervient l'aide de Donovan avec un sourire en coin - je ne connais même pas son nom, bien que je l'ai déjà croisé à deux ou trois reprises.
- Ça ne se reproduira pas, répond simplement Lou d'une voix un peu aiguë.
- Pas de sitôt », j'approuve en essuyant mon visage du dos de la main.
Elle et moi échangeons un regard complice, même si l'inquiétude se lit encore dans ses yeux. Je me sens un peu penaud ; j'ai largement présumé de mes forces et de ma souplesse. Les progrès de ces dernières semaines m'ont presque fait oublier que je devais tout recommencer à zéro avec ce corps. Ces derniers temps, il m'est trop souvent arrivé de vouloir soulever une charge trop importante pour moi ou de faire un mouvement inadapté.
« Il va falloir que tu ralentisses, Tugdual, fait Donovan en se redressant. À la dernière lune c'est une épaule luxée que je t'ai remise en place, et là les deux fémurs d'un coup ? La prochaine fois tu vas te dévisser le crâne. À trop vouloir en faire, tu risques de revenir en arrière. Je ne voudrais pas t'avoir encore sur ma table d'opération.
- Ouais... » je souffle.
Je suis conscient de tout ça. Vraiment. Mais ces derniers temps j'ai tellement l'impression d'enfin respirer que j'en oublie toutes mes limites. Je ne supporte plus l'inactivité. Rester assis m'insupporte, me faire servir à table m'agace, être immobile la nuit dans mon lit m'énerve - d'autant plus que je dors de moins en moins, même si mon corps réclame encore un sommeil régulier. Le pire dans tout cela, c'est sans doute Louvian. Elle sait mieux que moi quelles sont mes limites, mais elle ne fait pourtant rien pour me freiner. Nous nous comportons tous deux comme des adolescents.
« Interdiction pour lui d'être dessus pendant au moins dix jours, reprend Donovan en s'adressant à Louvian - qui rougit, pour le coup. Et toi, je ne veux pas te voir debout avant demain, rajoute-t-il en se tournant vers moi. Je peux t'attacher si tu ne te sens pas capable de rester au lit.
- Ça ira, je te remercie, je marmonne.
- Si on m'avait dit ce printemps que je devrais te forcer à ne rien faire, je n'y aurais pas cru », fait-il en souriant.
Lui et le mortel me redressent doucement pour me soulever et m'allongent sur le lit, m'arrachant une grimace de douleur - j'y suis néanmoins mieux installé que sur la dalle. Louvian me borde, sans doute plus pour se sentir utile qu'autre chose, et s'assoit sur le bord du matelas. Ma main glisse naturellement le long de sa cuisse.
« Tu avais prémédité tout ça ? je demande soudain à Donovan.
- Quoi donc ? » fait-il.
Je montre Louvian du doigt pour toute réponse. Elle me lance un regard que je sais faussement outré et repousse ma main d'un air vexé.
« Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler », me lance-t-il.
Ben voyons. S'il s'imagine que je n'ai pas remarqué son sourire en coin...
Une fois seuls, Lou se tourne vers moi et demande :
« Ça va ?
- La douleur reflue, ne t'en fais pas », je souris.
Elle ne repousse pas ma main quand je viens la replacer sur sa cuisse.
« C'est vrai alors, ce qu'on raconte, rajoute-t-elle au bout d'un moment.
- Quoi ?
- Que maître Donovan est impuissant.
- Comme un Immortel sur trois, oui », je souris.
Elle répond à mon sourire et ses doigts glissent dans les miens, tandis qu'elle se penche jusqu'à ce que son nez touche le mien.
« Je suis bien contente que ce ne soit pas ton cas, souffle-t-elle sur mes lèvres.
- Moi aussi », je réponds sur le même ton.
oOoOo
« Et voilà notre grand estropié ! s'esclaffe Yurus. Alors, dis-moi tout, qui de Roch ou de toi en a eu marre le premier ?
- J'aime à penser que c'est Roch, je halète après ma montée, appuyé sur une canne. Mais deux jours de plus dans ses forge et je lui faisais bouffer son marteau. »
Yurus part dans un immense éclat de rire en se frappant la cuisse du plat de la main. Je souris malgré moi, tant sa bonne humeur est contagieuse. Ses yeux gris brillent dans son visage d'encre et ses grandes dents blanches ont presque le lustre nécessaire pour refléter la lumière du soleil.
Yurus est un des plus anciens Immortels. Il est né avant la Cité, avant que le Père n'apprenne à transmettre le Don presque à coup sûr. De ce fait, il avait presque vingt ans quand il reçut le Don. Il avait même déjà eu deux enfants, un garçon et une fille, dont il surveille la descendance et tient l'arbre généalogique avec une précision obsessionnelle.
Sa peau est plus noire encore que ne l'était celle de Nassim. Il est grand et délié, bien plus solide pourtant que ne le laisse croire sa maigreur apparente. Il profite de pouvoir porter la barbe et de fines tresses décorées de perles font comme un rideau tout le long de sa mâchoire, lui descendant jusqu'au milieu de la poitrine. Ses cheveux crépus sont plaqués contre son crâne par des tresses serrées.
En dehors de ça, sa tenue est la même que celles des mortels qui travaillent avec lui. Yurus se passionne pour de nombreuses choses et ses marottes évoluent avec le temps. Il y a de ça un siècle et demi, je lui avais ramené des centaines d'insectes séchés provenant des forêts et des plaines d'Ick - j'avais passé presque trois décennies sur ce continent. À mon retour, j'avais découvert qu'il était passé à une autre passion concernant les roches et des traces de fossiles. Il avait néanmoins accepté les insectes avec plaisir, les avait décrits, classés et rangés dans ses collections, puis était retourné s'occuper de ses cailloux.
Actuellement c'est la botanique qui a ses faveurs, aussi passe-t-il ses journées dans les serres à faire pousser des plantes venant du monde entier. Les serres avaient à l'origine la vocation de nourrir les habitants de la Cité. Construite à flanc de montagne, celle-ci dépend fortement des cultivateurs vivant dans les vallées en contrebas et, surtout, des clans nomades humains et centaures parcourant les plaines centaurées. Au fil du temps, les Immortels s'occupant des serres ont développé en parallèle des cultures des essais et des sélections de plantes, venant de plus en plus loin et poussant dans des conditions de plus en plus éloignées de celles qu'offre le climat de la Cité.
D'autres serres furent construites pour répondre à l'extension de la Cité et à l'afflux d'habitants, et les toutes premières furent réservées aux expérimentations des Immortels. Yurus n'est pas le premier à passer ses journées à regarder germer des graines ou à passer d'une fleur à une autre avec un petit pinceau...
« Bon, on ne va pas passer la journée là, hein ? me lance-t-il d'un air joyeux - précision inutile : Yurus est toujours de bonne humeur. Où en es-tu de ta récupération ?
- Ma force musculaire est à peu près du même niveau que celle des mortels, pour le moment. Mais j'ai encore pas mal de déséquilibres.
- Ouais, Don' m'a parlé d'articulations qui sautent et que t'as le côté gauche qui s'en sort mieux que le droit. T'étais gaucher ?
- Non, droitier. Mais j'avais entraîné la gauche pendant mon noviciat et je faisais attention à régulièrement changer de main. »
Nombreux sont les Immortels qui s'entraînent à l'ambidextrie. Être capable d'utiliser ses deux mains indifféremment est un atout, surtout lorsqu'une des deux mains devient inutilisable. Ce n'est pas parce que j'ai frôlé les limites de notre capacité de régénération que je suis le premier à perdre un membre : avant moi, d'autres ont perdu un doigt, une main, un pied ou un bras. La différence vient du fait que dans ces cas-là, la base du membre n'était pas touchée : d'une certaine manière, le « modèle » pour reconstruire était présent, tandis que chez moi il fallait tout d'abord que les fondations même de mon corps se régénèrent correctement.
On ne construit pas une maison sur un sol instable, m'avait dit Donovan.
« Tu t'es remis à écrire ?
- Pas encore, j'avoue. J'ai du mal à manger sans me mettre la cuillère dans l’œil, alors écrire... »
Yurus fait une drôle de grimace et soupire.
« Je pensais avoir une tâche parfaite pour toi, j'ai du jasmin grimpant à palisser à son support, mais je suis en train de me dire que ce sera peut-être limite...
- Je peux toujours essayer, je propose.
- Viens par-là », fait-il en faisant volte-face et s'éloignant à grands pas sans m'attendre.
Je le suis aussi vite que possible, ma canne à la main ; celle-ci me sert surtout pour mes déplacements dans la Cité, quand je dois emprunter de nombreux escaliers. Roch a grogné la première fois qu'il m'a vu avec, mais Donovan est venu en personne pour lui assurer que c'était nécessaire. Yurus entre dans la première serre. Cet édifice de verre et de métal, collé à la paroi de la montagne, a traversé les âges avec la sérénité d'un bâtiment dont le concepteur est encore en vie et passe régulièrement voir comment se porte la charpente.
En entrant à sa suite, l'humidité me prend à la gorge et manque me faire tousser. Il fait heureusement doux dans la serre, grâce à certains volets ouverts laissant passer un courant d'air rafraîchissant. Avec le soleil que l'on a en ce moment, les températures deviendraient vite intenables sinon.
Il y a littéralement des plantes partout. Des bacs dans le moindre espace libre, des plantules en germination sur les tables, des pots accrochés aux barres du plafond par des cordes et des crochets. Je manque perdre l'équilibre à plusieurs reprises. Louvoyer entre les plantes au sol et éviter les pots qui tanguent à hauteur de ma tête m'est encore un exercice difficile. Au bout de la première salle, un grand bac contient plusieurs herbacées endémiques de la région de Dork de Wehl. C'est étrange de voir ces plantes ici, à des milliers de lieues de leur région d'origine, dans un simple bac de terre cuite rempli de tourbe. Ce sont des herbes de marais et de zone humide ; leurs racines sont comestibles et avaient bien souvent fini dans les ragoûts des Chasseurs de Dragons. Je me demande si Yurus est au courant.
Je relève la tête pour le lui demander et, l'espace d'un instant, ce n'est pas Yurus qui est devant moi.
C'est Nassim.
Il me fixe avec son sourire trop plein de crocs, les bras croisés sur sa poitrine, ses yeux soulignés par les scarifications de ses joues. Un nœud atroce se forme dans ma poitrine, si douloureux que j'en suffoque.
« Tugdual ? » s'inquiète Yurus.
En un instant il est sur moi, une main sous mon aisselle pour me soutenir.
« Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Ça va, j'articule avec plus de fermeté que je l'aurais imaginé. Ce n'est rien.
- Tu es sûr ? »
La sensation a disparu presque aussi vite qu'elle est apparue. Néanmoins, j'évite de regarder Yurus... sa peau noire me rappelle trop Nassim, et je sens qu'il n'en faudrait pas beaucoup pour que mon corps le réclame à nouveau. Je le sens sceptique et je ne doute pas un instant qu'il rapportera cet épisode à Donovan.
« Ça va déjà mieux, ne t'inquiète pas », je lui dis avec toute l'assurance dont je peux faire preuve.
Il hoche la tête, feint de me croire. Je me redresse sans trop m'appuyer sur lui et il me tient la porte le temps que je passe dans la deuxième partie de la serre. Les odeurs sirupeuses et piquantes des fleurs me prennent à la gorge. Il y en a partout, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Elles envahissent le moindre espace libre et lumineux, dressées vers les vitres, offrant leurs pétales au soleil et aux insectes qui bourdonnent en continu. Une abeille vient bourdonner à mon oreille et je la repousse du dos de la main, sans geste brusque. Je n'ai aucune envie de me faire piquer.
Je reste un peu secoué par la réminiscence brutale de l'image de Nassim, aussi je ne réalise pas tout de suite que le mur vers lequel Yurus se dirige est entièrement recouvert, à sa base, de plants de jasmin. Les plantes pointent vers le haut, certaines déjà accrochées à leur fin grillage de support, mais la plupart encore libres. Les plus hautes m'arrivent déjà à la taille.
« C'est ça que tu veux que je fixe ?
- Yep.
- Ils sont déjà grands...
- Oh, cette variété atteint les trois mètres de hauteur, sourit-il.
- Mais qu'est-ce que vous faites de toutes ces fleurs ? » je m'exclame, ébahi.
Le jasmin n'a pas d'utilité thérapeutique, pour autant que je sache.
« Nous le distillons pour en faire du parfum, répond Yurus.
- Tu plaisantes ?
- Non. Ça s'exporte bien en Ersan. Et personnellement j'adore en infusion, aussi. »
Je ne le contredis pas, mais je reste étonné de cette nouvelle. Les rapports entre Ersan et la Cité ont toujours été assez froids et distants. Quelques décennies avant ma naissance, Ersan avait tenté d'envahir la Cité et s'y était cassé les dents. Entre les guerriers Immortels, la présence du Père et la distance à parcourir entre le nord d'Ersan et le territoire de la Cité à travers les plaines, il était communément admis que cette tentative était la plus mauvaise idée de ces derniers siècles en termes de politique d'extension.
Ersan est un royaume de marchand. Tout s'y monnaie, y compris les humains - à ma connaissance, l'esclavage en tant que tel n'existe qu'en Ersan. Cependant, l'argent n'existe pas à la Cité. Le système fonctionne sur le principe du libre échange et du troc. Chaque habitant de la Cité est inscrit dans les registres et accomplit ses tâches en fonction de ce qui est nécessaire pour le bien commun. En échange, logement et nourriture de base lui sont dus. Tout est organisé autour de ces quartiers, où les repas sont pris en commun et où les corvées sont partagées. Certaines personnes apprennent un véritable métier, comme Louvian qui est guérisseuse et continue de se spécialiser dans les soins des articulations et des muscles. Mais nombreux sont les habitants à être des touche-à-tout travaillant là où on a besoin d'eux.
Le tout est organisé par une vingtaine d'Immortels qui placent les travailleurs en fonction des besoins et de leur lieu d'habitation - la Cité est à présent très étendue, et continue de s'étendre ; la traverser entièrement demande près d'une journée de marche, sans parler de devoir monter ou descendre.
Du fait de leurs deux systèmes de fonctionnement complètement antagonistes, les quelques tentatives de rapprochement entre Ersan et la Cité ont jusqu'ici été vouées à l'échec. Cependant, si Yurus ne me ment pas, il semblerait que pendant mon absence les choses aient commencé à changer.
« Que nous offre Ersan en échange ?
- Nous refusons toute forme de paiement en argent. C'est en fonction des besoins de l'année et de leurs surplus : laine, bois, fourrage, ce genre de chose. On a assez de métaux précieux sous nos pieds », rigole-t-il.
Je souris aussi. Les montagnes sur lesquelles la Cité est agrippée regorgent dans leurs profondeurs d'or et de pierres, qui ont une grande valeur dans le reste du monde. Ces ressources ne sont quasiment pas exploitées : ce n'est pas l'or qui remplit une assiette, et cribler de galeries le sol sur lequel on vit n'est pas vraiment perçu comme une bonne idée.
« Ce système d'échange est encore en phase de test, rajoute-t-il. On a commencé il y a cinq ans. Je fais partie du groupe de contact.
- Je vois... je n'étais pas au courant.
- Pour le moment on ne produit que ce distillat concentré de jasmin - nos techniques d'extractions sont meilleures que les leurs - et quelques potions médicinales. On veut à tout prix éviter que ces productions ne prennent la place de denrées utiles à la Cité.
- C'est le risque si on commence à se mettre au commerce...
- C'est pourquoi on fait d'abord le test », conclue-t-il.
Il prend un seau dans lequel se trouve tout le petit matériel nécessaire pour palisser le jasmin.
« On commence ? »
oOoOo
Yurus ne s'était pas trompé. Palisser les jasmins se révèle une tâche à la limite de mes capacités. Cela n'a rien à voir avec la force physique brute que me demandait Roch dans ses forges : je n'ai tout simplement pas retrouvé la dextérité nécessaire pour nouer une tige encore fragile à son grillage de soutien à l'aide d'un bout de ficelle.
Après avoir cassé deux tiges et démontré mon incapacité à faire un nœud simple, Yurus jette l'éponge et m'entraîne vers une serre plus récente, qui possède un accès aux galeries des champignonnières. Pendant longtemps, les champignons étaient la seule denrée cultivable dans la Cité toute l'année. Une grotte humide et sombre ainsi qu'un apport de crottin et de compost suffisent à les faire pousser en quantité. Aujourd'hui la chère s'est diversifiée, mais les champignons restent à la base de nombreux plats.
Il y en a plusieurs variétés, qui atteignent différentes tailles et présentent différentes saveurs. À l'origine, parait-il, il n'en existait qu'une seule sorte : les gros blancs et ventrus. Ceux-là sont simplement nommés « les champignons ». Les autres variétés venues améliorer le choix au fur et à mesure ont gagné leurs propres noms, tels les frippes, sorte de feuilles noirâtres et humides repliées sur elles-mêmes, ou les cornettes, qui ont la forme de cornes de bœuf orangées.
La galerie où me mène Yurus ne contient que des champignons blancs. Il me tend un petit couteau par sa poignée :
« Tu te souviens comment on fait ?
- On coupe à la base du pied sans entamer ni arracher le mycélium se trouvant dans le sol, » je récite avec un sourire.
Il acquiesce et je m'exécute sur un gros champignon devant moi ; les bacs sont fixés en hauteur le long des murs, permettant de ne pas trop se baisser pour les ramasser. La galerie est étroite, on peut à peine s'y croiser. Elle est surtout très peu éclairée ; certains tronçons sont plongés dans le noir le plus total et, la plupart du temps, seul les Immortels s'occupent de ces parties pour éviter d'y amener une lampe. Ma vision nocturne n'est pas encore redevenue ce qu'elle était et j'espère que Yurus ne va pas me demander d'aller ramasser des champignons dans le noir.
Je suis plutôt satisfait de constater que cette tâche, au moins, semble à ma portée. J'ai du mal à tenir le petit couteau, je n'ai pas coupé très droit, mais le champignon tombe dans ma main libre et je le brandis en signe de victoire.
« Parfait ! Je vais te laisser t'occuper de cette galerie.
- Je prends quelle limite de taille pour les ramasser ?
- La largeur de ta paume comme repère, me répond-il. Je vais aller te chercher une caisse et prévenir Mert, qui devait s'occuper de ça, qu'il palissera finalement les jasmins à la place. »
Il sort de la galerie, sa silhouette occultant un instant la lumière venant des serres. Laissé seul, je pose le couteau dans le bac devant moi et m’appuie sur son rebord. La sensation qui m'a presque étouffé tout à l'heure revient, plus latente mais bien présente. Lorsque Yurus m'a tourné le dos pour sortir je l'ai revu. J'ai revu Nassim, ses épaules larges accrochant les parois tandis qu'il me lançait un regard par-dessus son épaule.
« Laisse-moi en paix, je chuchote et, dans la galerie silencieuse, j'ai l'impression que c'est un hurlement que j'ai poussé. Je t'en supplie Nassim, laisse-moi. »
Seul le silence me répond, évidemment.
Un peu de retard ce mois-ci, désolée.