Discours sur l'etude philosophique des langues, lu a l'Academie française, dans la séance privée du premier mardi de décembre 1819
Costantin-François de Volney
Bossange frères,
Paris
1821
Quatrième edition
41
La première fut celle dont l’impératrice Catherine II traça de sa propre main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant por titre Vocabulaire de toutes les langues du monde, au nombre d’environ deux cents. J’ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806 ; je n'en connaissais que deux volumes in-40 ; j'ai appris depuis qu'un troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du travail, puisque les deux premiers volumes recueillis jusqu'en Italie, furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus beaux présens faits à la philosophie par un gouvernement.
La seconde tentative a été le livre de l'abbé don Lorenzo Hervas, intitulé : Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes, etc. L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-80 dont le premier est daté de Madrid, l'an 1800; et le sixième, Madrid, l'an 1806.
Vous rendre , Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. Je me bornerai à vous dire que l'auteur, favorisé de beaucoup de moyens de fortune et de crédit ; usant de tous les secours littéraires que lui procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude ; jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur ce qui concerne les élémens grammaticaux, les affinités, les différences des langues modernes.
Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la confusion de Babel n'ait vit la diversité des langues , et qu'il ne faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque enfant ou petit-enfant de Noé ; encore qu'il soit théologiquement, impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses analogues, de regarder comme des noms collectifs de peuples et de pays, noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si rapproché de nous par son idiome espagnol , n'ait pas été traduit , ou du moins largement extrait par quelque bon esprit français.
La troisième tentative a été l’ouvrage allemand, intitulé : « Mithridates ou Science générale des langues, avec le Pater noster, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, apr Adelung, conseiller aulique, et biblioth écaire de l’ électeur de Saxe. » Le premier volume de cet ouvrage in-8o a paru en 1806 à Berlin, lorsque se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809 ; l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de trente ans d'études assidues. Un digne suppléant, le savant professeur Vater, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et ensui, un volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux Amériques, le troisième de celles de l'Afrique ; les deux premiers de celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes; comme je n'ai pas le bonheur d'entendre l'idiome allemand, je n'ai pu prendre une connaissance directe de cet important et curieux ouvrage : seulement, quelques portions de traductions que je me suis procurées, celles entre autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de points, et surtout en indépendance d'opinions ; il a connu quelques parties du livre espagnol, mais non pas toutes ; il envisage son sujet, moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique et grammatical ; il s'applique surtout à étudier les opérations de l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il ne se tient point lié par la Bible, ni parles récits de la tour de Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement ; la droiture de son esprit et dè son intention inspire le respect Il est naturel que sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles ; l'on ne pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, quelque foi s diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un volumineux extrait.
Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un défaut, un vice radical qui a jusqu'ici entravé la Science, et qui, s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement Ce vice consiste en ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par des Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins n'ont point les mêmes valeurs ; de là, il est résulté qu'un même vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe , le mexicain, etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à-fait différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou italien on allemand ; les mots deviennent surtout méconnaissables , si, par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans la langue du copiste; car alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de lettres qui aggravent ta confusion.
Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée djim, qui vaut notre dj; les Allemands, qui n'ont point notre ja, ont imaginé de rendre l'asabe par dsch, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour peindre le mot arabe djahs, une bête de somme. ils écrivent dschahhsch, c'est-à-dire, dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, avec une file vraiment ridicule de lettres h. Leurs voyageurs nous sont inintelligibles en mot6 géographiques et patronimiques : ils peuvent en dire autant de nous et des Anglais et des Italiens; par suite de ce vice, le Pater noster, qui en hébreu, en syriaque, en arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savans polyglottes, une véritable confusion de Babel.
Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes, et démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la simplification des langues orientales, et de l'alphabet européen appliqué aux langues asiatiques. Les principes sur lesquels mon système est fondé, sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que ceux de l'algèbre ; mais leur application, et l'emploi des lettres nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené des habitudes nouvelles dans une nouvelle Génération.