Chapitre 3 : Le manque
Relecture et correction : Anry
4593 mots
PG-13
Chronologie : An 510 de la Cité, printemps.
Un soupir m'échappe, et je pose une de mes béquilles contre le mur tout en me laissant tomber sur le lit. La pièce est petite, mais presque vide. Un lit, une tablette au chevet, une autre guère plus large sur le mur en face. Une armoire est dissimulée dans la paroi à gauche de l'entrée. Les deux sacs jusque-là gardés par Yamina ont été déposés sous la table.
Je ne les ai pas encore touchés. Je n'ose pas le faire. L'un d'eux est à Nassim. L'autre contient des vêtements qui ne sont plus à ma taille, usés par une décennie de chasse au dragon, ainsi que du matériel de camping qui ne m'est d'aucune utilité. Yamina a récupéré mon carnet. C'était le seul objet de valeur.
La fenêtre est sale, et la lumière qui filtre à travers la poussière donne à la pièce un aspect miteux, impersonnel et froid. Je ne peux pas en vouloir à Donovan de me pousser à reprendre mon indépendance, je ne peux pas en vouloir à Yamina de s'extasier devant les progrès faits ces derniers mois, ni à Louvian d'avoir d'autres patients que moi. Mais là, assis sur ce lit dans cet appartement d'adolescent, je me sens seul et abandonné. Un sentiment étrange que je ne me souviens pas avoir déjà ressenti avec une telle intensité.
Dans une volonté de m'occuper, je me redresse et ouvre la fenêtre. Elle pivote sur ses gonds sans difficulté et me donne accès à la jardinière de l'appartement. Laissée à l'abandon depuis le départ du précédent locataire, celle-ci contient pourtant quelques dents-de-lion vaillants et un plant de thym. Quelques tiges sortent de terre dans un angle, sans que je parvienne à les identifier. Je saurai bien assez tôt si ce sont des mauvaises herbes ou non, de toute façon.
Je me trouve à peu près aux deux-tiers de la hauteur de la Cité. Sous ma fenêtre des ruelles, des escaliers et des appartements semblables au mien remplissent la moindre parcelle d'espace en un chaos plus ordonné qu'il n'y parait. La végétation est omniprésente ; si ma jardinière fait triste mine, ce n'est pas le cas des autres qui m'entourent. La vitre protectrice contre le gel est levée sur la plupart d'entre elle, permettant une pousse plus précoce des petites plantations. La Cité étant construite à flanc de montagne, ces jardinières systématiquement construites en même temps que les logements offrent un appoint de nourriture bienvenu.
Je n'ai pas envie d'être là. Je n'ai pas envie de planter quoi que ce soit dans cette jardinière, de faire le compte de mes affaires et de les ranger dans le placard. Je n'ai pas envie de sortir, d'aller à la cuisine commune, de faire connaissance avec mes voisins, de devoir leur expliquer pourquoi un Immortel vit dans cette chambre de jeune et se déplace avec des béquilles.
Le simple fait d'envisager de descendre plusieurs escaliers demain, pour rejoindre Roch dans ses forges et lui demander de me trouver une tâche à la hauteur de mes faibles capacités, m'angoisse terriblement. Je suis fatigué de devoir lutter pour tenir correctement un verre d'eau. Chaque pas est une torture de frustration. Je n'en peux plus de ce corps fragile et faible, handicapé, tellement indigne d'un Immortel.
Je referme la fenêtre et me rassois sur le lit. Lâchant ma béquille, je me roule en boule sur le matelas, tant bien que mal. Mon regard tombe sur les sacs, ces deux sacs qui étaient nos seuls bagages, à Nassim et à moi, pendant nos voyages. Nos armes ne sont pas là. Je suppose que Yamina les a confiées à une armurerie. Ce n'est peut-être pas plus mal vu mon humeur actuelle.
OoOoO
Le lendemain matin, ce sont les coups répétés de Roch contre ma porte qui me réveillent. J'ai passé une bonne partie de la nuit à ruminer et j'ai l'impression de m'être à peine endormi lorsque ses poings tambourinent le bois grossier. Je grommelle et m'enfouis davantage sous la couverture, peu disposé à aller lui ouvrir.
« Tugdual ? Ouvre-moi cette porte ! braille-t-il suffisamment fort pour réveiller tout le quartier.
- Non », je rétorque simplement.
Je l'entends ricaner, puis le bruit d'un objet métallique frottant contre la pierre se fait entendre. L'instant d'après, la porte sort de ses gonds d'une torsion bien appliquée, et il la dépose contre le mur. Je n'ai pas le temps de faire quoi que ce soit : Roch entre dans la pièce, m'attrape par le bras et me traîne à l'extérieur. Il me lance contre la dalle glaciale qui recouvre la petite cour et j'atterris douloureusement sur un coude et les fesses.
« Maintenant t'arrête tes conneries, tu te lèves et tu te bouges le fion », fait-il, les bras croisés sur son gigantesque poitrail.
Quatre siècles et demi comme forgeron, ça vous taille un Immortel. Il tient un pied de biche dans une main, à croire qu'il avait anticipé mon refus de lui ouvrir. Le jour est à peine levé et la nuit a été froide ; il ne faut pas longtemps pour que je me mette à grelotter comme un enfant.
Je tente de ramener mes jambes sous moi pour me redresser, mais peine perdue. Je sais que je ne peux pas me lever depuis le sol sans aide, de toute façon. Roch ne bouge pas, ne fait pas le moindre geste pour m'aider. En désespoir de cause, je finis par lever une main que j'espère ne pas être trop implorante, mais il l'ignore. Est-ce qu'il va m'obliger à le supplier ?
« Je ne peux pas me lever tout seul, Roch, je finis par articuler.
- Connerie. T'as des jambes, t'as des bras, t'as même encore une tête, de quoi tu te plains ? »
J'étouffe un accès de colère à son encontre. Donovan n'a certainement pas dû le prévenir de l'importance de mes handicaps. Et dans un sens, Roch a raison : aucun Immortel ne demanderait de l'aide pour se lever s'il possède ses deux jambes !
J'essaie encore, retombe en arrière. Mes jambes ne sont que des bâtons raidis qui ne me tiennent pas, me donnant l'impression de vouloir me jucher sur des échasses désarticulées. Roch n'amorçant toujours pas le moindre mouvement dans ma direction, je me résous à ramper sur la dalle glaciale, claquant des dents, jusqu'à l'intérieur de l'appartement. Là, m'aidant du lit et d'une béquille, je parviens enfin à me redresser et m'asseoir sur le matelas.
Il diffuse encore la chaleur de mon sommeil et je ne résiste qu'à grand peine à l'envie de m'enterrer sous les couvertures pour le reste de la journée.
« Habille-toi », lance Roch depuis l'entrée éventrée de l'appartement.
Ses bras toujours croisés sur son imposante poitrine, il ressemble à un énorme rocher déposé là par quelque divinité farceuse. Le fait est que malgré l'homophonie, son nom signifie la corneille en ersannien primitif. Il en a les cheveux noirs bleuté, en tous les cas.
J'enfile aussi vite que possible mon pantalon - quelle idée de l'avoir ôté la veille - ainsi qu'une veste par-dessus ma tunique. Je n'ai pas le courage de faire mieux et ne me sens pas capable d'attacher une ceinture à ma taille de mes doigts gourds. Finalement, j'empoigne les béquilles et me lève. Roch a un sourire en coin narquois.
« Tu n'en auras pas besoin. »
Je ne réponds que d'un regard buté et reste accroché à mes béquilles. Finalement, il amorce un mouvement vers l'extérieur et me laisse passer devant lui. Je clopine comme je peux, prends l'escalier qui descend et finira par nous mener à ses forges, en contrebas. Si la Cité est une ville-état magnifique à l'architecture unique, c'est également, je m'en rends compte, un endroit cauchemardesque pour tout infirme, blessé et handicapé. Elle n'est faite que d'escaliers, de passerelles parfois instables et d'échelles. Il y a bien des monte-charges, mais ils sont plutôt destinés aux marchandises. Peu d'entre eux peuvent prendre des passagers.
J'avance à une lenteur exaspérante, marche après marche, le souffle court et le corps déjà douloureux. La transpiration de l'effort me poisse le dos et les aisselles ce qui, dans l'atmosphère glaciale du petit matin, risque d'empirer les douleurs.
À bout, je finis par faire une pause, appuyé contre un mur. Comme s'il n'attendait que cette occasion, Roch m'arrache mes béquilles des mains et les lance sans un mot en contrebas ; je les entends se briser sur des rochers ou une maison.
« Non ! je m'étrangle.
- On se retrouve à la forge. Et dépêche-toi, le travail ne va pas se faire tout seul », dit-il en me passant devant d'un pas tranquille.
Je le regarde s'éloigner, effaré, agrippé à mon mur comme si ma vie en dépendait. Je suis plus proche de la forge que de l'appartement, et je ne me sens juste pas capable de remonter. Un vent glacial me pousse, manque me faire trébucher, m'arrache un grelottement. Sans autre option valable, je fais un pas, puis un autre, m'écorchant les mains et les bras sur les murs, les plantes et les garde-fous, essayant de ne pas penser à ce qui m'attend.
L'atmosphère est délicieusement chaude dans la forge. Roch m'accueille comme si de rien n'était et me présente ses aides et ses apprentis ; deux jeunes mortels me saluent avec une déférence que je ne me sens pas mériter, et un Immortel novice, dont les yeux ne sont pas encore entièrement gris, me fixe avec une curiosité mêlée de pitié. Il y a une femme presque aussi large que Roch, à l'air revêche, qui travaille sur un établi plus loin, et ne m'adresse qu'un hochement de menton.
Roch ne me laisse pas m'asseoir. Les forges doivent tourner et les apprentis sont là en avance afin que les fours soient chauds lorsque les forgerons arriveront. Ils relancent les braises, vérifient les tirages, rapportent du charbon, activent les soufflets. Ma tâche est celle-ci pour ce jour, à la différence près que j'ai surtout l'impression de passer mon temps dans les jambes des autres. Je ne vais pas assez vite, je n'ai pas assez de force. Roch me reprend à l'ordre dès que je fais mine de prendre un peu de repos.
Les apprentis ont dû recevoir des consignes strictes : aucun d'entre eux ne m'aide à me relever lorsque je tombe, aucun ne m'aide à porter ma charge, même si je ne manque pas quelques coups d’œil désolés. Le novice tente bien de plaider ma cause face à Roch, mais il n'obtient qu'un rire, puis une claque lorsqu'il se permet d'injurier le forgeron. Le gamin en tombe à la renverse et il y a de l'impatience et de la haine dans son regard par la suite. Je songe vaguement qu'il ne semble pas très stable et qu'il faudrait en parler à Donovan, mais oublie bien vite.
Le soir arrive un peu par surprise. Je ne me rappelle guère de la journée et Roch me libère en me donnant rendez-vous le lendemain matin à la même heure. Je ne sais pas comment je fais pour parcourir le chemin en sens inverse, pour remonter jusqu'à l'appartement et m'écrouler sur le lit.
Je suis réveillé, quelques instants après me semble-t-il, par une de mes voisines qui m'a apporté un bac d'eau chaude et du savon.
« Lavez-vous, me dit-elle alors que j'émerge avec difficulté. Et venez manger aux cuisines.
- Trop fatigué, je parviens à articuler.
- Ne me forcez pas à faire moi-même votre toilette, vous allez détester ça ! » me lance-t-elle en riant avant de sortir.
Elle referme la porte derrière elle et je remarque qu'elle a été remise en place pendant la journée. Le monde entier semble s'être ligué contre moi. Mes jambes ne sont que des puits de douleur, mon dos hurle à l'injustice de devoir supporter ma carcasse et mes mains tremblent, épuisées. Pourtant je me redresse, me lève, et plonge les avant-bras dans le baquet déposé sur la tablette. L'eau est chaude et je pousse un soupir de gratitude. Une journée dans la forge m'a recouvert de suie et de poussière de charbon. J'ai les bras et les jambes perclus d'hématomes à force de tomber et de me cogner.
Je mets de l'eau partout en me lavant, maladroit, mais me sens bien mieux une fois à peu près propre. Je n'ai pas dû dormir plus d'une heure ou deux, pourtant, avant d'être réveillé par la voisine.
Rares sont les appartements qui possèdent leur propre cuisine. La plupart du temps, elles sont communes et permettent de prendre les repas à plusieurs et dans la convivialité du voisinage. Souvent, ce sont des familles entières qui vivent dans un même quartier, enfants, parents, grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines. L'endroit où je me trouve n'échappe pas à cette règle : la femme qui m'a réveillé se révèle être une matrone avec deux enfants en bas âge agrippés à ses chausses, cinq autres marmots - dont certains doivent aussi être à elle - se barbouillant de soupe à la table. Elle m'installe près d'eux avec un bol de potage dont l'odeur réveille une faim atroce - et une soif que j'avais oubliée jusque-là.
Deux adolescents viennent vers moi, aussi identiques que deux grains de riz : yeux bridés rieurs, pommettes hautes, leurs cheveux bruns sont de la même longueur. Ils sourient, ce qui me permet de remarquer une dent cassée chez l'un d'eux.
« On nous a dit de vous nourrir, commence celui à la dent cassée.
- Il parait que vous buvez plus qu'un Immortel normal, commente l'autre.
- Vous avez déjà fait ça ? » je me contente de leur demander.
Ils opinent tous deux du chef et je hoche la tête.
« Vous avez chacun votre propre prénom, j'espère ? »
A une époque pas si lointaine, les jumeaux étaient considérés comme étant une seule et même personne. Par conséquent, on leur donnait souvent le même nom - ou deux noms ne différant que par une seule voyelle. Ce qui, dans la vie de tous les jours, n'était pas toujours pratique.
« Moi c'est Vict, dit celui à la dent cassée.
- Et moi c'est Bast, dit l'autre en souriant.
- D'accord, je souris. Moi c'est Tugdual, et vous n'avez pas besoin de me sortir du « nofra ». Si l'un de vous essaie quand même, je le lance par-dessus les escaliers. Enfin, je le ferai quand j'en aurais la force. »
Ils ont un rire ravi et retournent à leur conversation pendant que je termine mon repas. Curieusement, la douleur dans mes membres reflue. Il ne reste bientôt plus que la lassitude d'une dure journée et ce qui ressemble à des courbatures - ce que je n'avais pas ressenti depuis mon noviciat. Mon regard se perd sur les enfants qui se chamaillent, si petits et si fragiles, mais tellement plein de vie. Une fillette me fixe et me sourit dès que je tourne la tête vers elle, dévoilant ses dents de lait manquantes. La matrone mène tout ce petit monde d'une poigne de velours, envoie les plus grands faire leur part de vaisselle ou servir les adultes qui mangent après la marmaille.
Elle me laisse partir sans rien me demander de faire et, faisant signe à Vict et Bast, je retourne dans l'appartement. Ils m'aident à essuyer l'eau que j'ai renversée en riant et Bast part me trouver des draps propres - j'ai sali le lit en dormant dessus sale et plein de suie.
« Ferme la porte », je demande à Vict une fois que nous sommes seuls.
Il s'exécute avant de venir près de moi. Il a compris.
« Vous ne me videz pas, hein... »
Sous la plaisanterie perce une inquiétude bien compréhensible.
« J'ai soif, mais pas à ce point », je rétorque en levant une main.
Il s'approche davantage et je peux poser mes lèvres dans son cou, me tenant à ses épaules. Son sang a le goût de la jeunesse passée en plein air et sous le soleil de la Cité, et je dois me faire violence pour ne pas boire plus que nécessaire. Je le relâche finalement, alors que son frère revient avec de quoi refaire mon lit.
Quelques minutes plus tard, le sommeil réparateur me reprend pour la nuit.
OoOoO
« Et alors, qu'est que 'Chraf il a fait ? demande la gamine en serrant son doudou contre elle.
- Achraf savait très bien comment toute cette histoire devait se terminer, je réponds en corrigeant le nom au passage. Il dégaina sa formidable épée...
- Celle qui est plus grande qu'un homme ? m'interrompt Merik, un garçon à peine plus âgé, prenant à peine le temps de sortir son pouce de sa bouche.
- Celle-là même ! Il sortit l'épée et la brandit en direction du dragon en hurlant : « Dragon ! Si tu ne relâches pas Justine sur le champ, tu tâteras de mon acier, foi de géant ! » à ces mots, le dragon eut un instant d'hésitation et desserra légèrement ses mâchoires. Justine parvint alors à libérer un de ses bras et elle entreprit aussitôt de le tendre vers l'épée qui se trouvait à quelques pas d'elle à peine.
- Quelle épée ? fait un garçonnet en fronçant les sourcils.
- Mais, c'est l'épée que Rinor il a perdue ! Qui est coincée entre deux écailles de l'épaule ! Tu écoutes rien, Duce ! » s'énerve Merik.
Je tends une main vers l'enfant et la pose sur son crâne - il est juste à la bonne distance pour cela - afin de le calmer. J'ai devant moi un tas de sept gosses, vautrés les uns sur les autres au milieu de coussins et de couvertures. Mara - mère de quatre d'entre eux et matrone attitrée du quartier - m'a donné pour mission ce soir de les endormir. Mais je commence à douter sérieusement d'y parvenir avec mon histoire de dragon qui s'éternise.
« L'épée était au bout des doigts de Justine, mais elle avait beau faire, son bras était trop court et elle n'arrivait pas à la prendre ! Pendant ce temps, Hoel avait presque terminé d'incanter son sortilège le plus puissant...
- La boule de feu de la mort des dragons ! piaillent les sept gamins avec un bel ensemble.
- ... la boule de feu de la mort des dragons. Ainsi appelée car elle pouvait traverser la formidable armure d'écailles de ces créatures, mais elle demandait un temps très long pour pouvoir être incantée correctement. Le dragon finit par répondre à la provocation d'Achraf en rugissant, ce qui permit à Justine de se dégager un petit peu, juste ce qu'il fallait pour empoigner l'épée de Rinor. Au même instant, Hoel se redressa, son sort prêt à être lancé.
- Et alors ? » demande Merick après une interruption de quelques secondes de ma part.
J'ai de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts. L'épuisement de la journée me gagne, et mon corps réclame son tribut de repos. Mon sommeil n'a rien à voir avec celui des mortels : il est impérieux, court en général, mais d'une profondeur que je trouve parfois alarmante. Ce sommeil m'assomme aussi sûrement qu'une massue.
« La suite demain », je finis par souffler.
J'entends les enfants pousser des exclamations déçues et protester, avant de sombrer brusquement. La particularité de ce sommeil, c'est également que je reste conscient. Je suis dans le noir le plus total, enfermé dans mon propre corps. Les sons me parviennent comme à travers un voile épais et je sens si on me touche ou si on me déplace, mais je n'ai pas le loisir de réagir à tout cela. Je suis comme emprisonné.
« Tu crois qu'il est mort ? fait la petite voix fluette de Risa.
- Nan, il respire », assure Merick de toute son assurance d'aîné.
Je sens ses petites mains sur moi, et il m'enfonce un doigt dans la joue.
« C'est comme l'autre soir, qu'il s'est endormi à table.
- Les Immortels ne dorment pas, dit Duce.
- Mais Tug il est malade, maman m'a dit », marmonne Terren, sans doute avec son pouce dans la bouche.
Aucun d'entre eux ne se décide à aller chercher les adultes pour qu'on me mette dans mon propre lit. Je les entends remuer, s'installer, puis finalement s'endormir. L'un d'eux a attrapé ma main et la tient comme un doudou, et c'est avec toute la délicatesse du monde que je dois me dégager lorsque je me libère enfin du carcan du sommeil.
Je croise Mara en sortant, et elle m'adresse un haussement de sourcils interrogateur.
« Ils dorment, je me contente de lui signaler sans m'arrêter, bien décider à rejoindre mon lit pour un sommeil plus authentique, cette fois.
- Oh, merci. Bonne nuit », me lance-t-elle.
Je réponds d'un simple geste de la main.
La chambre est fraîche et je ferme la fenêtre avant de m'asseoir sur le lit. Traverser la cour m'a donné un coup de fouet et je n'ai plus vraiment sommeil. Mon corps las réclame du repos, mais je ne suis plus perclus de douleurs au moindre geste. Le travail à la forge est épuisant mais, je m'en rends compte, nécessaire. Il fallait bien cela pour me sortir de mon hébétude, et avec du recul je suis content que Roch ait eu le courage nécessaire pour me malmener.
Même chose pour Mara ; passé le premier soir où elle me laissa tranquille, je dus effectuer mes tâches ménagères comme les autres dès le lendemain. Vaisselle, préparation du repas, service, occuper ou coucher les enfants sont le lot des habitants du quartier pour maintenir cette bonne entente et cette qualité de vie. Ma maladresse et mon épuisement m'ont fait casser un certain nombre de bols et d'assiettes, mais cela n'a pas découragé Mara de me confier les mêmes corvées qu'à Bast et Vict.
Ce soir était la première fois que je devais coucher les enfants. Raconter cette histoire sur les Chasseurs de dragons fut plus facile que je le craignais. Édulcorer la vérité n'est pas si difficile, et imaginer les dragons sous la forme de grosses créatures terrestres, rampantes et puantes était nécessaire. Les dragons ressemblent trop au Père et les enfants n'auraient pas compris que l'on chasse des créatures ayant la même apparence.
Mon regard tombe sur les deux sacs toujours posés contre le mur. Je vis ici depuis presque une lune entière et je n'ai toujours pas pris le temps de les vider. Puisque le sommeil va me fuir pendant encore un petit moment, autant commencer.
Je me laisse glisser à même le sol et tire le premier vers moi. Le lacet de la fermeture résiste un peu, mais je finis par réussir à l'ouvrir et...
... l'odeur de Nassim me saute au visage.
En un instant, le vide de son absence m'envahit et me broie dans ses mâchoires. La solitude atroce qui est mienne à présent m'arrache un sanglot. À quoi bon me battre, me soigner, m'intégrer dans la population de la Cité ? À quoi bon raconter des histoires aux enfants, m'attacher à eux ? Dans cinquante ans à peine ils seront grand-pères ou morts ! Ils sont si éphémères, si fragiles ! Et moi je serai toujours là comme un foutu caillou au bord du chemin qui ne peut pas suivre les voyageurs.
Et je serai seul. Désespérément seul. Pour toute l'éternité de ma vie d'Immortel.
Yamina, Tareq, Donovan, Roch... ils ne sont rien, rien à côté de ce qu'était Nassim. Je fouille en moi, recherche un lien qui n'existe plus, une corde à laquelle me rattraper, m'empêcher de tomber, mais il n'y a que le néant de l'absence.
J'ai brusquement besoin de savoir. De le voir. Mon corps m'empêchait jusqu'à présent de faire le trajet jusqu'aux salles de sommeil, sorte de cryptes dans lesquelles sont entreposés, faute d'un autre mot, les corps des Immortels condamnés - ou ceux qui ne se sont jamais réveillés. Je me lève et sors, avance comme un somnambule, obnubilé par l'idée que je vais le voir, même si ce n'est que son corps, même si sa condamnation interdit tout retour en arrière.
Je ne croise personne en chemin - il est tard et les habitants de la Cité sont des couche-tôt. Les salles de sommeil sont presque à l'autre bout de la Cité et je dois marcher longtemps, monter, descendre des escaliers, contourner des tours et des édifices construits à flanc de rocher. J'ai mille fois le temps de changer d'avis, de me ressaisir, de faire demi-tour. Mais l'espoir de revoir son corps, de le toucher, simplement, porte mes pas aussi sûrement que si j'étais une simple marionnette entre les mains d'un guide sadique.
La porte est là, sous mes yeux, soudain. Elle n'est pas gardée. Pourquoi le serait-elle ? Personne ne sortira, et personne n'a d'intérêt à y entrer. Je ne suis venu qu'une seule fois, lors de mon noviciat une éternité plus tôt. À l'époque, la jardinière près de la porte était emplie de soucis en fleurs. Ce soir, ce sont des violettes dont les pétales sont fermés. Le battant n'est pas plus fermé qu'il y a deux siècles et demi et j'entre sans difficulté.
L'obscurité est quasi totale et il me faut un temps d'adaptation, mais je n'ai guère la patience d'attendre avant de me remettre en route. J'avance tout d'abord à tâtons, les premiers mètres ne sont constitués que d'un couloir aux murs nus. Puis vient la première salle avec les premiers Enfants, créés à une époque où la Cité n'existait pas encore. Le Père ne savait alors pas comment donner le Don avec assurance, et nombreux furent ceux qui ne se relevèrent pas. Leurs corps sont desséchés, bien que la décomposition se soit tenue à l'écart. J'avance encore, passe dans la deuxième, puis la troisième salle.
Là, le nombre d'enfants qui ne se sont pas réveillés après avoir reçu le Don est faible. Dans ces cryptes se trouvent surtout les condamnés à l'Oubli. Pour folie la plupart du temps, plus rarement pour avoir défié le Père et ses lois.
Esteban, allongé sur sa dalle, qui crut pouvoir transmettre lui aussi le Don à des mortels, s'improvisant père à son tour.
Viera, d'une rare beauté, qui avait commencé à monter son propre Empire dont elle était la déesse au sud-ouest du Royaume d'Ersan.
Et bien sûr Huglind et Naoual, que personne n'a eu le cœur de séparer dans leur Oubli. Ils sont allongés sur une même dalle et leurs mains se joignent, leurs visages tournés l'un vers l'autre. Mais je détourne rapidement mon regard, à la recherche de la dernière dalle. Car il ne peut pas y en avoir eu d'autre depuis, ou très peu...
Il est là, malgré mes craintes qu'on ait détruit son corps - peur infondée : quelque soit le crime, aucun enfant du Père n'a jamais été détruit. Il est allongé comme les autres sur une dalle, habillé de la tunique blanche des Oubliés. Son visage, ses avant-bras et ses pieds nus, noirs, sont à peine visibles dans l'obscurité. Je m'avance tel un automate, fouille le lien à sa recherche, mais il n'est pas là. Présent sous mes yeux sans l'être dans mon esprit. Absent du lien tout en étant à portée de main.
Mes doigts tremblent tandis qu'ils passent sur son visage, le long de sa mâchoire. Il semble dormir. Serein. Mais désespérément absent.
Qu'importe.
Il est là, et moi aussi. Je vais rester ici. Avec lui.
Le rythme de parution devrait maintenant être plus régulier, à raison d'un chapitre au début de chaque mois ^^
Merci de votre lecture !