[Partie 2] Chapitre 2 : Louvian

Oct 21, 2012 09:21


Chapitre 2 : Louvian


Relecture et correction : Anry
3584 mots
R
Chronologie : An 509-510 de la Cité, hiver.

Louvian a un rire encore très enfantin. Elle sourit beaucoup tandis que ses mains aux doigts courts et un peu potelés massent mon corps, et manipulent mes articulations avec douceur et précision. Si Donovan s'est occupé d'opérer, d'étudier et de prendre toutes les décisions relatives à mes soins, il a également délégué les tâches qu'il estime moins intéressantes aux mortels qui l'entourent.

Il aurait pu choisir un mortel plus âgé pour s'occuper de cette première partie de ma rééducation, quelqu'un avec plus d'expérience, et au début je ne savais pas vraiment pourquoi c'est la jeune Louvian qui a retenu son attention. Elle ne manque pas de connaissances cependant, et travaille mes muscles atrophiés et mes articulations depuis déjà plusieurs mois, bien avant mon réveil. Elle connaît mon corps mieux que moi.

Elle a des yeux verts, de la même teinte claire que les miens avant que je ne reçoive le Don, avant qu'ils ne deviennent aussi gris que ceux de tous les Immortels. Ses traits sont typiquement ersanniens, comme pour de nombreux habitants de la Cité : des pommettes hautes, un visage rond, un nez fin et aplati, un menton court. Ses cheveux châtains lui arrivent sous les oreilles et elle les repousse constamment de ses yeux d'un geste agacé ; ils sont trop courts pour qu'elle puisse les attacher.

Elle porte des vêtements d'hiver classiques, superposition de tuniques et de pantalons larges qui permettent de supporter les températures glaciales de la Cité en cette saison. Seule la large ceinture qu'elle porte, pourvue de nombreuses poches dans lesquelles elle range son matériel, indique qu'elle est aussi compétente dans sa spécialité que n'importe quel autre guérisseur.

Louvian passe plusieurs heures par jour avec moi, généralement le matin. Elle est ravie que je sois enfin réveillé, que je puisse répondre à sa conversation qui était, jusque-là, à sens unique. Son bavardage, ses questions, ses remarques et ses commentaires sur les habitants de la Cité m'ont tout d'abord fait l'effet d'un incessant babillage impossible à suivre. Mais elle a persisté et sa présence m'oblige à faire travailler ma mémoire, à parler, à donner mon avis, à exprimer une partie de ce que je ressens. Elle parle tout en travaillant, parfaitement capable de faire deux choses à la fois, stimulant à la fois mon esprit et mon corps. De mon côté, il me faut de la concentration pour simplement plier mes doigts tout en répondant à une question.

Je la trouvais pénible, je l'avoue. Au début, il m'est arrivé de lui demander de me laisser en paix avec une certaine grossièreté. Elle se contentait alors de sourire, de sortir, et de revenir le lendemain sans rien changer à ses habitudes. J'ai fini par comprendre que Donovan ne l'avait pas choisie par hasard. Elle n'est pas là uniquement pour s'occuper de la phase de préparation de mon corps à une rééducation plus douloureuse. Elle a également pour rôle de m'éviter l'apathie dans laquelle j'aurais plongé inévitablement, ressassant mon chagrin d'avoir perdu Nassim, la souffrance ressentie, l'état de mon corps qui se remet à une lenteur exaspérante.

L'exercice d'aujourd'hui est axé sur ma respiration. Je m'essouffle lorsque je dois parler longtemps, car ma musculature est développée au minimum. Je pars d'un niveau de tonus musculaire extrêmement faible, bien moins que celui d'un nouveau-né. Je peux à peine soulever ma tête ou serrer les poings ; quant à gonfler mes poumons et les vider au maximum de leur air, c'est un exercice épuisant - et d'autant plus frustrant que je sens bien que j'ai perdu plus de la moitié de ma capacité respiratoire.

Louvian est derrière moi et tient mes bras, leur appliquant un mouvement qui écarte ma cage thoracique et m'oblige à inspirer, à suivre avec tout le reste de mon corps.

« On inspire... encore, encore... et on expire, doucement, » dit-elle en remettant lentement mes bras en place.

Se faisant, elle se penche sur moi, et sa poitrine vient cacher la lumière du jour au-dessus de ma tête. Je ne suis pas en état d'en profiter, ce qui ne me vient de toute manière pas à l'esprit. Louvian n'utilise pas que ses mains pour me manipuler. Il lui arrive de se servir de toute sa force en m'empoignant à bras le corps, de s'asseoir sur moi pour avoir un autre angle de travail. Cela fait partie de son rôle.

« Alors, vous avez pris une décision ? me demande-t-elle tout en recommençant le mouvement.

- De quoi ? je souffle en m'efforçant d'inspirer le plus lentement possible ; mes poumons sont déjà au supplice et j'ai l'impression qu'ils vont éclater.

- Nofra Yamina vous a proposé d'aller chez elle. Vous ne lui avez pas encore donné de réponse. Inspirez encore... voilà, on expire. »

J'attends la fin du mouvement et reprends mon souffle avant de répondre :

« C'est un peu prématuré. Je ne peux même pas m'asseoir seul. Et ça t'obligerait à faire le trajet jusque là-bas, je rajoute après un instant de réflexion.

- Je n'habite pas si loin des bibliothèques, se contente-t-elle de répondre.

- Donovan détesterait l'idée de devoir se déplacer pour me voir. Et tout le matériel est ici, en plus. »

Je ne rajoute pas que je n'ai pas vraiment envie de vivre chez Yamina. Les Immortels ont rarement une véritable maison - à quoi cela servirait-il, puisque nous ne dormons pas ? Le domaine de Yamina est celui de la bibliothèque ersannienne, avec tous les mortels qui y travaillent et les Immortels qui viennent y faire des recherches ou lui apporter de nouveaux documents. Elle a deux pièces qui lui tiennent lieu d'appartement : une salle d'eau pour se laver et ce qui ressemble à un salon, dans lequel elle peut prendre du repos lorsque le besoin s'en fait sentir. Une petite cuisine se trouve au bout d'un couloir un peu plus loin.

Yamina ne vit que pour ses livres, les connaissances qu'ils contiennent, le classement des archives. Il n'y aurait guère de place pour moi là-bas - et si lire ne m'a jamais fait peur, l'idée de passer mes journées à fixer des rayonnages m'inquiète quelque peu.

Louvian sourit comme si elle avait deviné ce que je n'ai pas dit à voix haute. Elle finit par me laisser respirer tranquille et va s'attaquer à mes jambes, comme elle le fait toujours en fin de séance. Elle soulève les couvertures et commence par ma jambe gauche, qui est la plus solide.

Donovan a trouvé un moyen de fixer mes hanches par un système de rivets métalliques qui bloque complètement l'articulation, mais permet au moins à mes fémurs de rester à leur place. Je n'ai toujours aucune sensation dans cette partie du corps et ne peux pas bouger mes jambes volontairement. Donovan a préféré laisser en place la plaque dans ma colonne vertébrale plutôt que me droguer pour contrer la douleur. Les potions et les drogues ne font pas effet pendant très longtemps chez les Immortels, et les quantités nécessaires auraient été telles que mon corps les aurait mal supportées. J'ai atteint mes limites dans ce domaine. Sans compter que ça aurait été un gaspillage d'herbes médicinales et de substances souvent difficiles à obtenir.

Louvian masse ma cuisse et mon mollet, s'attarde sur le genou. Le blocage des hanches rend toutes les autres manipulations d'articulations délicates et elle ne peut guère travailler à ce niveau-là. Elle peut faire plus sur mes pieds par contre, et travaille toujours un certain temps sur mes chevilles et mes orteils, devant pour cela enlever les attelles qui maintiennent encore ces parties-là dont la régénération n'est pas complète.

Même si je déteste voir mes jambes dans cet état - maigres, sans souplesse, les pieds encore tordus vers l'intérieur - ce moment des soins m'est plus reposant puisque je ne sens rien, et qu'elle ne peut rien me demander de faire. J'ai à la fois hâte de pouvoir bouger entièrement, tout en craignant le jour où je devrai me faire obéir de mes jambes.

« Nofra Yamina tient beaucoup à vous, reprend-t-elle.

- Nous avons pratiquement le même âge, je réponds simplement. Quand on est novice, on est un peu entre deux... plus tellement mortel, mais pas encore Immortel à part entière. Ça nous avait rapprochés.

- Rapprochés... rapprochés ? demande-t-elle avec un sourire en coin.

- Pas de cette manière, non, même si cela avait bien failli.

- C'est vrai que c'est interdit aux Immortels », commente-elle simplement.

Elle reste silencieuse un moment et change de jambe.

« Pourtant c'est dommage », reprend-elle après un moment.

Je me contente de lever un sourcil interrogateur à son adresse. Ce n'est pas la première fois qu'elle reprend une conversation à plusieurs minutes - voire même heures - d'intervalle.

« C'est vous interdire l'amour, d'une certaine manière. Il n'y a que des Immortels pour vivre aussi longtemps que des Immortels.

- J'aimerai bien savoir ce qu'une fillette comme toi peut savoir de l'amour, je ne peux m'empêcher de rétorquer, sachant pourtant que moi-même je ne saurais guère m'étendre sur le sujet.

- Fillette ? elle sourit de toutes ses dents. Quel âge me donnez-vous donc ?

- Quatorze ? Seize ? je propose avec un sourire, tout en sachant qu'elle a probablement quelques années de plus.

- J'ai vingt-et-un ans, me précise-t-elle.

- Quatorze ou vingt-et-un, à mon âge, ça ne fait pas une grosse différence.

- C'est ce que je disais. Il n'y a qu'un Immortel pour en comprendre un autre. Et ne détournez pas à nouveau la conversation sur un autre sujet.

- Je ne détourne pas ! je m'offusque.

- Alors dites-moi ce que vous pensez de cette règle. »

Je me tais un instant. Son insistance me fait craindre un piège, bien que ce ne soit pas la première fois qu'elle insiste ainsi sur un sujet. Peut-être a-t-elle reçu des instructions particulières ? Peut-être rend-elle des comptes à quelqu'un, rapporte-t-elle la teneur de nos conversations ?

Sa question est d'autant plus douloureuse qu'elle me ramène à ce que je ressentais en présence de Nassim. C'était l'attraction due au lien, bien sûr, comme une drogue dont on ne peut plus se passer, et non pas de l'amour comme on peut en ressentir pour une personne du sexe opposé.

J'écarte volontairement son souvenir. Trop douloureux, trop amer.

« Il y a plusieurs formes d'amour », je finis par répondre.

Je serais bien en peine de faire une liste, mais heureusement elle ne me le demande pas.

« De toute façon, la plupart des Immortels deviennent impuissants avec l'âge, parait-il », rajoute-t-elle à la place.

J'ai un rire auquel elle répond, et le regard qu'elle me lance est quelque peu ambigu.

« C'est votre cas ? demande-t-elle d'un air mi-figue, mi-raisin.

- Repose-moi la question dans quelques mois », je me contente de répondre.

La vérité, c'est que je ne me vois pas avoir la moindre relation sexuelle avec mon corps dans cet état. Je ne supporte qu'à peine la vision de mes membres maigres et je n'ai éprouvé aucun désir de cette sorte depuis que j'ai repris conscience, quelques semaines plus tôt.

C'est la première fois que notre conversation glisse sur un tel terrain et je surprends un regard entendu venant de Louvian. Elle est un peu plus âgée que je ne le pensais et me trouve visiblement à son goût, même si cela vient plus probablement d'un fantasme mal exprimé dans lequel elle a tout pouvoir sur son partenaire. Le fait est là : elle pourrait me contraindre sans que je puisse l'en empêcher.

OoOoO

Un matin, ce n'est pas Louvian qui passe la porte de la salle d'étude de Donovan où je suis installé, mais Tareq. Allongé comme je le suis, mon ancien mentor me semble aussi immense qu'un géant d'Ick, et je garde le silence comme un enfant tandis qu'il s'approche de moi sans un mot. Il s'arrête près du lit et pose, simplement, une de ses grandes mains sur mon front.

« Bonjour Tugdual, dit-il, et sa voix grave résonne dans mes entrailles.

- Bonjour Tareq », je souffle, impressionné malgré moi.

Je suis bien incapable de mettre des mots sur les sentiments qui m'étreignent la poitrine en cet instant. Tareq est à la fois le père, le professeur, l'ami et le frère de mes jeunes années. C'est lui qui m'a enseigné les règles des Immortels, la plupart des techniques de combat que je connais et le seul sens de l'éthique que je possède. La culpabilité m'étouffe, soudain, d'être resté éloigné de lui aussi longtemps.

« Quand je suis venu au début de l'été, Donovan faisait tout son possible pour que tu retrouves ton intégrité physique. Tu étais inconscient et allais le rester longtemps...

- Mais tu es venu, j'articule, heureux malgré moi de l'entendre.

- Oui. Je ne voulais pas rester pendant des mois sans rien faire. L'attente aurait été trop douloureuse... »

Je souris tristement à son aveu et tente de lever une main pour rejoindre la sienne, toujours posée sur ma tête. Je réussis à tapoter son avant-bras - le mieux que je puisse faire dans mon état - et il sourit à son tour, avec plus de joie. Il tire un tabouret à lui et s'assoit. Même ainsi, il me semble toujours aussi immense, presque autant qu'Achraf. Ses mains attrapent une des miennes et l'emprisonnent dans leur chaleur avec douceur.

« Au bout de deux années sans avoir de nouvelles de toi ou de ton novice, j'ai commencé à m'inquiéter, commence-t-il. J'aurais dû me douter que la folie des jeunes était en cause.

- Tu ne pouvais pas deviner.

- J'aurais dû. Tugdual, dit-il sans me laisser le temps de protester. Je sais ce que c'est de découvrir la folie chez le novice qui nous est confié. »

Il se tait, et moi aussi. J'attends une suite, une explication qui ne vient pas. Le regard de Tareq se perd dans le vide et la Mère seule sait quels souvenirs il est en train de revivre.

« Avant moi ? je finis par demander.

- Oui. Elle s'appelait Eriann. »

Son regard croise le mien à nouveau, tandis qu'il reprend :

« La folie est apparue par petites touches. À tel point que je refusais d'y croire vraiment. Je me disais que ce n'était que passager. La vérité, c'est que j'avais honte. »

Il se tait, et je me sens déglutir sous son regard.

La honte... la culpabilité de découvrir la pire des choses chez son novice, de refuser de voir la vérité en face, de prendre la décision qui s'impose.

« Nous avions par hasard croisé Yllza et Kaleb au poste-frontière du Comptoir des Lacs. C'est elle qui a mis les mots sur le mal d'Eriann, alors que j'en étais incapable. C'est elle qui a exigé que nous rentrions tout de suite à la Cité pour que Donovan l'examine. »

Je ferme les yeux, essayant d'imaginer la situation. Dans mon esprit, Eriann a les traits de Nassim, mais en plus féminin. Elle hurle et crache tandis qu'Yllza la maîtrise avec l'aide de Kaleb. Et Tareq intervient alors, empoigne Eriann/Nassim de toute sa force, prononce les mots qui apaisent, pleure la perte de sa novice.

Pourquoi n'ai-je pas croisé d'Immortel moi aussi au début de ma route avec Nassim ? Est-ce que cela aurait changé quelque chose ? Est-ce que j'aurais accepté d'ouvrir les yeux, accepté l'inacceptable ?

Je ne peux en être certain.

« Ce qui t'es arrivé aurait pu m'arriver également, reprend finalement Tareq.

- Non, je rétorque. J'ai laissé Nassim tuer des dizaines, des centaines de mortels. J'ai juste fermé les yeux. Et tu n'aurais pas laissé Eriann boire ton sang et te donner le sien...

- Qui sait... peut-être l'aurais-je laissée faire pire. L'intervention d'Yllza m'a sauvé. Et nous a permis de te trouver.

- Pardon ? »

Tareq a un sourire doux et repousse d'un doigt les cheveux qui me tombent dans les yeux.

« Tu ne t'en rappelles visiblement pas... mais c'est sur le chemin du retour que Kaleb a eu besoin de trouver un mortel pour se nourrir. Nous avions assommé Eriann pour le voyage et Yllza et moi n'avions pas besoin de boire. Kaleb était plus jeune que nous, il sortait de son noviciat avec Yllza. Et nous avons croisé ce garçon à peine habillé qui faisait l'aumône sur le bord du chemin, à l'entrée d'un village. »

Je creuse ma mémoire, recherche l'illumination en rapport avec ce qu'il me dit. Je ne me rappelle de rien, même si je sais que j'ai nourri un Immortel sur le chemin de la Cité. Mais impossible de me souvenir des circonstances exactes, des visages et du nombre de personnes. Je secoue la tête, agacé malgré moi ; je sais bien que le Don ôte une bonne partie des souvenirs d'enfance lorsqu'on le reçoit.

« Tu as été mon salut, Tugdual », souffle-t-il.

Je réalise brusquement ce que j'ai dû représenter pour Tareq. On a dû me confier à lui deux ou trois ans après la condamnation de sa novice pour cause de folie. Je me rappelle d'un mentor strict et distant à nos débuts ensemble, sans doute le seul moyen en sa possession pour ne pas trop s'attacher à moi comme il l'avait fait avec Eriann. Et puis, le temps passant, il s'est permis de respirer, il s'est détendu et nos rapports ont évolué vers l'amitié qui nous lie à présent.

Comment ai-je pu songer que la compagnie des autres Immortels ne me manquait pas ? Pas même celle de Tareq ? Comment ai-je pu me leurrer à ce point, me cacher derrière la folie de Nassim et faire souffrir Tareq de mon absence ? Et pas seulement lui : Yamina également, et j'ai vu passer quelques Immortels qui se sont contentés d'un salut rapide mais rassuré. Et le Père... j'ai même probablement inquiété le Père.

J'ai été d'un tel égoïsme !

Je me mords la lèvre et détourne le regard, soudain incapable de supporter l'air infiniment compatissant de Tareq.

« La folie d'un novice n'est jamais facile à supporter et à assumer. Malgré tous les avertissements que l'on peut recevoir, il faut le vivre soi-même pour comprendre quelle honte et quel sentiment d'impuissance cela fait ressentir. On se remet forcément en question.

- Je me suis complètement fourvoyé, je souffle d'une voix presque inaudible. J'ai fermé les yeux et je ne sais même pas pourquoi.

- C'est exactement ce que j'avais commencé à faire avec Eriann. Mais on ne reproduit pas cette erreur. Tu n'es pas le premier et ne sera certainement pas le dernier, même si dans ton cas les conséquences auraient pu être catastrophiques.

- Tu trouves qu'elles ne le sont pas déjà ? je m'exclame en essayant de me redresser ; peine perdue.

- Nassim aurait pu s'en prendre à toi de bien des manières, se débarrasser de toi et se retrouver seul parmi les mortels. Les dégâts auraient pu être bien plus importants. Finalement, c'est lui-même qui t'a ramené à la Cité...

- Sa folie avait reculé sur la fin, je me contente de remarquer.

- L'important aujourd'hui est que tu sois sauf. En bonne voie de guérison. Il est peut-être encore trop tôt, mais tu tireras les leçons de cette douloureuse expérience.

- Ça a été ton cas ?

- Oui. »

Il se tait et son regard plonge par la fenêtre, vers la neige qui recouvre la Cité et brille sous un soleil hivernal glacial et éblouissant.

« Lorsque tu as failli basculer, j'étais prêt à faire le nécessaire. »

Je reste coi et fronce les sourcils. Basculer ? Je n'ai pas le souvenir d'avoir un jour été près de la folie... Tareq redescend son regard sur moi et prononce simplement :

« Le bébé. »

Le souvenir surgit, violent et douloureux. Pendant la première partie de mon noviciat - je devais avoir une vingtaine d'années - une épidémie de peste avait touché une bonne moitié du Comptoir des Plaines, au Royaume d'Ersan. Insensibles à la maladie, nous avions fait halte dans un village pour aider les survivants à se débarrasser des cadavres encore porteurs des germes. C'est là que nous avions découvert une masure à l'écart du village, dont les habitants étaient tous morts. À l'exception d'une petite fille de moins d'un an, malade mais encore en vie.

Je m'étais mis en tête de la sauver.

Elle était morte dans mes bras deux nuits plus tard et... douce Mère, j'avais oublié. J'avais oublié que je m'accrochais au petit cadavre comme si je pouvais l'empêcher de se décomposer, inverser le cours de la mort et de la maladie. Tareq avait pratiquement dû me l'arracher des bras. Je réalise soudain que je n'ai guère de souvenirs précis de cet épisode de ma vie.

« La folie ? je demande, indécis.

- Oui. Ou tout du moins, ses symptômes pendant une courte période. Beaucoup d'Immortels passent par ce genre d'épisode. Tu as réalisé ce jour-là que les mortels étaient éphémères et fragiles, contrairement à nous. »

Et, je rajoute intérieurement, j'ai décidé ce jour-là de ne pas m'attacher plus que nécessaire aux mortels et à leurs courtes existences. Prélude de ce qui m'a fait fermer les yeux face aux agissements de Nassim ? Ai-je d'une certaine manière considéré qu'ils étaient de toute façon condamnés, et que la soif de sang incontrôlable de mon novice ne faisait qu'avancer l'échéance ?

Nassim a été jugé. Mais moi, quelle sera ma pénitence ?

partie 02 : la folie de tugdual

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